Islamisme, rupture culturelle, dérive vers la démocratisation des régimes arabes ?

Contribution de Bernard Marion, lors de la réunion-débat du 13.02.02 à Mulhouse

 

 Le dernier quart du XXème siècle a été marqué par l’émergence, l’ascension puis le déclin des mouvements islamistes. En décrivant les divers évènements et expériences qui, de l’Arabie Saoudite à l’Afghanistan, en passant par la Palestine, l’Algérie, la Malaisie, le Pakistan … et l’Europe, qui vont bouleverser l’histoire idéologique et politique d’un milliard de musulmans (l’oumma), mais surtout secouer les rapports politiques nationaux et internationaux à partir des années 60, Gilles Kepel(1) entreprend de tirer un bilan ( un premier bilan ?) de cette période aussi spectaculaire qu’inattendue lorsque le prêt-à-penser commun claironnait la fin des idéologues et de l’Histoire !

Au delà de la narration détaillée, précise, documentée des faits, des luttes idéologiques et politiques, c’est la compréhension et l’analyse d’un phénomène qui est entreprise : l’islamisme, d’abord à travers la rupture culturelle qui l’a rendu possible, avant son expansion (" soufflée " par la révolution iranienne) puis cette lente dérive dans la violence meurtrière qui va fissurer le mouvement et entraver son évolution.

 

1 – " Rupture et basculement dans l’espace de sens islamiste "

 

Lorsque le 29 août 1966, Sayyid Qotb, penseur islamiste membre des Frères Musulmans, est pendu dans l’Egypte de Nasser, personne n’imagine qu’à la fin de la décennie suivante, le rapport de force entre le nationalisme triomphant qu’incarne Nasser dans le monde arabe et l’Islam que Qotb a mis à jour, sera renversé et qu’une nouvelle utopie mobilisatrice a surgi.

Deux autres figures vont jouer le même rôle que Qotb :

Les trois penseurs partagent une même vision principalement politique de l’islam, et appellent à l’établissement d’un Etat islamiste, s’opposant ainsi au nationalisme séculier prédominant dans les années 1960, comme aux conceptions traditionnelles religieuses.

Mais ils représentent trois sensibilités différentes :

Chacun d’eux va devoir se définir par rapport au contexte islamique de l’époque : celui de la religion populaires des Confréries, comme celui de l’islam savant des clercs ou des oulémas. Et c’est d’abord dans de le domaine de la culture, au sens large, que l’islamisme a mené bataille avant d’investir la société et la politique. Ce combat, cette " révolution culturelle " mené contre le nationalisme pour substituer une vision du monde à une autre, s’est effectué à travers des groupes restreints de militants, d’intellectuels dès la fin des années 60.

Les nationalistes arabes, turcs, iraniens et autres, avaient fragmenté le monde de l’islam historique en communautés de sens distincts, fondées sur l’usage de chaque langue écrite moderne (celle de la presse, des livres…). Ils avaient mis cette langue au service de leur lutte contre le colonialisme, de leur projet d’émancipation et bousculé du même coup les clercs religieux, les oulémas, qui traditionnellement, avaient exercé seuls le magistère de la langue écrite savante.

Les intellectuels nationalistes issus des écoles européennes implantées dans le monde musulman n’avaient pas eu accès, malgré leur qualification, aux emplois moyens et supérieurs contrôlés par le pouvoir colonial. Leur combat pour l’indépendance avait aussi pour but d’imposer la langue écrite locale comme langue nationale. Et les élites au pouvoir se l’approprieront pour exprimer les valeurs de Nation, d’Etat, de modernité.

 Au fil des années, cette langue écrite moderne est devenue, à travers la censure sur les médias et les livres, un instrument de propagande de dirigeants autoritaires. C’est à ce moment que firent irruption Sayyid Qotb et Mawdoudi : ils s’emparent de cette langue pour en faire le moteur de leurs propres valeurs, fondées non sur l’islam, mais sur la réactivation d’une référence religieuse à l’islam comme critère de l’identité culturelle, sociale et politique.

Le contexte dans lequel se situe cette lutte idéologique et politique est celui de la décolonisation et de la guerre froide. Les pays musulmans ayant accédé à l’indépendance (sauf les régions de l’ex-URSS et la Bosnie) peuvent, compte tenu de leurs relations et des alliances par rapport aux deux blocs, être divisés en " progressistes ", liés à Moscou (Algérie, Libye, Egypte, Irak, Yémen du Sud, Indonésie) et en " alliés de l’Occident " (Arabie Saoudite, Turquie, notamment).

Tels sont le champ et l’espace idéologiques qui vont se projeter avec fracas dans l’Histoire de la fin du XXème siècle.

 

2 – Expansion et apogée du Mouvement

 

La défaite de la " guerre des six jours " (1967) va laisser un profond traumatisme dans le monde arabe : elle va amorcer le " basculement " de toute une nouvelle génération d’intellectuels, d’étudiants, de jeunes urbains pauvres que la modernisation des nations indépendantes a laissé de côté.

Le processus sera accéléré par la division du monde musulman entre sunnisme et chiisme. La rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran pour asseoir leur hégémonie sur le mouvement va s’afficher progressivement durant la décennie 70 : à la guerre d’octobre 1973 que les pétro-monarchies (en particulier le régime wahhabite)(2) transforment en embargo des alliés occidentaux de l’Etat hébreu, répond en écho en 1979, la victoire de la révolution iranienne sur le régime du Shah, pilier de la domination américaine dans la région. " L’effet de souffle " de celle-ci (2) va aiguiser les deux stratégies : la propagande de Téhéran s’adressait à l’islam du peuple, l’incitant à s’en prendre à l’impiété des dirigeants (même s’ils se réclamaient du Coran) s’opposant ainsi à tout le système de propagation construit par le régime saoudien, autour de la Ligue Islamique Mondiale et l’organisation de la Conférence Islamique.

Mais, c’est une autre stratégie, celle des Etats-Unis, échaudés et paniqués par l’arrivée de Khomeini au pouvoir qui va paradoxalement parachever la propagation de l’islamisme. Pour contrer l’armée rouge entrée à Kaboul en décembre 1979 au secours du régime communiste, et surtout, couper l’accès à l’Union Soviétique de la première région pétrolière du globe, Washington, avec l’aide des riches monarchies conservatrices du Golfe, va contribuer au financement du Jihad afghan.

La cause afghane sera un exutoire pour de nombreux militants quand, bientôt, à partir de décembre 1980, sur le front irako-iranien, attisée par les puissances occidentales et arabes, la jeunesse de la " révolution islamiste " va servir de chair à canons.

Pourtant, jusqu’à la fin des années 1980, l’expansion de l’islamisme se poursuivra : intifada en Palestine, essor électoral du FIS en Algérie et coup d’état putschiste au Soudan. L’Europe, elle-même, deviendra "terre d’islam " à travers les polémiques autour du port du voile ou de la " fatwa " condamnant l’écrivain Salman Rushdie.

 

3 – Impasses et déclin

L’année 1990 amorce une décennie de fuites en avant de plus en plus meurtrières. Le 2 août 1990, au matin, les représentants des Etats membres de l’Organisation de la Conférence Islamique, réunis au Caire apprennent que Saddam Hussein vient d’envahir le Koweït ; un Etat musulman vient d’être rayé de la carte par un autre Etat, membre de l’OCI. Et surtout, un autre Etat qui doit protéger sur son territoire les lieux saints de la religion, va devoir faire appel à une coalition d’armées étrangères et laisser fouler son sol par des impies. Le régime saoudien se trouvera de la sorte décrédibilisé aux yeux, non seulement de son peuple, mais de façon plus durable, dans l’ensemble musulman.

Plus profondément, trois faits vont entraver et faire péricliter l’essor politique de l’islam :

Pour Gilles Kepel, le " lâchage " ou l’autocritique d’une partie de l’intelligentsia islamiste, en particulier du " Londonistan "( et notamment de l’article de Wahhab Al Effendi, idéologue soudanais), pour qui l’Afghanistan a été la plus grande victoire du mouvement à l’époque moderne avant de devenir la suprême catastrophe, ouvre peut-être la voie à une " démocratie musulmane ". L’éviction de l’idéologue radical Hassan el Tourabi au Soudan, celle du vice-premier ministre Anwar Ibrahim en Malaisie, comme la victoire des réformateurs à l’opposé en Iran (février 2000) semblent l’attester.

 

 

Conclusion

 

Le problème soulevé par Gilles Kepel, celui de la démocratisation des sociétés musulmanes, renvoie à celui de la mondialisation libérale. Comme la période précédente de l’éclosion du mouvement islamiste s’est écoulée sur fond de guerre froide, puis de la volonté hégémonique des Etats-Unis, attisant les feux au gré de ses intérêts, comme aussi, de façon plus lointaine, le colonialisme avait façonné et instrumentalisé ces sociétés, l’avenir de tous ces peuples concernés (1 milliard d’hommes se réclame de la religion musulmane) sera lié aux enjeux économiques et commerciaux (ils sont nombreux…) qu’ils représentent.

 

Dans ce contexte, une autre utopie émancipatrice reste à écrire…

 Bernard Marion

 

 (1) Gilles Kepel est universitaire, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, responsable du programme sur le monde musulman. Son livre " Jihad – Expansion et déclin de l’islamisme " est le fruit de 5 années d’enquêtes.

(2) voir articles de Gérard Deneux " La terreur, comme la violence, est la continuation de la politique par d’autres moyens – dans les bulletins des AMD – Groupe Nord Franche-Comté/Haut-Rhin, n° 16 de décembre 2001 et n° 17 de janvier 2002