Démocratie, anomalie ou moyen d’émancipation
Contribution de Gérard Deneux

Pour les communautés humaines que l’Histoire rassemble, il apparaît comme « naturel » qu’elles soient placées sous le commandement de ceux qui possèdent des titres légitimant leur prééminence. La sacralisation du chef des croyants, le pouvoir de la naissance, de la richesse, la légitimité partidaire ou scolaire, la fascination vis-à-vis des chefs, sont différents modes de domination qui prétendent rencontrer l’assentiment de masses assujetties. Dans l’évolution des sociétés humaines, la normalité, c’est le plus fréquemment, l’acceptation d’un ordre qui se veut immuable. Il en est ainsi, par exemple, de l’enfermement de la destinée des hommes dans un système de castes comme aux Indes, mais, cette tendance générale à la reproduction de l’ordre existant prévaut également dans nos systèmes prétendument modernes : mettre en cause la Vème République ou, de manière plus pertinente, la domination du marché ou l’hégémonie de l’hyperpuissance américaine apparaît aberrant, tout comme l’était la mise en cause au XVIIIème siècle de l’absolutisme en Europe. C’est dire que si elle n’était contrariée, cette normalité constituerait, en effet, la « fin de l’Histoire », la répétition du même ordre. Et, quoi que l’on en pense, cette pente « naturelle » fige l’ordre des choses, rencontre les intérêts des pouvoirs en place qui tentent de se pérenniser et se révèle comme un facteur de régression des sociétés. La démocratie apparaît dans l’évolution comme une anomalie, elle se nourrit des dissidences et de la contestation que provoquent domination et exploitation du plus grand nombre. Le débat sur la démocratie est souvent obscurci dans la mesure où l’on ne procède pas à la distinction qui me paraît capitale entre l’essence de la démocratie comme processus et les régimes qui prétendent l’organiser.

1 – La DEMOCRATIE, un processus toujours remis en cause

La démocratie est, d’abord et avant tout, un processus qui bouleverse l’ordre des hiérarchies en place. Elle renvoie, en tant que moyen, à l’émancipation des individus et des couches sociales dominées. Face aux puissants, elle pose, comme irréductible à son existence, le gouvernement du peuple par lui-même, sans médiation. Cette utopie de combat repose sur le principe d’égalité des intelligences. Contraire aux ordres hiérarchisés, ce postulat prétend qu’il est possible de parler à égalité avec ceux qui détiennent le pouvoir. La démocratie implique également, pour affirmer le pouvoir du peuple (démos), que la liberté publique et privée n’est pas négociable. La liberté crée en effet la possibilité, pour ceux qui n’avaient pas le droit au chapitre, de faire entendre leurs voix ; leur simple résonance dans l’espace public (l’agora) engendre la puissance du peuple avec laquelle il faut désormais compter.

Le processus démocratique ne saurait donc se réduire à un régime organisant périodiquement des élections ou à un mode quelconque de gouvernance, de désignation des responsables politiques. Il pose comme fondement de son existence la libre confrontation des opinions, d’où qu’elles proviennent. Celle-ci est la condition première de la respiration de la vie publique. Elle (re)surgit lorsque les citoyens réapprennent à se parler, à interpeller, à s’organiser. Elle n’est pas compatible avec l’appétit d’intérêts égoïstes dont la logique de développement repose sur l’impassibilité des masses amorphes, aliénées. La production toujours renouvelée de la démocratie résulte, en effet, de l’irruption des « sans voix » sur la scène publique qui conteste, défait la naturalité des ordres, des castes et des fonctions. Elle est par rapport aux dominants la « démonstration d’une exhibition du peuple souffrant et travaillant ». Elle émerge toujours comme l’expression illégitime de ceux qui prennent la parole alors que rien ne leur permet d’y être autorisé. Elle se manifeste, sur la scène sociale par l’éclosion d’acteurs spécifiques, hors des institutions reconnues, qui forment des communautés polémiques, troublent le jeu huilé des agents légitimes du pouvoir.

Le processus démocratique ne peut, aux risques de confusion, s’identifier avec des jacqueries ou révoltes sans lendemain qui ne sont en réalité que des éruptions de fièvres sociales résultant d’une oppression insoutenable, mais dont les causes et les moyens d’y remédier ne sont pas (encore) pensables. Il suffit alors, pour les pouvoirs en place, de réprimer ces manifestations de sédition ou de réduire en partie les mécontentements qui en sont à l’origine, pour que, comme un soufflé, leur virulence s’estompe, et que l’apathie prévale à nouveau.

Il en va différemment lorsque les masses en mouvement s’appuient sur un corpus d’idées, de revendications sociales et qu’elles sont animées de la conviction qu’elles peuvent changer l’ordre des choses. Dès lors, les acteurs d’un tel mouvement ne sont plus ignorants des causes de l’oppression qu’ils subissent, ils estiment que proposer, « penser n’est plus l’affaire des rabbins, des prêtres, des mollahs, des courtisans (des politiciens, des banquiers…) mais des citoyens qui entendent discuter dans l’espace public de leurs affaires communes », et de définir, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, le contenu concret du Bien commun.

Pour briser ainsi l’hégémonie dominante, refuser le prêt-à-penser communément admis, le fond d’évidences et de lieux communs partagés, des conditions sociales, économiques, éducatives sont requises, et ce, afin que s’instaure véritablement la délibération publique. Celle-ci ne peut d’ailleurs reposer que sur une critique lucide et une alternative au système dans lequel sont insérés les nouveaux acteurs sociaux qui la revendiquent. Bien évidemment, et cela a déjà été souligné, il est d’abord nécessaire pour ce faire, de disposer d’espaces de liberté d’expression. Sinon, la force des arguments ne pèserait guère contre les arguments de la force. Mais, plus fondamentalement, ces nouveaux acteurs, ces voix discordantes doivent s’organiser pour s’octroyer le privilège de l’étude (la skola). C’est une nécessité : tous les mouvements d’émancipation – que l’on pense à la Révolution française, aux partis et syndicats ouvriers, aux organisations féministes, ou aux associations citoyennes d’aujourd’hui, reposent (ou ont renoncé à reposer) sur une réappropriation du monde, se manifestant par l’exercice de l’esprit critique, la production de livres, le partage de convictions raisonnées. Même s’il est incontestable que l’émotion, les passions parcourent les mouvements populaires démocratiques, ils ne peuvent perdurer dans leur fonction de mise en cause permanente de l’ordre existant, que s’ils se fondent sur un nouveau savoir, sur une nouvelle manière d’ordonner le monde et par conséquent, de « comprendre le monde pour le transformer ».

En d’autres termes, l’éducation populaire lézardant la chape de plomb de l’hégémonie dominante, l’émancipation intellectuelle des « dépossédés » permettent effectivement de contester le monopole de la parole aux professionnels de la politique et s’opposer de manière pertinente à la légitimité pseudo-savante et bureaucratique. Elles rendent possible réellement l’émancipation de l’Humanité. A défaut, les processus de contestation  ne trouvent pas d’assises sociales suffisantes, reproduisent la dichotomie entre gouvernants et gouvernés, se rabougrissent à des luttes d’états majors, se sclérosent, les militants désertent, les générations suivantes sont gagnées par l’apathie ou, pour reprendre la formule de Castoriadis,  sont gangrenées par la société qui, aujourd’hui « produit essentiellement des avides, des frustrés et des conformistes ».

L’éducation citoyenne (comprendre le monde pour le transformer) est donc un combat toujours à renouveler pour faire vivre la démocratie. Si le processus démocratique ne progresse plus, sa remise en cause s’opère « naturellement ». C’est pourquoi, hors des temps de mobilisation intensive, la démocratie doit se doter de ses propres règles de fonctionnement pour vivre au quotidien. Qu’en est-il aujourd’hui de la souveraineté populaire ? A quels risques la démocratie est-elle toujours confrontée ?
 

2 – Qu’en est-il des institutions qui se réclament de la démocratie ?

Le régime démocratique du point de vue institutionnel reposerait sur l’usage du suffrage universel, moyen pour le peuple de déléguer son pouvoir, de s’en dessaisir au profit de ses représentants. Cette délégation sans moyen de contrôle ou d’interpellation du peuple vis-à-vis des mandants justifierait le label démocratique des systèmes qui y recourent. Or, sans même procéder à l’examen des mécanismes institutionnels qui privent les électeurs des moyens de contester les décisions prises dans de petits cénacles où se concentrent les pouvoirs, force est de reconnaître que les régimes dits parlementaires, tels qu’ils fonctionnent sont devenus illégitimes : non seulement ils ne produisent pas (plus) l’égalité indispensable des individus, mais surtout, ils se sont discrédités laissant échapper le pouvoir qui, en théorie, leur était dévolu. Les expériences de démocratie participative qui lui servent d’alibi pour tenter d’acquérir, au plan local, une nouvelle virginité ne sauraient contredire ce constat.

De fait, les parlementaires, méconnus de leurs électeurs dans les fonctions et idées qu’ils se devraient d’assumer ou défendre, sont devenus de simples spectateurs de décisions dont ils doivent assumer la responsabilité. L’exécutif a confisqué leur pouvoir pour en remettre la part essentielle aux groupes capitalistes et financiers qui ne cessent, en ce sens, d’accentuer leurs pressions. Cette situation reflète la domination sociale d’une caste de l’argent. Pour prendre le cas de la  France, qui peut contester que les 10 % de foyers qui détiennent la richesse nationale possèdent une énorme puissance d’influence ? Ce sont d’ailleurs les mêmes qui, « pas de pitié pour les gueux », font la leçon pour que l’on cesse d’assister les exclus par Medef ou médias interposés. Cette « démocrature » est bien loin de vouloir promouvoir la « juste » répartition des richesses. Or, la justice redistributive est le seul moyen essentiel, outre l’éducation citoyenne, de favoriser l’égalité, l’autonomie et par voie de conséquence, l’indépendance d’esprit des individus. Le régime parlementaire réellement existant est donc, de plus en plus, vécu comme une imposture. Sur lui repose, un soupçon d’illégitimité d’autant plus fort qu’il apparaît impuissant à relever les défis d’aujourd’hui, et discrédité par les affaires de corruption que génère le système.

Les électeurs ne s’y trompent pas, ils votent avec leurs charentaises. Avec un taux d’abstention massif, tout particulièrement dans les couches les plus déshéritées, toute une fraction de l’électorat mi-amorphe, mi-irrité est hors circuit. L’on assiste à la réinvention déguisée du suffrage censitaire qui, autrefois, excluait les pauvres. Qu’importe l’alternance de l’un ou l’autre clan, de Gauche ou de  Droite, puisqu’ils apparaissent se remplacer mutuellement pour faire, à quelques bémols près, la même politique.

Cette mise en doute des vertus de la représentation nationale justifie et exacerbe les campagnes permanentes de promotion dont les électeurs « utiles » sont la cible. La vente permanente des dirigeants en place et de ceux qui, comme des clones, sont susceptibles de les remplacer, réduit à l’insignifiance le décorum institutionnel. Les citoyens sont traités en clients de produits politiques plus ou moins faisandés. La bonne ( !) gouvernance ne consiste qu’à mesurer régulièrement le degré d’abrutissement du peuple réduit qu’il est à des échantillons statistiques. Le marketing politique et la « démocratie » du sondage servent à justifier le pouvoir en place en arguant d’une majorité d’opinions frelatées afin de résorber les voies discordantes (que l’on ne veut pas entendre) dans une dissidence archaïque, mieux, afin de congédier la possibilité de n’en professer aucune puisque les jeux sont faits.

Quant aux partis politiques censés effectuer la médiation entre les couches sociales qu’ils devraient représenter et le pouvoir en place, censés assumer la fonction de faire émerger du peuple de nouveaux militants, ils sont devenus des appareils sclérosés, anémiés par l’électoralisme. Leur rôle consiste, pour l’essentiel, en dehors des luttes de coteries, à la conquête de postes électifs qui justifient encore leur existence. Qu’ils recrutent essentiellement dans l’appareil d’Etat ou parmi les fils de notables en mal de carrière, que l’Etat lui-même les « subventionne » pour tenter de résorber les financements illicites et la corruption,, constituent des faits significatifs de leur état d’étiolement à l’américaine. Il est emblématique à cet égard, que les partis existent non pas par rapport aux idées qu’ils seraient susceptibles de produire, mais essentiellement par la qualité plus ou moins médiatique de leurs leaders qui ne sont que les personnages les plus vendables aux yeux de l’opinion du moment. Leurs appareils bureaucratisés sont d’ailleurs dominés par des clans cooptés. Les débats qui se déroulent au sommet se focalisent sur la manière de conserver les places acquises ou les moyens de conquérir de nouveaux maroquins. Comme dans le marc de café, ils lisent et interprètent les sondages tout en faisant le constat désabusé des contraintes extérieures incontournables ce qui confine  leur rôle à la gestion de leur propre impuissance. Ce qui semble compter dans les luttes fratricides qui s’y déroulent, c’est moins les énoncés programmatiques divergents, se limitant le plus souvent à l’énoncé de phrases creuses et grandiloquentes, que la hiérarchie des places et des fonctions  et l’aisance dont les ténors font preuve tant elle est associée au sentiment égotiste d’être à sa place

Et ce n’est pas l’usage abusif et liturgique des vertus républicaines qui y changera quelque chose. S’autodécerner le brevet républicain par la répétition des mêmes locutions relève du rite d’exorcisme. Il agit le plus souvent comme une sorte de raison impérieuse désincarnée qui disculperait des personnages compromis jusques et y compris dans des scandales politico-financiers. L’on ne peut qu’être effaré par l’outrecuidance de l’ancien Directeur d’Elf et le manque de réaction que ses propos ont provoqués dans la  classe politique lorsque celui-ci déclare (Le Monde du 7.03.98) à propos des pots-de-vin reçus et distribués que « ce circuit est validé par la République ». Bref, il prétend, pour se blanchir que la corruption sert le Bien commun ( !). De même, lorsque l’incantation républicaine sert à justifier la restriction des libertés publiques et la répression contre les victimes du système sans s’attaquer aux causes de la misère sociale, l’on ne peut que s’en offusquer, si l’on défend réellement la démocratie.

Bien que l’on puisse se réjouir du nouveau frémissement constitué par l’éclosion de nouvelles structures dites de démocratie participative, force est de constater qu’elle apparaît, face au système oligarchique mondial, comme une pseudo-solution. Il est d’ailleurs significatif que ce mode d’association de citoyens, à des décisions locales souvent mineures, ait surgi alors même que se creusait la désaffection générale vis-à-vis des partis. Il pourrait très bien ne traduire qu’une vaine tentative de ravaler la façade d’un régime ayant perdu son âme. Toutefois, lorsque ce mode de « participation des citoyens » est mis en œuvre par des forces démocratiques qui contestent l’ordre mondial, il les renforce (Porto Alegre) ou lorsque, activé par des citoyens résolus à démontrer les liens entre le local et le global, il peut contribuer à changer la donne en éduquant, politisant les citoyens.
 

Sans le souffle contestataire de la démocratie, les partis sont des systèmes oligarchiques. Dans le contexte de la mondialisation libérale, leur rôle se marginalise tout comme celui des Etats.

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Critiquer les institutions existantes, élucider le labyrinthe ne signifient nullement que l’on puisse faire l’économie des modalités d’organisation de la confrontation démocratique. De même, œuvrer pour faciliter le surgissement imprévisible d’acteurs citoyens pour contester l’ordre du monde et ses institutions, les régimes en place, ne peut se résumer à refuser d’agir sur la distribution interchangeable des dirigeants qui y figurent. Ceux qui veulent changer le théâtre politique, en bouleversant sa mise en scène, se doivent de construire des organisations luttant contre les tendances oligarchiques qui s’y manifestent. Dès lors, leur fonctionnement démocratique, les relations internes entre les responsables et leur base, le rôle des intellectuels –qu’ils soient organiques ou fondateurs- et les militants autodidactes sont des questions cruciales ; tout comme les tendances récurrentes à y « régner », sans autre légitimité que celle de vouloir occuper des positons de pouvoir symbolique.

C’est dire que le combat toujours renouvelé pour la démocratie doit se concrétiser par des mécanismes assurant la transparence des débats quel que soit le niveau ou ils se déroulent et par la volonté institutionnalisée de faire entendre, au sein des organisations qui se prétendent démocratiques, les voix discordantes. En outre, la raison d’être des nouvelles associations citoyennes qui éclosent est, non seulement de faire prévaloir de nouveaux objectifs s’opposant à l’ordre figé du monde, mais de s’assurer de leur détermination collective et individuelle. Ainsi, et ainsi seulement, ces associations induiront de nouveaux comportements humains. Dans cette perspective, l’éducation interne visant à l’autonomie des membres, l’autogouvernement des structures, la pratique de délibérations explicites et réfléchies, la répartition et la fluidité des fonctions occupées, participent à la définition possible d’un autre monde.

Ni mythe, ni réalité, la démocratie est consubstantielle à l’émancipation de l’Humanité. Elle est l’outil indispensable afin que les « va-nu-pieds superbes » « montent à l’assaut du ciel ».
 

Gérard Deneux
 

Sources et bibliographie
- « La mésentente » Jacques Rancière – ed. Gallilée
- « Le monde morcelé - carrefour du labyrinthe » III – Cornelius Castariodis – Ed. Seuil
- « La montée de l’insignifiance – carrefour du labyrinthe – IV – Cornelius Castariodis – Ed. Seuil
- « Les figures du pensable – carrefour du labyrinthe – VI – Cornelius Castoriadis – Ed. Seul
- « La trahison démocratique » Guy Hermet – Flammarion
- « Les partis politiques » Robert Michels – Champs Flammarion
- « Les combats de l’Histoire – Manière de voir n° 40
- « Droite Gauche Droite » Jacques Généreux - Plon

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