Pierre BOURDIEU

– Collages pour un hommage –

Physiquement, Pierre Bourdieu nous a quittés. Sa pensée, encore plus qu’hier doit nous motiver pour persévérer dans la perspective que nous nous sommes tracée. Pour lui rendre hommage, quoi de mieux que de le citer, de le paraphraser, en montrant la pertinence certaine de ses analyses, en évoquant deux de ses derniers textes.

Le grand cirque électoral vient de commencer. Des présidentielles aux législatives, un futile théâtre d’ombres va tenter de nous faire croire, par assimilation réductrice du vote à la démocratie, qu’un véritable débat public va s’engager. Outre le fait que des différences minimes séparent les vagues orientations des sociaux-libéraux, de celles des libéraux-sociaux et que, ni le combat contre la mondialisation financière, ni les réformes à entreprendre pour s’en dégager et construire une Europe sociale, une démocratie parlementaire rénovée, détachée de la monarchie " républicaine " de la Vème, ne constitueront de véritables enjeux pour la lutte des places qui s’engage, nous aurons droit à l’énonciation de discours d’importance sans consistance, façonnés par les circonstances.

Le délitement de la société provoqué, depuis 1975, par le démantèlement de l’Etat social, les mesures régressives de libéralisation, de privatisation et de précarisation, poussent les politiciens, faute de programme alternatif, à jouer sur la peur face à l’incivilité, l’agressivité, la délinquance d’une certaine frange sociale à la dérive. " Le mode de production de l’opinion " qui va se retrouver dans ce marché de l’impunité zéro, sans que soit évoquée l’insécurité sociale grandissante qui le génère " est inscrit dans les rapports sociaux " de domination. Quel que soit le produit politique choisi par " l’agrégat statistique d’opinions individuelles " résultant de l’artifice de l’isoloir et du défilé silencieux qu’ils institue, le peuple, en tant qu’acteur de sa propre histoire, ne s’y retrouvera pas ; les puissants auront travaillé l’opinion pour se la rendre favorable, ils débiteront des " sentences sacerdotales " du type : une France forte dans une Europe forte, " déclamées sur le ton de l’évidence " et en autant de discours convenus. Les médias, pompeusement, confèreront à leurs " injonctions insinuantes et insidieuses " - comme celles d’adopter les fonds de pension ou de reculer l’âge de la retraite – une " magie sociale " attribuant de l’intérêt à leur insignifiance.

Plutôt que le " malaise inexprimé " de ne compter pour rien, plutôt que le repli, les éruptions de violence irrationnelle, la protestation impuissante ou la désertion insignifiante, " il faut travailler à créer les conditions sociales d’un mode de fabrication de la volonté générale réellement collectif, c’est-à-dire fondé sur des échanges réglés … pour établir l’accord ou le désaccord, et capable de transformer les contenus  communiqués et ceux qui les communiquent ".

Cette appréciation de la démocratie comme éducation populaire permanente par le débat, c’est la nôtre. Nous entendons " être le grain de sable dans le jeu bien huilé des complicités résignées ", enrayer la machine qui " détruit tous les acquis démocratiques en matière de législation du travail, de santé, de protection sociale et d’enseignement ". Nous entendons nous donner les moyens, en dehors des jeux politiciens factices, où les dés sont pipés, de contribuer à construire un " mouvement social critique ", une " contestation efficace, forte intellectuellement et politiquement " pour se faire entendre et provoquer des effets réels, des changements profonds.

Depuis Porto Alegre nous savons que notre " subversion hérétique " consiste à discréditer la pensée dominante reposant sur des pseudo évidences, et que " l’énoncé performatif " des mesures proposées (taxe Tobin, suppression de la dette, des paradis fiscaux …) consiste déjà à " faire advenir ce qu’il énonce, à rendre concevable qu’un autre monde est possible, tout en  créant ainsi la représentation et la volonté collectives qui peuvent contribuer à le produire ". En ce sens, nous devons travailler à " l’invention collective des structures collectives d’invention " d’un nouveau monde.

Ceux qui sont conscients de la " charge émancipatrice de la critique ", ceux qui besognent à " s’affranchir des tutelles inconscientes ", ceux qui savent " les conséquences funestes de la politique actuelle ne peuvent rester silencieux, ce serait de la non assistance à personne en danger, car il y a une corrélation évidente entre les politiques néo-libérales et le taux de délinquance d’une part, et d’autre part, la perte de sens, de repères, le sentiment d’insignifiance, de vie sans espoir ni avenir ".

Cette dernière paraphrase s’adresse à tous ceux qui nous lisent, nous côtoient, viennent aux conférences que nous organisons et qui auraient encore quelque doute pour s’engager plus hardiment aux AMD, à ATTAC … ou à créer avec nous leurs propres structures collectives de réflexion et d’action.

Gérard Deneux

 

Les citations et paraphrases de Pierre Bourdieu sont issues de