La terreur, comme la violence, est la continuation de la politique par d’autres moyens (2)
    Contribution de Gérard Deneux, suite du premier article paru dans le bulletin n° 16
 
Le Frankenstein islamiste, créature américano-saoudienne

Pour saisir les raisons de l’émergence de l’islamisme sunnite, de sa radicalisation et de son instrumentalisation par les Etats-Unis, un retour en arrière s’impose. Il convient de remonter aux bouleversements introduits par la « révolution iranienne » de 1979 (1). L’effet de souffle qu’elle a engendré a non seulement déstabilisé l’impérialisme américain dans la région, mais légitimé également le régime saoudien qui, radicalisant le sunnisme wahhabite, n’eut de cesse de tenter de restaurer son prestige et sa prééminence sur l’Islam. La guerre d’Afghanistan contre l’invasion russe en a été l’occasion. Mais, « les combattants de la Liberté » ne pouvant dans leur délire ni accepter l’occupation de la terre sacrée par les mécréants, ni les conditions du nouveau grand jeu assurant la mainmise sur le pétrole et le gaz au nord de l’Afghanistan, se sont mués en « hyperterroristes » contre leurs maîtres en mobilisant des desperados aussi illuminés que déracinés.

1) L’effet de souffle de la « Révolution iranienne »

Avant 1979, par un coup d’Etat fomenté par la CIA, Mossadegh avait été déposé et jeté en prison (1953). Il avait osé nationaliser le pétrole. Les compagnies américaines et anglaises ne pouvaient l’admettre. Le pays du shah d’Iran devenait dès lors le gendarme du Golfe, le deuxième pilier de la domination US dans cette région stratégique (l’autre pilier demeurait l’Arabie Saoudite), le rempart contre « l’expansion » soviétique, les multiples conseillers américains y possédant un statut exorbitant d’extra-territorialité.

Cette dictature monarchiste, aux allures modernistes, reposait sur l’omnipotence de la terrible police politique, la « savak ». Malgré l’impitoyable répression, le vide démocratique, après l’expérience Mossadegh, suscita l’émergence de puissants courants contestataires surtout dans les milieux intellectuels. Toutes les formes de marxisme y étaient représentées ainsi que la pensée
d’Ali Shari’ati (2), penseur islamiste qui appelait à l’avènement d’un chiisme socialiste en se fondant sur les déshérités. Bien qu’il n’eut que mépris pour les mollahs et fit surveiller leurs réseaux, le shah ne put atteindre leur puissance, encore moins leur indépendance financière reposant sur la « zakat », l'aumône légale (l’un des 5 piliers de l’islam). Dans l’ambiance étouffante du régime policier, les mosquées devinrent le seul lieu de réunion et de contestation du pouvoir, et ce, malgré l’allégeance de façade du clergé qui le tenait pour impur.

La crise se produisit en 1975 (baisse des revenus pétroliers). La manière dont le pouvoir y répondit en s’en prenant aux « spéculateurs » du bazar comme boucs émissaires, lui aliéna définitivement cette couche sociale. Le fruit était mûr pour une alliance entre la bourgeoisie pieuse, les intellectuels islamistes et la jeunesse urbaine pauvre. L’explosion démographique, l’afflux de jeunes immigrants venus des campagnes, la classe moyenne urbaine paupérisée constituaient un formidable détonateur social. Khomeiny, récupérant la pensée de Shari’ati, réussit à souder ces couches sociales en se réclamant des déshérités, en promettant de libéraliser le régime dans le cadre pur et juste de la communauté, « l’oumma », des croyants. S’il put faire preuve d’une capacité manœuvrière remarquable pour unifier derrière lui les différentes composantes sociales, religieuses, politiques et même… laïques (3) ce fut au moins pour deux raisons structurelles :

- l’échec des mouvements progressistes, athées, laïques, était devenu patent tout comme celui des nationalismes arabes n’ayant donné naissance qu’à des dictatures plus ou moins corrompues,
- le « renouveau » de la pensée islamiste qui allait entretenir bien des illusions.

Conduite par une hiérarchie de clercs, propre au chiisme, la « révolution » islamiste iranienne allait provoquer un « effet de souffle » déstabilisateur dans le monde arabe. Elle mettait en cause l’hégémonie saoudienne. Le « pétro-islam » n’eut de cesse de tenter de reconquérir son influence et sa légitimité. Mais le danger, pour Téhéran, vint d’abord du « nationalisme laïque » tout proche. En fait, les Américains avaient favorisé, au sein du Parti Baas, la tendance maffieuse de laquelle sortit Saddam Hussein (1979).

Profiter du désordre iranien pour accroître son influence territoriale et accéder au pétrole iranien, en profiter pour consolider son pouvoir récent en le militarisant, en écrasant les chiites irakiens et la volonté d’autonomie des Kurdes, tels étaient ses objectifs. Il reçut d’ailleurs le soutien de tous les Etats arabes (sauf la Syrie) et la bénédiction intéressée des puissances occidentales. Vis-à-vis de cette guerre qui débuta en septembre 1980, les marchands d’armes sophistiquées ne furent pas très regardants. Ils armèrent les deux parties. Le ministre de la défense du Gouvernement Thatcher déclara sans fausse pudeur : « Cette guerre sert les intérêts de l’Angleterre et de l’Occident, il faut donner aux protagonistes les moyens de la poursuivre » jusqu’à épuisement. Cette grande boucherie dura 8 ans et fit plus d’un million de morts. Quant à la jeunesse urbaine pauvre d’Iran, fanatisée, elle devait « consumer son énergie dans le martyre », ces « sans culottes » « donnèrent leur vie pour la patrie et la révolution ». L’Iran, moins bien armé, avait de la chair à canons et des kamikazes. Une vague d’attentats terroristes au Liban, dans les pays occidentaux déferla pour tenter de desserrer l’étau visant à étrangler la révolution iranienne.  Le chiisme, porte-parole des déshérités, était devenu mortifère. L’Arabie Saoudite en fut profondément affectée dans sa légitimité.
 

2) La pétro-monarchie, vecteur d’un pan-islamisme pro-américain

L’Arabie Saoudite, en effet, n’est pas seulement le premier producteur de pétrole au Moyen Orient, ni la troisième puissance pétrolière du monde, c’est également une monarchie très particulière. Le clan familial qui gouverne détient, certes, à 60 % l’Arabian American Oil Company et tire ses ressources immenses de 80 % des recettes de l’Etat, mais sa vraie légitimité c’est le wahhabisme (4). Cette doctrine religieuse se confond, depuis son origine, avec la dynastie. Ibn Séoud, encouragé, favorisé par l’Empire britannique qui visait ainsi à démanteler l’empire ottoman et à mettre la main sur les richesses pétrolières du pays, fonde le royaume musulman en matant toutes les tribus, en 1932. Son Etat fonctionne dès lors selon la loi religieuse, c’est-à-dire l’interprétation la plus restrictive et la plus littérale du Coran. Rigoriste et piétiste comme le hanbalisme fondamentaliste dont il s’inspire (5),  il possède toutefois une spécificité : vis-à-vis de l’autorité politique des Saoud, seuls garants de la pratique d’un islam pur, dépositaires de lieux saints, organisateurs des pèlerinages à la Mecque, l’obéissance doit être totale. Même les dignitaires religieux y sont soumis. Les oulémas ne sont d’ailleurs que des fonctionnaires, grassement rétribués, ne donnant que des avis.

Cette pétro-monarchie a toujours nourri, financé, diffusé un pan-islamisme sunnite contre les nationalismes arabes, ceux en particulier qui manifestaient des volontés d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, comme Nasser ou le parti Baas syrien, mais également contre les mouvements socialistes athées. Elle a ainsi soutenu les royalistes dans la guerre civile au Yémen et largement contribué à l’écrasement du mouvement de guérilla au Dhofar (6). Sa position vis-à-vis du mouvement palestinien est plus ambiguë. Ne voulant pas être perçue comme alliée des Etats-Unis à 100 % vis-à-vis de la politique israélienne, elle soutient l’OLP tout en manifestant sa préférence pour un mouvement tel que le Hamas, surtout depuis la guerre du Golfe (7).

Si la télévision a été introduite avec d’énormes réticences, si la scolarisation des filles est désormais permise pour autant qu’elles restent recluses, la population très jeune étouffe dans le carcan qui lui est imposé ; la majorité des habitants, en particulier les immigrés, ne bénéficie pas des retombées de la manne pétrolière, certains clans familiaux de la bourgeoisie pieuse, dont la richesse est fondée sur les travaux publics et les activités bancaires, mettent socialement en cause le système totalitaire de cette royauté d’un autre âge.

Cette vulnérabilité devint véritablement manifeste lorsque les Saoud, prenant fait et cause pour les puissances occidentales, intégrèrent la grande coalition pendant la guerre du Golfe (1990-1991) et surtout mirent la terre sacrée de l’islam à disposition des « mécréants », des boys américains. Ils y sont toujours. Pire, l’embargo de l’Irak qui s’ensuivit, le cynisme des dirigeants occidentaux vis-à-vis des souffrances de la population irakienne désacralisèrent encore plus le régime wahhabite. On n’entendit pas les « représentants du Prophète » lorsqu’en 1997, à l’ONU, Madeleine Albrigth, ambassadrice des USA déclara face aux conséquences des sanctions économiques
américaines qui ont provoqué la mort de 500 000 enfants : « c’est un choix difficile (que nous avons fait) mais nous pensons que le prix en vaut la peine ».

Toutefois, entre-temps, dans une fuite en avant des plus périlleuses, le régime des Saoud avait pu se refaire une fragile virginité, en Afghanistan, dans sa lutte, aux côtés des Américains, contre le grand Satan russe.
 

3) Contre les mécréants communistes, Ben Laden, combattant de la Liberté

Sans qu’ici l’on puisse rappeler les facteurs ayant favorisé le coup d’Etat des communistes en Afghanistan, ni traiter des révoltes que leurs réformes intempestives et maladroites provoquèrent, ni des méthodes policières et criminelles qu’ils employèrent pour étendre puis maintenir leur pouvoir, ainsi que de l’invasion soviétique qui s’ensuivit (8), il convient pour notre propos d’insister sur le positionnement de la CIA et de la pétromonarchie saoudienne : de leurs relations devait naître Ben Laden, le combattant de la liberté, puis Frankenstein, le terroriste.

Dès le coup d’Etat communiste, en 1978, bien avant l’entrée des chars russes à Kaboul (27.12.79), la CIA n’eut de cesse d’enrôler, de galvaniser, d’armer les Afghans dans une guerre sainte contre le communisme athée. Faute de valeurs à défendre, elle instrumentalisa la rhétorique islamiste. Les pays musulmans sunnites furent financés tout comme des dizaines de milliers de moudjahidins extrémistes. A leur tête, se trouvaient des seigneurs de guerre sans autre véritable perspective politique que la charia (9). Par masses humaines interposées, se livrait le dernier combat entre l’URSS et les USA.

Si la problématique des USA se limitait à cette époque (10) à contrecarrer l’influence russe, le soutien saoudien, quant à lui, visait à favoriser l’essor du wahhabisme mis à mal par la révolution iranienne. Il s’agissait, tout en combattant les chiites soutenus par l’Iran, d’étouffer dans l’œuf la contestation du rôle prééminent des Saoud, de rétablir leur domination idéologique sur l’islam.

Mais, mis à part les jeunes saoudiens qui vont se frotter aux réalités de la guérilla, pour l’essentiel, l’Arabie Saoudite sous-traitera son intervention au profit des frères musulmans pakistanais. Quant au Pakistan, allié des USA, il est intéressé par la mise en place d’un régime à sa dévotion lui permettant dans son conflit récurrent avec l’Inde de disposer d’une profondeur stratégique en Asie centrale.

Recruté par la CIA à Istanbul, dès 1979, Ben Laden, protagoniste de l’islamisme radical, gagne l’Afghanistan en 1980. C’est une créature hybride : issu d’une des familles disposant d’une des plus importantes puissances financières après la famille royale, ami du prince Turki Ben Fayçal, frère du roi et chef des services secrets saoudiens, c’est aussi un homme d’affaires, virtuose des jongleries financières. Il va devenir l’un des plus importants trafiquant d’armes financé à hauteur de 12 milliards de dollars par an. Banquier des moudjahidins il assure armes, finances, logistique et formation et d’abord aux plus rétrogrades. Econome des dollars américains, la CIA appuyée par l’ISI (services secrets pakistanais) favorise la culture du pavot. Dès 1980-81, à la frontière pakistano-afghane, des centaines de laboratoires de traitement de l’héroïne sont en activité. Outre le financement de la guerre, 500 milliards de dollars de profit seront recyclés dans l’économie mondiale (11).

Après le retrait soviétique (janvier 1989), la chute du régime communiste (1992), les seigneurs de la guerre vainqueurs se livrent une guerre fratricide sans merci (1992-1994) ; ils sont devenus incontrôlables. Certains, et non des moindres, ont pris fait et cause pour l’Irak contre les Etats-Unis. L’islamic business n’y suffit plus. Après s’être désintéressés de ce champ de bataille qui fit des milliers de victimes, les USA reviennent en force. Benazir Bhutto, ex-premier ministre du Pakistan, devait le reconnaître : pour remettre de l’ordre « l’idée des talibans était anglaise, la gestion américaine et saoudienne, l’argent américain et la mise en place pakistanaise. » La manipulation du « plouc mystique », le mollah Omar, fut en partie l’œuvre de Ben Laden. Quant au réseau des madrasas, ces écoles coraniques où furent formés des enfants fanatisés qui pourrissaient dans les camps de réfugiés, elles furent créées et financées par le régime saoudien.  Mais, lorsque l’on cultive la haine et le mysticisme comme arme politique, il ne faut pas s’étonner qu’elle se retourne contre ceux qui l’ont distillée car les damnés de la terre, illuminés,  n’ont que le ciel à gagner.

Ben Laden, lui-même, ayant préparé ses arrières, constitué une armée secrète de « combattants de la liberté » dans 12 camps répertoriés, devint Frankenstein pour les uns, l’envoyé du prophète pour les autres, lançant le djihad au niveau mondial. Lui, l’un des principaux recruteurs de militants islamistes venus du monde entier a décidé de travailler pour son propre compte afin de chasser les américains « impies » de la terre « sacrée » de l’islam. En fait, c’est la victoire des « croisés » sur l’Irak et des « traîtres aux enseignements du Coran » qui a favorisé l’extension des groupes islamistes les plus radicaux, la constitution d’une nébuleuse internationale sans attache sociale. D’autant que s’opérait un retournement d’alliances soulignant qu’il convenait pour tous les desperados islamistes, dans une vision manichéenne du monde, d’assimiler dans la même réprobation satanique, l’ensemble des pays occidentaux et leurs alliés, quels qu’ils soient.

Revenir sur les tractations menées par les compagnies pétrolières américaines pendant cette période permet de mieux saisir qui sont les maîtres du monde, l’état de délabrement du monde arabe, et les moyens financiers et maffieux de groupes islamistes échappant à tout contrôle.
 

4) Le nouveau grand jeu et les atouts de Frankenstein-Ben Laden

En fait, depuis un certain temps, les dirigeants de deux compagnies pétrolières américaines discutent d’égal à égal avec les chefs d’Etat les plus puissants. Ces maîtres du monde sont las d’attendre une solution politique leur laissant la liberté d’exploiter les richesses de cette région du monde (12).

a) les cartes biseautées du nouveau grand jeu

UNOCAL qui a appuyé militairement et financièrement les taliban(13) a déjà investi énormément. Elle a racheté des parts de la compagnie russe GAZPROM, fait réaliser une étude de faisabilité de ses investissements futurs, établi un plan précis d’un pipeline qui, du Turkménistan à l’océan indien doit traverser l’Afghanistan. Pour sa part, CHEVRON a investi 2 milliards de dollars au Kazakhstan et contrôle déjà 38 % du pétrole de l’Azerbaïdjan. Quant à l’ARAMCO de la dynastie saoudienne, elle n’est jamais très loin de ces tractations. L’effondrement de l’URSS, l’épuisement des ressources pétrolières qui connaîtraient un pic régressif vers 2025 sont autant de données redéfinissant le grand jeu du partage.  Ces menées souterraines, aux enjeux considérables, s’accélèrent dès l’élection de Bush aux Etats-Unis. Le lobby pétrolier y est très puissant, une conclusion rapide devrait donc s’imposer. En effet, non seulement les compagnies pétrolières et gazières du Texas furent l’un des premiers contributeurs de la campagne du Républicain, mais les hommes de confiance de son entourage possèdent, sans que l’on puisse les citer tous, un pedigree des plus révélateurs : Dick Cheney a longtemps dirigé une entreprise de prestations de service de l’industrie pétrolière. Condoleeza Rice qui chapeaute tous les services de renseignements a été, avant de prendre ses fonctions, la directrice du pétrolier CHEVRON ; Katleen Cooper sous-secrétaire du commerce assurait auparavant les fonctions de chef économiste du géant mondial EXXON  ; quant à Christina Rocca, qui mène désormais les pourparlers avec les  islamistes en Afghanistan, elle a notamment supervisé les livraisons de missiles « Stinger » aux moudjahidins.

Et c’est effectivement ce qui se passa avant les attentats tragiques du 11 septembre : la nouvelle équipe américaine réactive les négociations avec les talibans. Pour les forcer à entendre raison un forum dit des « 6 + 2 » (6 pays frontaliers plus les USA et l’URSS) mis sur pied, leur fait miroiter, surtout après l’échec des services secrets saoudiens, une reconnaissance de leur régime contre l’extradition de Ben Laden devenu trop dangereux et incontrôlable. Les pressions qui s’exercent sur eux de février à août 2001, consistent à leur faire admettre la réconciliation entre les tribus et seigneurs de guerre y compris ceux de l’Alliance du Nord. L’Afghanistan doit être pacifié au profit des intérêts pétroliers supérieurs (14).

Se tiendrait en ce sens, un conseil des tribus (la loya jirga) sous l’égide du roi Zaher Chah que la CIA tirerait de son confortable exil. Mais les talibans, tout en restant évasifs sur le sort de Ben Laden, ne veulent entendre parler ni de Zaher Chah, ni de l’Alliance du Nord. Dès lors, des menaces à peine voilées sont formulées lors de discussions secrètes menées sous l’égide d’un représentant spécial de l’ONU. Le plan (que l’on ressortira…) est prêt, il est à prendre ou à laisser  « Vous livrez Ben Laden, acceptez un gouvernement élargi et vous bénéficiez d’une reconnaissance et d’une aide internationale des plus conséquentes sinon, c’est la guerre ».  Le choix est clair : le tapis d’or ou le tapis de bombes.

Et puis, ce fut le 11 septembre et l’effondrement des tours du World Trade Center et l’incendie du Pentagone…Al Qaida avait frappé ; ces attentats ayant été préparés, semble-t-il, avant même l’entrée de Bush en fonction. Malgré leurs services de renseignements sophistiqués et les précédents, le gouvernement américain n’avait pas apprécié, à sa juste mesure, la menace. Et pourtant, il y avait de quoi s’inquiéter ! L’état de délabrement des régions arabes, y compris l’Arabie Saoudite, et la puissance et les capacités d’Al  Qaida  n’étaient pas inconnus.

b) Putréfaction des régimes arabes et hyperterrorisme

Le XXème siècle semblait pourtant bien s’annoncer pour le monde arabe. Eveil à la modernité, luttes pour l’indépendance politique et économique, socialisme et nationalisme, portaient l’espoir des peuples. Mais, à « une génération d’hommes politiques courageux qui ont affronté les puissances coloniales (devait) succéder une clique de mal venus », « incultes, corrompus, tyranniques ». Soumission néo-coloniale, appropriation des richesses, étouffement de toute créativité, écrasement de toute opposition, recours à l’emprisonnement, la torture, le meurtre, corruption des élites et domination archaïque par l’instrumentalisation de la religion.

Tels sont les traits qui caractérisent les régimes du Moyen Orient. Toutefois, en Arabie Saoudite, il faut y ajouter d’autres spécificités, non moins recommandables. Sous les masques affables de la jouissance patriarcale du pouvoir, « l’indécente richesse », « la bouffonnerie ombrageuse du roi et des princes », la famille Saoud considère l’Etat comme son patrimoine. Elle entretient autant de clans rentiers et parasitaires qu’il est nécessaire pour régner quoique les laissés-pour-compte du Sud, les Hameidi et les Sharadni, leur posent problème…Il n’empêche, la financiarisation du monde, la propagation des banques islamistes ont propulsé ces castes dirigeantes qui ont essaimé au Moyen Orient et participent à l’économie-casino, à l’avant-garde du nouvel ordre économique mondial : richesses incommensurables au sommet, misère à la base.  Ainsi, ils ont semé, dans les couches populaires, dans tout le Moyen Orient, y compris en Arabie Saoudite, désarroi, ressentiment et fureur. En propageant le « wahhabisme hanté par un Dieu vengeur », ils ont « converti l’exclusion des masses en un puissant ressentiment contre la modernité » (15). En finançant, avec leurs alliés américains, les mouvements islamistes radicaux, ils ont détruit les forces de la liberté et du progrès social. Afin d’échapper à leurs propres responsabilités, ils ont transformé le désespoir en haine contre l’Occident mécréant. Ils sont désormais assis sur une poudrière surtout depuis la guerre du Golfe. Quelques faits significatifs en soulignent l’importance.

Dès le début de la guerre du Golfe contre l’Irak, au sein même de l’Arabie Saoudite, une véritable opposition islamiste s’organise contre la présence américaine sur le sol « sacré ».  Côtoyer ces milliers de soldats et civils impies est intolérable… En 1991, 1992 le « mouvement pour la résurgence islamiste » conteste la royauté, exige des réformes : le recours à la démocratie de l’oumma, une véritable indépendance nationale, le départ des troupes américaines, l’instauration du service militaire obligatoire, la formation d’une armée de 500 000 hommes. Leurs dirigeants connus sont arrêtés et emprisonnés en 1994.

Se forment, dès lors, dans la clandestinité les « bataillons de fidèles ». Ils font le « sermon de la mort », véritable appel au sacrifice et au martyre pour attaquer les croisés. Le 13 novembre 1995, l’explosion d’une bombe  dans une base abritant des conseillers US fait 7 morts. Le 27 juin 1996, un attentat au camion bourré d’explosifs dans la base américaine d’El Kobar, provoque la mort de 19 américains et en blesse 540. Cet « événement » n’est guère médiatisé…pour cause d’alliance stratégique entre les Saoud et l’administration américaine (16).

 Pourtant, entre-temps, les cibles américaines se sont multipliées hors du pays du Prophète. Il y a, en effet, une évidente connexion entre les attentats évoqués ci-dessus et ceux qui ont été perpétrés, en 1993 déjà, contre le World Trade Center, contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya en 1998, et la destruction en 2000, de l’US Coole, mouillant dans le port d’Aden au Yémen.

Quoiqu’il en soit, réactivées, instrumentalisées, perfusées à coups de pétro-dollars, les forces féodales et obscurantistes se sont retournées contre leurs géniteurs peu scrupuleux. Sinistre ironie de l’Histoire, la conjugaison des ressources financières et maffieuses utilisées par la mouvance de l’hyperterrorisme, le discours mortifère de la sacralisation du désespoir ont donné naissance à un être hybride, une tête de Janus : pile  = une nouvelle  maffia internationale contestant la suprématie de l’Occident, face = la vocifération des déshérités et humiliés dont elle semble être la seule forme d’expression.
 

c) Moyens financiers et discours hallucinés de l’hyperterrorisme

Ben Laden et sa mouvance, ce sont d’abord des moyens financiers tentaculaires. Ce sont ces multiples sociétés, banques, entreprises, associations caritatives et religieuses qui, dans le Moyen Orient, au Soudan, dans le monde, entretiennent des relations croisées et manifestent leur présence sous forme de participations, actions dans les sociétés financières occidentales. Connexions et connivences multiples manifestent d’ailleurs l’étroite imbrication entre les liens financiers et familiaux des réseaux saoudiens fondamentalistes. Ainsi, la holding de Ben Laden, Wadi Al Aqiq, toujours enregistrée en son nom en Arabie Saoudite, bien qu’il ait été déchu de sa nationalité, est la deuxième institution bancaire du pays. Le Ministre des Finances, le prince Mohammed Al Fayçal d’Al Saoud y possède des actions importantes ; quant au ministère des affaires sociales des Emirats Arabes Unis, il est présent dans le capital de cette banque et de ses filiales. L’argent qui transite dans ces honorables institutions recourt à tous les moyens modernes du capitalisme financier international : sociétés écrans, paradis fiscaux, spéculations, nouvelles technologies, trafics maffieux. Sans qu’il soit besoin d’évoquer les douteuses relations que les « purs » entretiennent avec les trafiquants d’armes de toutes espèces, l’exploitation des pierres  précieuses en Afrique et en Afghanistan, l’utilisation des filières pour les écouler sur le marché mondial en dit long sur les têtes pensantes de l’hyperterrorisme (17).

Si les damnés de la terre qui extraient les pierres précieuses dans d’abominables conditions n’ont que leurs « larmes de sang » pour se consoler de leurs piètres existences, leur travail a rapporté des millions de dollars aux « saigneurs » de la guerre afghans, et à Oussama Ben Laden. Quant aux «USA –ayant partie liée avec ce réseau pour financer en partie leurs guerres terroristes de basse intensité- ils continuent de s’opposer (malgré les leçons de la tragédie du 11 septembre) à l’imposition d’un certificat d’origine des gemmes dits de conflits » (18). Ce système d’exploitation, de spoliation matérielle, alimente  les discours hallucinés de l’hyperterrorisme.

Dans les pays du Moyen Orient, comme d’ailleurs dans bien d’autres régions du monde, « prolifèrent » une jeunesse urbaine misérable et des déclassés de couches moyennes appauvries. Ils n’ont d’autre espérance que de subir leur propre indignité : lamentables conditions de survie, injustices, dégradations psychiques, constituent le terreau fertile à l’expression de l’exaspération des parias, las de ne compter pour rien, ressassant leurs ressentiments vis-à-vis d’une infériorité infligée, ressentie, vécue comme la dénégation proclamée de leur propre inexistence. Depuis la quasi-obsolescence d’alternatives progressistes, les islamistes leur tiennent un discours manichéen, obscurantiste pour les détourner de la lutte contre leurs gouvernements corrompus.

Sa trame répétitive diabolise l’Occident séducteur, corrupteur, source de tous leurs malheurs et du viol des normes traditionnelles de leur civilisation. Oulémas enrichis ou fonctionnaires des Saoud, grands prêtres de l’Apocalypse, tous prétendent hâter la fin des temps de la domination des « croisés et des juifs » pour restaurer l’ordre des tribus financières de l’oumma. Ils prétendent faire advenir l’avenir d’un monde sans avenir. La construction de soi des djihadistes qu’ils réalisent par leurs prêches, se consume dans leur destruction emblématique. Le moyen de leur émancipation se dissout dans leur délivrance suicidaire qui repose sur l’exaltation mystique et un degré inouï d’abnégation et d’aveuglement. Ceux qui « manipulent, dupent, entraînent vers des raisonnements magiques »… « enveloppés d’un mensonger boniment religieux » (19), tous ces desperados misent sur leur régression mentale et culturelle. Ils visent par l’engrenage meurtrier des attentats et la multiplication des massacres (20) à provoquer le chaos, le suicide de ce monde, leur permettant, espèrent-ils, de sortir indemnes de ses décombres. En pariant sur l’inintelligence des peuples, ces nouveaux sorciers, sans véritable enracinement social, par leurs actes abominables, ne suscitent d’une part que nouvelles désolations et montées en puissance, d’autre part, de la mondialisation guerrière et policière sur fond de récession mondiale, de possibles krachs boursiers, du développement de la corruption propice aux sauve-qui-peut des nantis cosmopolites. Mais le pire n’est pas certain.

Quoiqu’il en soit, l’hyperterrorisme barbare  est bien le fruit atrabilaire de l’union adultérine de la terreur sophistiquée de l’Empire avec l’islamisme sunnite radicalisé par les ploutocrates saoudiens.

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Puisque le tapis d’or n’a pas convaincu les taliban, le tapis de bombes a creusé leurs tombes. Sans déclaration de guerre, les USA ont pris, seuls, l’initiative d’un conflit armé contre tous les terrorismes et d’abord contre l’Etat du mollah Omar, bien tardivement diabolisé. A cet effet, ils ont imposé une nouvelle Sainte Alliance à géométrie variable et à assujettissement déclaré. Face à l’imperium de la pax americana, les gouvernements occidentaux, en premier lieu, se sont empressés de faire acte d’allégeance. Oublieux de leurs velléités d’indépendance, les petits matamores, Blair en tête, abondent en rodomontades sécuritaires et guerrières et autres dispositifs liberticides visant à criminaliser les mouvements sociaux. Face à la résurgence des tribunaux militaires d’exception promis aux membres d’al Qaida et aux jugements sommaires annoncés, Blair le « travailliste », Chirac « le gaulliste », et autres Jospin et Schroeder sont restés muets. Ne se souviennent-ils pas que les chefs suprêmes du système nazi, ayant au moins 50 millions de morts sur la conscience, avaient eu le droit à un vrai procès, à Nuremberg ? Leur silence a le goût amer de leur profonde vassalisation. Il met en évidence l’état de régression historique que nous subissons. Et puis l’absence de procès des chefs terroristes qui en savent trop, vise à cacher bien des connivences, des complicités et des responsabilités partagées, car le colonialisme et le néo-colonialisme portent dans leurs flancs, comme « la nuée l’orage », le recours à la terreur et aux massacres de masse. Au bord de l’abîme, il est temps pour qu’il ne soit pas « Minuit en ce siècle » (21) que les peuples se lèvent munis d’une conception rationnelle de leur émancipation.

Gérard Deneux

(1) pour en savoir plus sur cette période et plus largement sur le « renouveau islamiste » dans cette conjoncture bien particulière, voir le remarquable livre de Gilles Kepel  « Jihad – expansion et déclin de l’islamisme » ed. folio actuel
(2) Ali Shari’ati (1933-1977) réinterpréta la doctrine chiite dans une perspective révolutionnaire en s’inspirant du marxisme et du Tiers-mondisme. Etudes supérieures à Paris, fréquente le milieu du FLN algérien, récuse l’attitude piétiste réactionnaire du clergé et appelle à la continuation du combat d’Ali et d’Hussein, successeurs du Prophète, contre le pouvoir injuste.
(3) même le parti communiste Toudeh le reconnut comme guide…
Il n’empêche, pour les peuples confrontés à la domination de l’impérialisme US, au délabrement des nationalismes, l’islam apparut, dans cette région du monde, comme le seul facteur de résistance  reposant sur une identité politique, sociale, culturelle, susceptible de contrer l’influence et la domination occidentale.
(4) Mohammed Wahhab, fondateur du wahhabisme (1703-1792)
(5) école fondamentale fondée à Bagdad par Amah Ibn Hambal en 855
(6) province de l’Est du Yémen
(7) L’OLP est trop laïque au goût de la monarchie wahhabite. Les positions de Yasser Arafat manifestant son hostilité vis-à-vis de l’intervention occidentale contre l’Irak après l’invasion du Koweit ont tari les sources de financement de l’OLP au profit du Hamas. Cette évolution doit être resituée également dans la perspective de l’expansion de l’islamisme sunnite (voir plus loin).
Les USA sont bien évidemment, pour des raisons stratégiques, le meilleur soutien de ce régime corrompu et archaïque. Toutefois, sa stabilité n’est plus ce qu’elle était ; outre le vent frondeur venu d’Iran, outre les méthodes violentes prônées et exercées par les islamistes contre les régimes arabes mais également contre les occidentaux, des causes plus structurelles ont nourri cette radicalisation politique : la bourgeoisie pieuse enfermée dans le carcan des dictatures et surtout la présence d’une jeunesse urbaine pauvre sans perspectives, dans tout le Moyen-Orient. Mais ce sont, dans la dernière période, des facteurs internes qui perturbent la quiétude des dignitaires saoudiens. L’enrichissement du pays reposant sur la rente pétrolière, sa modernisation, sa démographie galopante sont entrées en contradiction avec les mœurs moyenâgeuses.
(8) lire à ce sujet Gilles Dorronsoro « La révolution afghane – Des communistes aux taliban » ed. Karthala
(9) loi qui prend sa source dans les textes sacrés du Coran
(10) plus tard, lorsque se sera effondrée l’Union soviétique et que les taliban seront au pouvoir, les champs pétrolifères au Nord de l’Afghanistan les intéresseront
(11) source – article « Le Monde » du 30.10.2001
Que les USA, l’Arabie Saoudite, le Pakistan appuient le régime taliban qu’ils avaient largement contribué à installer, que la Russie, les  Républiques d’Asie centrale, l’Iran, l’Inde soutiennent l’Alliance du Nord et que dans ce cadre, soit menée l’offensive (la dernière) contre Massoud par les talibans soutenus, encadrés par 2000 militaires pakistanais, rien de plus normal. Mais, que les Américains prétendant réconcilier les ennemis d’hier, ressortent l’ancien roi Zaher Chah, afin de faire prévaloir leur nouveau grand jeu, celui de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières au nord de l’Afghanistan, c’en était trop ! La donne n’était plus la même. Jusqu’au bout, avant le 11 septembre, forts de leur domination « arrogante », les USA croiront parvenir à un accord…
(12) lire « Les dollars de la terreur » de Richard Labevière
(13) talib, pluriel : taliban (étudiants en religion)
(14) source : article « Le Monde » d’Amed Rashid, auteur de « L’ombre des taliban » ed. Autrement
(15) les citations de ce paragraphe sont de Fathi Benslama
(16) les faits sont tirés d’un article de Ali Laidi « Le Monde » du 05.10.2001
(17) voir article « Le Monde » du 24.11.2001
(18) des pressions internationales s’étaient exercées en vue d’interdire la commercialisation des pierres précieuses provenant des Etats en conflit.
(19) Edward Saïd – article paru dans « Le Monde » du 24.11.2001
(20) lire à ce propos, le chapitre consacré au GIA : la seconde guerre d’Algérie (255 à 274) du livre de Gilles Kepel « Jihad – expansion et déclin de l’islamisme »
(21) titre d’un roman de Victor Serge
 
 
 
 
 
 
 
 

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