Lettre à mon fils
   par Paule Graouer

 Tu viens d’avoir 17 ans et le monde dans lequel tu te prépares à entrer n’est pas des plus accueillants. Je pense qu’il est plutôt angoissant. Dois-je me sentir coupable de l’avoir ainsi laissé à la merci de gens avides d’argent et de pouvoir ? Peut-être. Mais je n’ai pas renoncé à sauver ce qui peut encore l’être. En tout cas, il faut se dépêcher. Sinon, l’humanité, et sans doute la terre entière, ne seront bientôt qu’un souvenir du néant.

Tout va très vite et les « maîtres de l’Occident » savent comment asservir en douceur des populations de plus en plus démunies économiquement, socialement et culturellement ; défaire le tissu social, isoler les individus, casser les solidarités. Ne voir en nous que des super producteurs-consommateurs dont toute la vie n’aura pour objectif que de remplir cette double mission.

Lorsque j’étais enfant, j’habitais une rue où tout le monde se connaissait, où de véritables liens existaient, amicaux, solidaires. De nombreux lieux permettaient aux gens de se retrouver, d’être ensemble. Ce qu’une famille vivait, elle le partageait avec toute la rue. Aujourd’hui, rares sont les quartiers où « vivre ensemble » ait encore un sens. Car la mondialisation économique a édicté sa loi : toujours plus de profits : licenciements, délocalisations, régions entières sinistrées…Ce fut le début de la « guerre économique ». Après les 30 glorieuses, la chute fut brutale. Et même les luttes locales et désespérées ne purent arrêter la machine infernale. Le cœur de la Lorraine ne battait plus…

L’Amérique, figure de proue d’un monde avide et méprisant, montrait le chemin à suivre. C’est sûr que l’on a fait bien des « saloperies » avant ça. Qu’au nom du progrès ou de la chrétienté, on a saboté bien des histoires, on a nié bien des cultures.
 « Lorsqu’en 1492, Christophe Colomb y débarque, l’Amérique compte quelques 80 millions d’habitants (sur une population mondiale d’environ 400 millions). Un demi-siècle après, il n’en reste que 10 millions soit 12,5 %, au Mexique 1 million sur 25 soit 4 %. La destruction des Indiens d’Amérique (qui se poursuit encore aujourd’hui) s’accompagne du pillage systématique des richesses et du vol à main armée des terres. Commence alors la traite transatlantique et la mise en esclavage des Noirs d’Afrique sur le continent américain, évaluée à 15 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, durant trois longs siècles ».(1) Il paraît que l’Occident incarne le Bien !

Si j’éprouve le besoin de besoin de t’écrire aujourd’hui, c’est que je suis du côté de ton mal-être, de ton incompréhension.

Le monde dans lequel nous vivons est insensé. Et nous y cherchons désespérément une miette de sens. Dans la ville voisine, une classe maternelle fonctionne, en tout cas essaie, avec 35 enfants. Comment cela est-il possible ? L’inspecteur est venu, le jour de la rentrée des classes, compter les enfants, comme on compte du bétail. Résultat : fermeture d’une classe, suppression d’un poste. Que dire ? sinon ravaler sa colère, serrer les poings dans sa poche.

A l’hôpital de Belfort, les places de moyen séjour font cruellement défaut. Minimum d’un mois d’attente. Et encore ! Alors, que faire de tous ces vieux entre l’hôpital et la maison ? Retours à domicile dans des conditions parfois plus que précaires, séjours à l’hôpital qui s’éternisent…Quelle honte vis-à-vis de gens qui ont travaillé souvent toute leur vie et qui deviennent des fardeaux pour une société pour laquelle ils ne sont plus rentables. « Qu’allez-vous faire de moi ? ». Que peut espérer une société qui fait si peu de place à son histoire, à sa mémoire ? Reculer les limites de la mort, oui, mais pourquoi ? Prendre le temps de réfléchir à la condition humaine…cela devient urgent.

Les cinémas de quartier vont fermer. A la place, on construit un super complexe. Tout près du Mac Do, quelle chance ! On pourra ingérer la culture et digérer nos hamburgers. Le rêve de l’Occident !

Mais, de fermetures d’usines en délocalisations, la misère gagne. Le RMI n’y a rien changé. On meurt de faim et de froid dans notre belle France, tout comme en Amérique. Et la richesse accumulée ici par une poignée de rapaces l’a été en exploitant et pillant toute une partie de la planète que l’on appelle pudiquement le « Tiers-Monde ». « Trente millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année, et plus de 800 millions sont sous-alimentées. Sur les 6 milliards d’habitants de la planète, à peine 500 millions vivent dans l’aisance, tandis que 5,5 milliards demeurent dans le besoin » (2)En Orient, la misère a fait le nid du fanatisme religieux, elle fait ici le nid du totalitarisme. L’extrême droite gagne du terrain, et prolifère comme un cancer de l’âme. Elle risque de s’alimenter de son frère jumeau, l’extrémisme religieux.
Au coin de la rue, le marché couvert va bientôt fermer. Il aura 100 ans dans quelques mois. Ca paraît rien, dans l’histoire du monde. Mais, c’est un peu de notre histoire qui disparaîtra et un lieu de rencontres qui se taira. Silence de la ville…les lieux d’échange disparaissent peu à peu, les lieux de consommation se multiplient.

Sommes-nous destinés à devenir les consommateurs soumis et décérébrés des pires œuvres de science-fiction ?

Mais, tu sais, toi qui viens d’avoir 17 ans, que le monde sera aussi ce que nous en ferons.  Tu n’as jamais été soumis à une autorité que tu ne trouvais pas légitime (cela m’a parfois compliqué la vie !). Tu as gardé de ton enfance le refus de l’injustice, de la souffrance que l’on regarde droit dans les yeux parce qu’on se dit qu’on peut faire quelque chose.

Je suis toujours là, à croire qu’on peut encore et toujours se battre pour faire reculer la barbarie moderne. Et je sais que tu es là, rebelle et généreux, à tenter de comprendre, du haut de tes 17 ans, par quel bout prendre ce monde si déroutant. Ton regard d’enfant m’a aidée à grandir. Merci. Bientôt, tu mèneras ta vie d’homme, et j’espère que nos routes se croiseront dans ce combat pour un monde meilleur.

Paule Graouer

(1) Le Monde Diplomatique –octobre 2001- Christian de Brie –
(2) Le Monde Diplomatique –décembre 1999 –éditorial d’Ignacio Ramonet

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