Les régimes occidentaux modernes mettent en avant la notion de démocratie ; il s’agit généralement de régimes représentatifs dans lesquels les responsables politiques seraient soumis au contrôle des citoyens. Parce que l’action des gouvernants serait menée au regard de tous, la souveraineté du peuple serait assurée. Les électeurs pourraient, de cette manière, sanctionner leurs représentants en ne reconduisant pas leurs suffrages. Dans ces conditions, le peuple, bien qu’exerçant son pouvoir par l’intermédiaire d’élus, conserverait au bout du compte la possibilité de choisir la politique qu’il souhaite.
Dans son ouvrage collectif, intitulé « Démocratie », Philippe Ardant souligne ainsi : « L’important est de bien comprendre que, avec lui (le régime représentatif), le peuple ne se dessaisit pas de sa souveraineté, de son pouvoir ; il en délègue l’exercice aux représentants et ceux-ci s’expriment en son nom ». De même, Jacques Chirac, Président de la République affirmait le 5 juin 2000 : « Les Français sont souverains, la classe politique doit bien savoir qu’elle n’est que déléguée ». En effet, la démocratie représentative ne pourrait tolérer d’aucune façon un exercice du pouvoir caché aux citoyens. Si ces derniers n’avaient pas accès aux centres dans lesquels sont prises les décisions, leur souveraineté s’en trouverait confisquée puisqu’ils n’auraient dès lors pas les moyens de participer aux choix effectués par les gouvernants. L’opacité du pouvoir impliquerait une coupure entre ses détenteurs et le plus grand nombre. C’est-à-dire qu’un groupe d’individus constituerait un cercle de privilégiés qui s’échangeraient les informations liées à leurs décisions à l’insu des citoyens. Le peuple serait alors exclu de l’exercice de la souveraineté.
La démocratie supposerait par conséquent l’existence de relations claires entre les gouvernants et les gouvernés. Elle rejetterait toute idée de secret ou de dissimulation. A cet égard, Laurent Fabius déclarait le 16 mai 2000 : « La transparence est essentielle à la démocratie et à la gestion efficace de l’Etat ».
Que ce soit par les médias ou bien par les responsables politiques, l’existence de la démocratie est aujourd’hui largement présentée comme un fait établi. Pourtant, ne conviendrait-il pas de s’interroger sur la réalité de la souveraineté populaire supposée par les régimes démocratiques ? Les citoyens ont-ils vraiment la possibilité de contrôler les décisions dont l’application les concerne directement ?
Pour que la souveraineté populaire soit effective, dans un régime représentatif, il faudrait que les élus représentent réellement les citoyens. Or, un certain nombre de conditions et de pratiques font qu’une telle représentation se trouve quelquefois faussée. Un élu, une fois au pouvoir, peut notamment renier les engagements qui lui ont valu son élection. C’est le problème des « promesses électorales ». Dans quelle mesure représente-t-il alors les électeurs ?
Les centres dans lesquels se prennent les décisions seraient par ailleurs d’autant plus opaques qu’ils ne relèveraient peut-être pas uniquement de la sphère politique. Des individus ou des groupes issus du domaine économique, par exemple, pourraient influencer les décisions. Or, c’est seulement par rapport au politique que le citoyen est appelé à se prononcer lors d’élections. Tout un pan du pouvoir se trouverait par conséquent hors de son droit de regard. S’il voulait s’opposer à une décision dont il subirait les effets, le citoyen, en s’adressant au politique, n’interpellerait peut-être pas le véritable décideur. Au bout du compte, la souveraineté populaire pourrait se révéler très limitée.
C’est pourquoi, certains auteurs n’hésitent pas à rejeter l’appellation de « démocratie » pour qualifier nos sociétés contemporaines. C’est notamment le cas de Cornelius Castoriadis qui déclarait, dans le colloque « Le Tiers-mondisme en question » organisé en 1985 par Liberté sans Frontières : « Pourquoi parler d’oligarchies libérales là où journalistes, politiciens et écrivains irréfléchis parlent de démocratie ? Parce que démocratie signifie le pouvoir du démos, du peuple, et que ces régimes se trouvent sous la domination politique de couches particulières : grands financiers et industriels, bureaucratie managériale, haute bureaucratie étatique et politique, etc…Certes, la population y a des droits ; certes, ces droits ne sont pas simplement formels, comme on l’a dit stupidement, ils sont seulement partiels. Mais la population n’a pas le pouvoir ; elle ne gouverne ni ne contrôle le gouvernement ».
C’est dire que ce qui est généralement qualifié de « démocratique » serait en fait le masque rassurant derrière lequel se dissimuleraient des lieux ambigus de détention du pouvoir. Ces différentes sphères seraient en grande partie inconnues des citoyens, qui ne les contrôleraient pas.
Alors, la démocratie : mythe ou réalité ?
I – Représentation et confiance
Sur le plan politique proprement dit, l’expression de la souveraineté
populaire rencontrerait déjà un certain nombre d’obstacles.
Dans une Cité-Etat comme Athènes dans l’Antiquité,
il était concevable de consulter les citoyens directement. Dans
les grands Etats modernes, tels que la France, en revanche, il est difficile
d’envisager que ce soit l’ensemble de la population qui prenne les décisions.
D’où l’idée de confier les responsabilités politiques
à des individus qui, élus au suffrage universel, sont censés
représenter le peuple souverain. Mais, à partir du moment
où les responsables politiques ne représenteraient plus véritablement
les électeurs, la souveraineté populaire demeurerait lettre
morte. Or, comme on l’a noté auparavant, les candidats à
une élection, une fois élus, peuvent ne pas tenir leurs engagements.
Voter pour un candidat consiste à choisir une idée ou un
programme que l’on souhaite voir appliqué. Les citoyens ne font
ainsi que déléguer leur souveraineté, dans le cadre
d’un contrat qui suppose un lien de confiance entre les élus et
eux. Si, une fois au pouvoir, le politique n’applique pas le programme
pour lequel il a été élu, un tel lien est alors brisé
: le peuple ne se trouve pas représenté, et n’est donc pas
souverain.
Un certain nombre de conditions peuvent conduire à une telle coupure entre les responsables politiques et les citoyens.
Le plus souvent, les candidats à une élection appartiennent à un parti politique dont les orientations suivent une ligne directrice. A cet égard, voter pour un candidat revient à choisir le programme de tel ou tel parti. Cependant, sur le plan local, un candidat, tout en se présentant sous une étiquette, peut défendre des idées ou des orientations plus précises, qui concernent une population en particulier. On vote aussi pour un individu. Or, il peut arriver qu’une idée défendue par un candidat se révèle finalement être en contradiction avec la ligne directrice de son parti, par exemple, lorsqu’un problème en vient à faire l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale, et que les convictions d’un élu sont contraires à la position adoptée au bout du compte par son groupe parlementaire. Si un élu en vient alors à abandonner une idée qu’il défendait en tant que candidat, on peut considérer qu’il ne représente plus ses électeurs, mais plutôt son parti. On peut également envisager qu’un candidat passe des accords avec des individus influents, qui contribueraient à son élection. Une fois élu, il choisirait des orientations qui iraient dans le sens de leurs intérêts. Là encore, il ne représenterait pas nécessairement les citoyens. Dans une telle optique, se demander si la démocratie est une réalité impliquerait donc de se poser la question : que représentent véritablement les responsables politiques ?
Les fonctions politiques peuvent par ailleurs procurer un certain nombre d’avantages à ceux qui les assurent. Se faire élire pourrait alors devenir une fin en soi, plutôt que d’être le moyen de mettre en œuvre un programme choisi par les électeurs. Il s’agirait de « faire une carrière », en vue d’un intérêt personnel, et non pas de remplir un mandat au service de la collectivité. A cet égard, les candidats à une élection chercheraient à présenter des programmes qui séduisent l’opinion, en utilisant des thèmes accrocheurs (la sécurité, par exemple, est aujourd’hui d’actualité), sans qu’il s’agisse nécessairement de proposer les meilleures solutions à un problème.
La communication serait dès lors un élément déterminant
du jeu politique. Ce qui importerait, ce serait de persuader les électeurs
afin d’obtenir leurs suffrages. D’une certaine manière, on
nous « vendrait » un candidat, en utilisant différents
procédés. Dans la Grèce antique, Platon critiquait
déjà la démocratie athénienne en voyant s’affronter
dans les débats politiques d’alors des individus qui, n’étant
peut-être pas compétents pour mener les affaires de la Cité,
savaient néanmoins rallier l’opinion. Pour ce faire, ils étaient
conseillés par des sophistes, qui enseignaient l’art de persuader.
Aujourd’hui, les conseillers en communication des hommes politiques pourraient
être assimilés à des sophistes modernes. Dans une telle
perspective, les choix des électeurs seraient plus ou moins manipulés,
à coups de slogans, d’apparences ou de matraquage médiatique.
Lorsque ont lieu les élections présidentielles, par exemple,
les électeurs ont la possibilité de choisir entre un certain
nombre de candidats. Mais, dans les faits, ce choix s’effectue essentiellement
par rapport au nombre restreint de candidats qui sont le plus en vue, parce
qu’ils ont les moyens de se faire entendre. On s’intéresse rarement
aux « petits » candidats qui, bien qu’ayant peut-être
des idées intéressantes à exprimer, ne peuvent pas
le faire faute d’un accès équitable aux médias. Les
choix des électeurs sont donc dépendants, voire en partie
déterminés, par les moyens financiers et médiatiques
des partis les plus importants. On est insidieusement amené à
se prononcer en faveur de celui qui a la meilleure communication, et non
pas forcément pour celui qui a le meilleur programme.
Pour que les citoyens puissent se prononcer en connaissance de cause,
il faudrait également qu’ils soient véritablement informés
des enjeux politiques. N’y a-t-il pas quelquefois des mesures, ou des projets
de loi, qui concernent directement le quotidien de chacun et qui sont finalement
peu traités par la presse ? A l’inverse, n’arrive-t-il pas que les
médias amènent les citoyens à se préoccuper
de questions qui ne sont finalement pas les plus essentielles ? Dernièrement,
par exemple, il y aurait peut-être eu lieu d’organiser un référendum
sur des questions plus importantes que le quinquennat. Si, en théorie,
le peuple est souverain dans nos démocraties représentatives,
en pratique, il serait toujours possible, par le biais des moyens d’information,
de tenir les citoyens à l’écart des décisions les
plus importantes ou d’orienter leurs choix.
A ce sujet, Alain Dewerpe écrit dans un ouvrage intitulé « Espion, une anthropologie du secret d’Etat contemporain » : « Si l’aire des organisations secrètes se réduit avec l’affirmation des démocraties représentatives et libérales, la bonne politique se fait pourtant toujours dans le secret. Plus l’enjeu sera grand, plus le secret sera nécessaire. Le contrôle démocratique ne s’exerce donc que sur des aspects secondaires du jeu politique, celui qui est ouvert et public, tant dans le processus de décision, toujours opaque, que sur la ligne politique réellement suivie, souvent obscure. Il n’existe pas d’autre part d’institution, Etat ou parti, où la conception des projets et le processus de décision, quelle que soit l’étendue des consultations et de la participation de l’ensemble des agents concernés, ne soient fondés sur une distinction entre insiders et outsiders, initiés et exclus, d’autant plus prégnante qu’elle est le plus souvent implicite et obscurément tracée. L’accès inégal au savoir politique est dès lors lui-même le produit d’une construction politique qui assure la régulation du flux d’information en en limitant, voire en en interdisant l’accès ».
C’est-à-dire que, malgré la transparence qu’affichent les régimes démocratiques contemporains, la dissimulation et la manipulation demeureraient des fondements du pouvoir.
II – De la démocratie au labyrinthe
Si la souveraineté populaire n’est qu’un leurre, alors il faut utiliser une autre notion que la démocratie pour parler des régimes modernes. Comme on l’a noté en introduction, le pouvoir n’appartiendrait peut-être pas qu’aux décideurs politiques proprement dits. Les secteurs économiques et financiers représenteraient également des centres de pouvoir, face auxquels le politique aurait finalement peu de poids. Dans un article publié dans Le Monde Diplomatique de décembre 1999, l’économiste Frédéric Clairmont soulignait ainsi que, depuis 1982, la croissance annuelle des deux cents mégafirmes représentait le double de celle des vingt-neuf pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Il précisait également que ces deux cents mégafirmes couvraient l’ensemble de l’activité humaine « de l’industrie à la banque, du commerce de gros au commerce de détail, de l’agriculture extensive à toutes les niches possibles des services financiers, qu’ils soient licites ou illicites ». Toujours dans le même article, il rappelait les propos de l’industriel allemand Walter Rathenau, qui affirmait en 1913 « Trois cents hommes, qui se connaissent tous personnellement, dirigeant les destinées économiques de l’Europe et choisissent entre eux leurs successeurs ». Frédéric Clairmont ajoutait : « Le changement, depuis cette époque, c’est que les trois cents se sont réduits, en Europe, à moins de cent cinquante ». Ceux dont les décisions pèseraient effectivement sur l’économie et la société seraient donc des individus dont l’activité ne ferait pas l’objet d’un contrôle par les citoyens. Pour reprendre la formule de Castoriadis, nous serions soumis à des « oligarchies libérales » dont les différentes composantes demeureraient dans l’ombre. Nous serions alors bien éloignés d’un rêve de démocratie et de transparence.
Dans une telle perspective, le terme de « labyrinthe » pourrait être plus approprié pour qualifier les régimes modernes. Un labyrinthe, en effet, est un lieu dans lequel on se perd, du fait de la multiplicité des chemins qui le constituent. Dans un tel ensemble, l’issue ou le centre est dissimulée par la complexité de l’enchaînement des voies et des impasses. C’est le contraire de la clarté et de la transparence. On pourrait utiliser une telle image pour décrire la situation dans laquelle le citoyen serait perdu, égaré, face à des réseaux complexes qui abriteraient les véritables lieux du pouvoir. Croire que s’adresser au politique reviendrait toujours à s’adresser au décideur consisterait, par exemple, à se trouver sur l’une des impasses du labyrinthe.
A cet égard, il est significatif qu’un proche du pouvoir tel
que Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand, ait
publié voilà quelques années, un ouvrage intitulé
« Chemins de sagesse, et sous-titré, Traité du labyrinthe
». Dans cet ouvrage, Attali utilise précisément la
figure du labyrinthe pour décrire le monde moderne. Pour lui, le
pouvoir, l’économie, l’information, etc… s’organiseraient ainsi
en de vastes réseaux dont les ramifications seraient liées
d’une telle manière qu’elles seraient difficilement identifiables.
D’où, par exemple, cette description des mécanismes commerciaux
et financiers : « La propriété industrielle et commerciale
se dissout de plus en plus en un enchevêtrement de sociétés
financières et holdings, se possédant les unes les autres.
Il devient quasi impossible, sauf à un expert en labyrinthe, d’y
retrouver le vrai détenteur du capital. Les processus de production
se diversifient en circuits complexes où la distance entre la matière
première et le produit fini emprunte des chemins de plus en plus
tortueux passant par des lieux dispersés sur l’ensemble de la planète.
»
En ce qui concerne plus précisément la place du politique,
Attali écrit : « Aujourd’hui, le pouvoir moderne redevient,
comme le reste, labyrinthe. Nul ne sait plus d’abord où il se trouve
: y a-t-il un centre ? Une Bastille à prendre ? Qui a le pouvoir
de créer des emplois ? (…). La démocratie elle-même,
qui suppose l’existence d’un lieu visible d’exercice du pouvoir, un lieu
d’où on peut changer les choses, perd de son attrait, faute d’un
lieu clair d’où s’exercer ».
Plus loin, il donne la définition suivante du pouvoir : « Demain, le pouvoir résidera dans la capacité de bloquer ou de faciliter la circulation sur certains chemins. Un Etat n’exercera le sien que par le contrôle de réseaux. Et l’impossibilité de les contrôler affaiblira irréversiblement les institutions politiques. (…). Bloquer, interdire, transformer une avenue en impasse, détourner un flux d’informations ou une masse humaine, tels seront les principaux attributs du pouvoir à l’avenir ».
Le pouvoir pourrait prendre la forme d’un labyrinthe à partir du moment où la relation entre les gouvernants et les gouvernés inclurait un centre ou des centres cachés, inaccessibles au plus grand nombre. Aujourd’hui, des organisations telles que l’OMC ou le FMI, sur lesquelles les citoyens n’ont pas de contrôle, pourraient s’apparenter à de tels centres. Chaque année, le forum de Davos peut également être considéré comme un de ces lieux caractérisés par leur opacité, dans lesquels se réunissent les véritables maîtres du monde. La figure du labyrinthe désignerait de cette manière une organisation politique et sociale profondément inégalitaire, divisée en deux classes : d’une part ceux qui auraient accès au centre du labyrinthe et qui seraient les véritables décideurs, d’autre part ceux qui en seraient exclus. Une minorité d’initiés serait ainsi souveraine, pendant que la majorité des citoyens n’aurait accès qu’à ce qu’on voudrait bien lui montrer.
III – Elucider le labyrinthe
Face à la confiscation de la souveraineté par des lieux de pouvoir plus ou moins occultes, qui échappent à tout contrôle, il existerait néanmoins pour les citoyens des moyens de se réapproprier la possibilité de décider.
Un certain nombre de problèmes pouvant se gérer à l’échelle locale, là où la population n’est pas très importante, il est par exemple envisageable de recourir à la démocratie participative. C’est-à-dire à un système de consultation directe des citoyens, qui ne passe pas par des représentants. Au Brésil, la ville de Porto Alegre fournit une bonne illustration d’un tel mode de fonctionnement. Les habitants des différents quartiers y ont la possibilité de choisir de quelle manière doit être employé le budget municipal. Ils disposent ainsi d’un réel pouvoir de décision sur la gestion et l’évolution de secteurs qui les concernent directement : le logement social, la culture, l’environnement, les transports en commun, etc… Ignacio Ramonet, dans l’éditorial du Monde Diplomatique de janvier 2001, souligne à ce sujet : « Aucun détournement de fonds, aucun abus n’est ainsi possible, et les investissements correspondent exactement aux souhaits majoritaires de la population des quartiers ». Il précise par ailleurs que « cette ville a connu dans maints domaines un développement spectaculaire ». A partir du moment où ce sont les citoyens eux-mêmes qui sont les décideurs, ils ne se trouvent pas soumis à un centre de pouvoir qui échapperait à leur contrôle.
En France, il existe aussi, dans une moindre mesure, des expériences de démocratie participative. A Morsang-sur-Orge, en région parisienne, le comité de quartier peut décider de l’utilisation d’une partie du budget, par exemple.
Cependant, de telles démarches sont confrontées à un certain nombre de difficultés. D’abord, gérer l’espace public implique la confrontation à des problèmes complexes, qui requièrent souvent une certaine compétence, dont ne disposent pas tous les habitants. Ainsi, à Grande-Synthe, il existe des ateliers décentralisés dans les quartiers, auxquels participent les habitants, avec des élus et des professionnels. A partir de ces ateliers, des projets en aménagement urbain ont vu le jour. Mais, pour ce faire, les habitants qui participaient à cette démarche ont dû être encadrés par les professionnels et suivre des formations, afin d’avoir prise sur des problématiques dans lesquelles on n’entre pas spontanément. Ensuite, se pose la question de la motivation et de l’engagement des habitants. Dans les villes françaises, où sont menées ces expériences, la participation des habitants est souvent décevante. Et puis, pour l’heure, donner la parole aux habitants dépend encore de la volonté des élus. Il s’agit d’initiatives ponctuelles.
Surtout, lorsqu’on évoque la démocratie participative, on parle pour l’instant de démarches locales, dans lesquelles une population peu nombreuse se trouve impliquée. Mais, comme on l’a souligné, le pouvoir se trouve aujourd’hui en grande partie dans des structures à grande échelle, qui dépassent le cadre des Etats, et qui ont finalement un impact au niveau mondial. Dans ces conditions, comment se réapproprier la souveraineté qui se trouve confisquée par des élites ? Il y a là une démocratie à grande échelle qui est à inventer. Ce qui passe aussi par une citoyenneté à reconstruire.
Le citoyen est celui qui participe aux affaires de la Cité. Or, aujourd’hui, alors qu’ils sont généralement exclus des processus de décision, les individus ont en revanche un autre statut : celui de consommateur. Dans un texte écrit dans les années soixante, Castoriadis notait déjà : « La vie politique se déroule exclusivement entre spécialistes, et la population s’en désintéresse (…). La population entière est prise dans un mouvement de privatisation ; elle vaque à ses affaires, cependant que les affaires de la société lui semblent échapper à son action ».
Alors que les centres de décision leur échapperaient, les individus concentreraient leur activité essentiellement sur des préoccupations privées. Ces dernières s’inscriraient en grande partie dans une logique de consommation, et de marchandisation du monde. Les sociétés modernes enfermeraient les individus dans un labyrinthe économique dont les chemins seraient mis en place par la classe dirigeante, par ceux qui disposeraient d’un réel pouvoir, dans le but de favoriser une consommation créée de toute pièce. Tel organisme publicitaire ferait en sorte d’amener la masse des individus sur telle voie pour l’inciter à consommer tel objet. Tel organisme de vente s’efforcerait de réunir chez l’individu les conditions le poussant à acheter telle production. La justification d’un tel schéma serait d’habituer l’individu à l’idée selon laquelle son bien-être dépendrait des objets qui lui seraient présentés comme étant indispensables. Consommer, et travailler pour s’en donner les moyens, deviendraient ainsi ses principales motivations.
Dans « 99 F », Frédéric Beigbeder écrit, au sujet de cette logique marchande et publicitaire : « Les dictatures d’autrefois craignaient la liberté d’expression, censuraient la contestation, enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés.(…). Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’Homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Le système a atteint son but : même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance ».
Se réapproprier un réel pouvoir de décision, redevenir
citoyen, impliquerait aussi d’échapper à l’aliénation
à une telle logique de consommation.
Dans le labyrinthe dans lequel nous nous trouvons, et qui réduit la démocratie à une illusion, l’information est probablement un enjeu essentiel. Pour les véritables décideurs, elle constitue un instrument de pouvoir : ouvrir ou fermer l’accès au savoir relatif à un problème est effectivement un moyen de manipuler l’opinion et les individus. Au contraire, à partir du moment où on peut être réellement informé, il devient possible de juger les choses en connaissance de cause. C’est la première étape vers la possibilité de contrôler ce qui nous est proposé. A cet égard, s’informer est le premier acte de résistance envers un pouvoir opaque.