Alerte générale sur les services publics
        par Elsie Plimmel

Du 9 au 13 novembre avait lieu la conférence ministérielle de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) à Doha au Qatar. Il s’agissait de lancer un nouveau cycle de négociation commerciale.
De fait, cette institution a déjà inscrit un certain nombre de secteurs de l’activité humaine dans son escarcelle (agriculture, services,  propriété intellectuelle…). L’objectif était, en outre, de relancer le processus de libéralisation pour les champs déjà couverts par un accord et d’y inclure de nouveaux  domaines (investissement, marchés publics…).
Dans ce contexte, qu’adviendra-t-il des services publics sachant qu’ils sont depuis 1995 au menu de l’OMC par le biais de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) ?
 Il me semble important avant de répondre à cette question :
- de présenter rapidement les institutions et les principes de l’OMC,
- de revenir sur le rôle des services publics et de démonter les préjugés établis dans notre société pour justifier leur abandon,
- d’introduire les pratiques mises en œuvre pour déstabiliser et démanteler le service public.
 

1) L’OMC .

L’OMC a été créé le premier janvier 1995 et fait suite au traité de Marrakech signé en 1994.
Cette institution compte 142 pays membres (143 depuis la conférence de Doha grâce à l’admission de la Chine) et possède comme instances décisionnelles :
- la conférence ministérielle, composée des représentants de tous les pays membres et qui doit se réunir au moins tous les deux ans ;
- le conseil général, composé des représentants permanents (ambassadeurs) des pays membres en poste à Genève. Il mène la vraie gestion politique de l’organisation et peut créer des comités et groupes de travail spécialisés dont les sujets retenus feront forcément partis des négociations futures.

Le but poursuivi par l’OMC est  :
- de libéraliser le commerce mondial en ouvrant les frontières et en abattant les barrières,
- d’appliquer à toutes les activités le principe de la concurrence et les lois du marché.

Pour cela, l’OMC ne souffre d’aucune exception, les accords souscrits au cour de la conférence ministérielle sont à prendre ou à laisser dans leur intégralité et sont considérés comme le point de départ des négociations et non l’aboutissement : il n’y a pas de terme à la libéralisation !
Une fois qu’un pays a pris des engagements dans un secteur, il lui est très difficile de revenir en arrière. En effet, il ne peut se rétracter qu’aux  conditions :
- de respecter un délai de trois ans,
- de s’engager en guise de compensation à ouvrir d’autres secteurs à la concurrence.

Il existe, néanmoins, des listes d’exception (par exemple l’exception culturelle pour la  France) mentionnées dans les accords, mais elles sont appelées à disparaître tôt ou tard.
Le processus de libéralisation est mis en œuvre grâce, notamment, aux «  sacro-saints » principes :
- de la nation la plus favorisée qui stipule que chaque pays membres doit traiter les produits « similaires » exportés par un autre pays membre de manière identique ;
- de l’accès au marché qui implique que chaque pays membre a l’obligation de laisser l’accès sur son territoire à tout produit ou service d’un fournisseur étranger quel qu’il soit ; les quotas, les embargos, les prix minima sont interdits ;
- du traitement national qui dit que chaque pays membre ne doit pas défavoriser un produit ou service des autres pays membres par rapport à ses propres produits ou services.

Nous verrons, par la suite, comment dans le cadre de l’AGCS, toutes ces règles concourent à la liquidation des services publics.
Enfin, Organe incarnant le pouvoir contraignant de l’organisation, l’Organe de Règlement des Différends (ORD) reçoit les plaintes de pays qui s’estiment lésés par d’autres pays et  statue en fonction des « sacro-saints » principes énoncés ci-dessus. Si l’ORD donne raison à un pays, celui-ci est autorisé à imposer des droits de douane à la hauteur du montant des sanctions autorisées sur les produits exportés par le pays jugé coupable. Les normes sociales, environnementales et de santé ne sont pas des critères rentrant en ligne de compte dans le jugement, seuls des impératifs commerciaux sont retenus !

2) Les services publics.

Les services publics posent comme principe d’assurer un accès égal aux prestations à toutes et à tous. Toutefois, en France, nous pouvons noter une spécificité du service public lié à son histoire et notamment au cadre idéologique de la Troisième République. Dans ce cadre, le rôle du service public est expliqué par l’idée d’égalité de traitement quelles que soient les conditions, nous parlons d’égalité universaliste.
Nous pouvons distinguer :
- les services publics non marchands comme l’école, la justice, la police, financés par l’impôt et qui sont intégrés  au budget de l’état ;.
- Les services publics marchands comme EDF, la SNCF, la Poste, financés par les usagers et qui appliquent le principe de péréquation.

Le principe de péréquation implique que les activités les plus rentables financent les activités les moins rentables. Nous parlons alors de dérépression  généralisée : les tarifs sont déconnectés des prix de revient. La logique de ce système est une logique mutualiste. Introduire la concurrence reviendrait à admettre que les fournisseurs étrangers puissent s’emparer des secteurs les plus profitables au détriment des autres, qu’ils puissent casser les prix sur les réseaux les plus lucratifs pour gagner des parts de marché, ce qui reviendrait, en fin de compte à rompre avec cette logique. C’est pourquoi, le monopôle est une condition nécessaire au maintien de ce principe. Il permet, en plus, de mettre en place un aménagement cohérent du territoire et de  valoriser le réseau de façon optimale.
A ce stade, il me semble important de faire apparaître, pour déjouer le credo libéral, les stéréotypes véhiculés par l’opinion commune et les médias.
Quels sont-ils ?

Le premier stéréotype renvoie à notre situation dans la société : nous serions dans des sociétés complexes, individualistes et dans ce cas de figure, les services publics ne satisferaient pas à l’attente des gens. Au nom du libre arbitre et de la liberté de choisir, les fournisseurs privés seraient plus aptes à offrir des produits adéquats à la clientèle !
En réalité, nous assistons à la segmentation des marchés : les entreprises privées imposent leurs produits formatés au consommateur. En même temps, chacun est appelé à jouer un rôle économique défini, a s’enfermer dans sa communauté, toute résistance est dénoncée comme archaïque et dépassée. Nous pouvons légitimement nous demander où est passée la liberté du consommateur ?
Le deuxième stéréotype pose comme postulat que le recours du secteur privé par le jeu de la concurrence permettrait une meilleure gestion de l’argent et de l’investissement, c’est-à-dire en jargon néo-libéral « une optimisation du marché par l’allocation optimale des ressources ». Dans ce sens, la privatisation serait vécue comme une modernisation.
A contrario, cet argument néglige le fait que l’état a consenti des investissements très lourds dans de nombreux domaines et particulièrement dans les domaines de la santé et de l’école et ne tient pas compte des réelles motivations du privé : ce n’est évidemment pas son souci de préserver la qualité sans augmenter les coûts.
Différents exemples confirment d’ailleurs cette réalité : délabrement du chemin de fer anglais, surfacturation de l’eau, panne d’électricité évitée de justesse en Californie…
Et pour cause, les sociétés privées responsables de l’entretien des infrastructures préfèrent investir dans des secteurs beaucoup plus lucratifs tels que les télécommunications, le divertissement…
Par ailleurs, laisser au privé les services publics, c’est oublier l’usager au profit du client, c’est entériner la « vertu du management » au détriment des statuts, avec à la clé souvent des salaires plus faibles, des rythmes de travail plus intenses, des licenciements massifs…
Le troisième stéréotype reprend l’idée selon laquelle soutenir les services publics reviendrait à défendre les privilèges des fonctionnaires.
Aujourd’hui, défendre collectivement les acquis est devenu quelque chose d’obscène, c’est faire fi de tout le mouvement ouvrier et c’est oublier qu’une bonne partie de ces acquis obtenus par la lutte se sont propagés dans l’ensemble de la société (le système de retraite, le salaire minimum…).
Le quatrième stéréotype voudrait nous faire croire que l’avènement du « tout marché » ne laisserait plus aucune marche de manœuvre aux états.
En réalité, c’est oublier les décalages entre nations dans le monde, le protectionnisme prospère encore dans tous les pays, y compris dans les pays où les gouvernements se veulent les fers de lance de la politique néo-libérale. Nous pouvons même parler d’une certaine hypocrisie des chantres du libéralisme (les Etats-Unis ne sont guère enclin à libéraliser leur sidérurgie).
 Tout est question de choix politique et de rapport de force, il n’y a pas de fatalité.
Enfin, comment les néo-libéraux arrivent-ils à justifier l’abandon des services publics ? quel est leur arsenal théorique ?
Ils se fondent essentiellement sur deux conceptions réductrices du service public :
La première présente les services publics comme ayant un « intérêt historique ». A l’époque, les gouvernements leur auraient assigné comme but de construire les infrastructures de leur pays pour que puisse se développer l’économie. Une fois les grands travaux d’aménagement finis, il serait légitime de privatiser.
Il est important pour contrer ce genre d’argument de réaffirmer l’utilité sociale encore actuelle des services publics : ses équipements, par exemple, profitent à l’ensemble de la population à des prix modiques.
La seconde conception complète la première. Cependant, elle lie l’existence des services publics à une raison technique. Autrefois, le secteur privé n’avait pas les moyens de financer les infrastructures nécessaires à son développement. Aujourd’hui, les sociétés privées aurait les compétences techniques et les fonds nécessaires pour  en assurer les coûts. Faisons donc confiance au privé !
Là encore, il convient de répéter que la technique n’est pas en soi porteur de progrès social, ce qui prime, c’est la défense d’une certaine conception de la société centrée sur un idéal de justice et d’égalité : le service public sert, avant tout, l’intérêt général. De fait, nous constatons une augmentation des inégalités lorsque des fournisseurs privés remplacent le secteur public.
Alors pourquoi une telle « artillerie », pourquoi privatiser ?
Dans la logique libérale, toute chose est mesurée à l’aune de sa valeur monétaire. Or, les secteurs de service tiennent une place croissante dans l’économie mondiale.
Les dépenses de santé sont évaluées à 3500 milliards de dollars par an, les dépenses d’éducation à 2000 milliards de dollars par an.
Les secteurs de service occupent 75% des emplois et représentent  deux tiers de l’activité économique.
De ce fait, ils représentent un marché juteux pour les multinationales !

3) Quelles sont alors les pratiques mises en oeuvre pour démanteler les services publics ?
Dans un premier temps,  il s’agit :
- De casser l’intégration verticale propre au service public : par exemple, diviser le chemin de fer en plusieurs pôles concurrentiels entre eux : tel que l’entretien du réseau, les services au voyageurs et la billetterie. Le privé s’approprie, alors, les secteurs les plus rentables et laisse le reste à l’état.
- D’assécher les services publics, cette stratégie permettant de justifier le discours sur les carences du service public et, en retour, de légitimer le recours au privé.
- De précariser le personnel et de geler le nombre de fonctionnaires.
- De recommander voir de prescrire des partenariats privé/public, par exemple, financer  la recherche publique par des fonds privés, tout cela à des fins essentiellement privées (brevetage des découvertes).
Dans un second temps, il s’agit :
- De casser les monopôles de secteurs tels l’électricité, la poste par le jeu de la déréglementation et de l’ouverture à la concurrence.
- De remettre en cause le principe de péréquation par la phrase magique : les tarifs doivent tendre vers les coûts, il faut que chaque prestation soit vendue à son coût réel. C’est la fin du service universel et de l’égalité de traitement pour les usagers.

Enfin, qu’en est-il dans le cadre de  l’AGCS ?
   L’AGCS comme tous les accords signés à L’OMC programme de libéraliser progressivement tous les secteurs qui sont inscrits à son agenda. Ils sont nombreux : 160 répartis en 11 sous-groupes. Quels sont-ils ? Le tourisme, les transports aériens, la poste, les services récréatifs, l’audiovisuel, la recherche scientifique, l’éducation, la santé… pour n’en citer que quelques uns.
L’Union Européenne s’est déjà engagée sur 120 de ces secteurs !

Dès qu’un secteur se trouve sur la liste des engagements, deux clauses s’appliquent :
-le traitement national
-l’accès au marché.
Pour montrer l’impact de ces règles sur le service public, prenons l’exemple de l’éducation. En premier lieu, enlevons un doute, l’éducation n’est pas épargnée par l’OMC dans la mesure où ce service peut être fourni sur des bases commerciales (université privée). Comme, au sein de l’AGCS, le budget alloué à l’école est rebaptisé subvention et que les subventions sont considérées comme favorisant un produit au détriment d’un autre (elles  créent de la « distorsion à la concurrence »), l’application du principe de traitement national oblige l’état à répartir également entre tous les fournisseurs les sommes qu’il verse. Traduction : l’école privée aura droit au même financement que l’école publique. Pire, l’application de la clause de l’accès au marché interdit à un pays de limiter le nombre de fournisseurs sur son territoire. Comment un pays pourrait-il financer dans ces conditions le secteur de l’éducation sans se ruiner ?  La réponse coule de source : il ne le peut pas et y renoncera.
La poste, les transports, la santé sont de la même façon dans le collimateur de l’AGCS, véritable machine à broyer les services publics.
La situation est d’autant plus préoccupante que rien n’a été dit, rien n’a été fait à la réunion ministérielle de l’OMC  au Qatar : l’AGCS reste en suspens… Un étrange silence qui n’est assurément pas bon signe.
Il est urgent de réagir si nous ne voulons pas préparer des lendemains qui déchantent pour nos enfants !

Bibliographie :
« Remettre l’OMC à sa place » par Susan George, les petits livres ATTAC, éd Mille et une nuits.
 « Alerte Générale à la Capture des Services Publics », fascicule édité par la Coordination pour le Contrôle Citoyen de l’OMC.