La Grande-Bretagne, laboratoire du libéralisme

Intervention de David Ball , lors de la réunion du 20.03.02 organisée par les Amis de Besançon

 

Deux évènements expliquent, en grande partie, la situation de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui. D’abord, l’expérience de la deuxième guerre mondiale, qui fut pour la plupart des Britanniques un moment national positif et héroïque. Ses grandes villes souffrirent beaucoup des bombardements, mais grâce à plusieurs facteurs (sa propre résistance, sa position géographique, et l’invasion prioritaire de l’Union Soviétique par les Allemands), elle évita l’occupation nazie et l’obligation de collaborer avec un régime infâme. La dernière fois qu’une invasion de l’Angleterre a effectivement réussi, c’était au XIème siècle, la conquête de Guillaume de Normandie. Depuis, l’Angleterre s’est battue à l’étranger de manière presque continue, même au XXème siècle, mais chez elle, même la Suisse n’a pas connu une pareille absence de conflit et d’invasion. Cette longue histoire de sanctuaire inviolable a sans doute donné aux Anglais un sentiment, à moitié inconscient, de supériorité aux autres, d’être parmi les élus de Dieu, comme les Américains, d’ailleurs, pour des raisons similaires, et en contraste avec ces pauvres Européens continentaux, qui ont subi d’innombrables invasions, parfois anglaises, et qui se sont finalement discrédités d’une manière ou d’une autre pendant la deuxième guerre mondiale.

A la fin de ce conflit meurtrier, la France et l’Allemagne décidèrent de faire la paix et de travailler ensemble dans la construction d’une Europe où de tels conflits ne seraient plus possibles. Les deux pays décidèrent, en outre, d’entreprendre chez eux un grand redressement national, avec un renouvellement plus ou moins marqué des élites dirigeantes. La Grande-Bretagne, en revanche, ne voyait pas sa tâche de reconstruction de la même manière, d’où son refus initial de participer au Marché commun et ses hésitations postérieures à s’engager sincèrement dans la démarche d’une Europe unie.

Le deuxième événement est tout à fait différent. En 1976, la Grande-Bretagne fut le premier pays industrialisé à se trouver dans l’obligation de demander un prêt auprès du Fonds monétaire international. Tout simplement, les dépenses de l’Etat dépassaient ses recettes. Pour la plus grande partie de la population, le FMI ne voulait pas dire grand-chose, et c’était le taux de l’inflation qui inquiétait vraiment, mais pour les gens plus éduqués, qui comprenaient tout le sérieux de la situation, ce prêt fut une humiliation nationale, ce qui explique sans doute en partie le succès de Thatcher dans les années quatre-vingt qui fit passer ses réformes libérales comme un redressement

national enfin nécessaire. Pour la première fois au XXème siècle, on vit ce phénomène contradictoire : un gouvernement conservateur réformateur. Mais les réductions des dépenses publiques imposées par le FMI commencèrent bien sûr avant son arrivée au pouvoir.

La popularité de Thatcher était, au fond, la revanche d’une petite bourgeoisie qui n’avait pas digéré les progrès de la classe ouvrière depuis la guerre ou les nouvelles libertés des années soixante. Mais elle trouva des alliés plus ou moins enthousiastes dans les classes dirigeantes et aussi ouvrières, chez qui la faiblesse d’un gouvernement travailliste minoritaire et un long hiver de grèves dures et mal organisées ( le notoire " winter of discontent " de 78 à 79) avaient provoqué un sentiment d’exaspération.

Les changements mis en œuvre par les gouvernements de Thatcher dans les années quatre-vingt représentaient effectivement la fin de l’équilibre entre capitalisme et socialisme établi à la fin de la dernière guerre. A ce moment-là, l’Union soviétique semblait très puissante, très populaire, et dans tous les pays démocratiques de l’Europe occidentale, les gouvernements, de droite ou de gauche, établirent dans les années quarante et cinquante, une espèce de contrat tacite, à savoir que si les classes ouvrières acceptaient les contraintes et les inégalités du système capitaliste, l’Etat était prêt en retour à garantir le plein emploi et une redistribution des richesses grâce aux services publics financés par une taxation équitable. Ces services publics devaient répondre à toutes les attentes légitimes des citoyens de liberté et de bien-être.

Trente ans plus tard, dans un monde où la croissance économique ralentissait en même temps que l’Union soviétique ne faisait plus peur en tant que modèle susceptible de séduire les classes ouvrières, Thatcher prêcha un retour aux valeurs de l’époque victorienne, l’époque où l’Etat britannique était fort à l’extérieur, mais faible à l’intérieur, et quand son commerce et son industrie dominaient le monde. Pour mettre en œuvre sa petite révolution, elle se servit de six moyens principaux : la dérégulation, la privatisation, la mise au pas des syndicats, le changement des systèmes de taxation, la vente des HLM et la création dans l’administration publique des " quangos ", que j’expliquerai plus loin.

 La dérégulation fut surtout celle des lois du travail, avec pour but de faciliter le licenciement, d’encourager les contrats à durée déterminée, et de supprimer ou de contourner les règlements de sécurité. A la fin des années quatre-vingt, il y eut une série d’accidents majeurs en Grande-Bretagne : en 1987, le naufrage d’un ferry dans la Manche (193 morts) et un incendie dans le métro de Londres ( 31 morts), en 1988, l’explosion d’une plate-forme de forage dans la mer du Nord (167 morts) et le carambolage de trois trains à Londres (35 morts). On avait inévitablement l’impression que la sécurité des employés et des usagers venait trop souvent en deuxième place, après les profits des propriétaires et des actionnaires. Mais, en 1994, presque cent règlements de sécurité au travail furent abolis d’un seul coup par le gouvernement de John Major, qui continuait, avec plus de difficultés, la politique de Thatcher. Et, aujourd’hui encore, le marché du travail en Grande-Bretagne est le plus dérégulé de l’Europe occidentale.

 Les privatisations commencèrent en 1979 avec la compagnie de pétrole BP et continuèrent avec, entre autres, les télécommunications (1984), le gaz et l’électricité (1986 et 90), l’eau (1989) et les chemins de fer (1996). Les nationalisations effectuées par le gouvernement travailliste après la guerre avaient été plus populaires chez leurs employés que chez leurs usagers, qui trouvaient trop souvent ces grandes entreprises autoritaires et impersonnelles, d’où sans doute, l’absence d’une protestation efficace au moment de leur privatisation. Mais les résultats immédiats furent plutôt décevants : des licenciements, des réductions de services aux consommateurs et des augmentations indécentes des rémunérations des cadres supérieurs. Mais il faut ajouter que le nombre d’actionnaires dans le pays augmentait aussi de manière significative, et que l’esprit d’entreprise était peut-être ainsi encouragé.

En 1980 et 82, deux actes du Parlement limitèrent de manière radicale les capacités des syndicats d’organiser les grèves. Par exemple, toute grève est illégale si elle n’a pas été décidée par un scrutin majoritaire secret, et dans tout cas de grève illégale, le syndicat devient financièrement responsable des pertes de l’entreprise concernée. Les piquets de grève secondaires sont eux aussi maintenant illégaux. Grâce à ces restrictions et aussi à l’augmentation du chômage, le nombre de syndiqués tomba de plus de 13 millions en 1979 à moins de 9 millions en 1993. Il y avait plus d’actionnaires dans le pays que de syndiqués. La grande grève, héroïque mais " futile ", des mineurs de charbon en 1984 et 85 symbolisa la défaite de la classe ouvrière traditionnelle face aux nouveaux impératifs de rentabilité.

Parmi les classes moyennes, cette guerre contre les syndicats fut plutôt populaire, comme le furent également les réductions des impôts sur le revenu, accompagnées d’une augmentation importante de la TVA. Le financement des services publics fut ainsi non seulement réduit mais assuré davantage par les gens aux revenus modestes.

Autre mesure, la vente des HLM à leurs locataires diminua d’abord les responsabilités des autorités locales, souvent dominées dans les grandes villes par le parti travailliste. Il leur fut même interdit de construire de nouveaux HLM. En même temps, cette mesure créait un nouveau groupe de propriétaires plus enclins à voter à droite. Ce programme fut d’abord un succès, et en 1987, 64 % des logements du pays étaient occupés par leurs propriétaires. Mais, beaucoup de familles trouvaient le paiement des intérêts plus onéreux que celui de leur loyer, et en 1994, le nombre de  " sans logement " augmenta jusqu’à 200 000, trois fois le chiffre de 1979.

Dans l’administration, le pouvoir non seulement des autorités locales, mais aussi, de la fonction publique et des comités de professionnels fut remplacé par celui des comités spéciaux qu’on appelle " quangos ". " Quango ", pour ceux qui comprennent l’anglais, est un acronyme de " quasi-autonomous non-governmental organisation ". C’est en effet un comité directeur qui a la responsabilité d’un secteur de l’administration publique au niveau national ou régional et qui est composé uniquement de personnes nommées par le Gouvernement. Ainsi, avant la fin des années quatre-vingt-dix, il existait plus de 1 500 " quangos ", qui étaient toutes des instruments de l’idéologie thatchérienne.

Thatcher gagna ses deuxième et troisième victoires électorales en 1983 et 87, grâce en grande partie à la guerre des Malouines de 1982, et aux sentiments chauvins déclenchés par cet exploit militaire. Grâce aussi à l’impopularité du parti travailliste, qui semblait trop divisé entre une aile gauche qui prônait un soutien systématique aux revendications des syndicats, représentant la classe ouvrière, et un courant plus modéré qui voulait aussi plaire aux classes moyennes. Sous l’impulsion de l’aile gauche, le parti adopta au début des années quatre-vingt, une politique de désarmement nucléaire unilatéral qui fut rejeté par l’électorat et finalement abandonné par le parti quelques années plus tard.

Mais, un sentiment irrationnel de succès assuré mena Thatcher à sa chute, provoquée par son projet de changement du système de taxation locale. La taxe d’habitation traditionnelle fut remplacée par un impôt standard par tête d’habitant, un changement qui favorisait de manière par trop évidente les riches qui habitaient peu nombreux de grandes maisons, et qui pénalisait les familles modestes où plusieurs adultes habitaient la même maison petite ou moyenne. Thatcher était personnellement de plus en plus perçue dans le pays comme trop arrogante, et son statut positif de femme plus forte que les hommes, devenait celui d’une femme dont l’autorité excessive semblait humiliante, surtout pour les hommes. Ses ministres et députés se débarrassèrent d’elle en 1990, sans le moindre état d’âme, pour assurer leur victoire aux élections suivantes.

Mais le Gouvernement de John Major de 1992 à 1997, se trouva très vite en grande difficulté. Le 16 septembre 1992, " le mercredi noir ", la Grande-Bretagne fut obligée, dans des circonstances désastreuses, de quitter le mécanisme de change du SME, et l’attitude anti-européenne de beaucoup dans le parti conservateur fut intensifiée de manière tout à fait irrationnelle. La privatisation des chemins de fer produisit une situation de chaos et d’insécurité, où on était presque soulagé de voir que son train ne partait pas, parce que, au moins, il ne risquait pas d’accident. De plus, plusieurs ministres et députés conservateurs furent accusés de corruption, pas grand-chose sans doute, comparé à ce qui se passe en France ou en Italie, mais de telles accusations ajoutèrent inévitablement au discrédit du gouvernement. Plus sérieusement, peut-être, la corruption commençait à infiltrer de nouveaux secteurs de la société, comme l’éducation, où des chefs d’établissement, surtout dans les instituts de technologie, se laissaient tenter par leur nouvelle indépendance budgétaire et magouillaient, par exemple, avec des chefs d’entreprise locaux.

Pour les enseignants, pourtant, les conservateurs mettaient en place des systèmes de concurrence et de contrôle qui sont toujours ressentis par la majorité d’entre eux comme une mise au pas brutale. Tous les  établissements scolaires d’une ville ou d’une région sont aujourd’hui dans un système de concurrence, avec la publication de tous leurs résultats dans la presse locale pour influencer le choix des parents. Les établissements les moins choisis perdent une partie proportionnelle de leur financement, avec pour conséquence le licenciement des enseignants et peut-être, éventuellement, leur fermeture complète.

Pour Thatcher et ses ministres, les enseignants étaient avant tout des libertaires, des gauchisants, des contestataires responsables du relâchement des mœurs des années soixante. Mais bien sûr, la situation de l’éducation britannique à la fin des années soixante-dix n’était pas si simple ou si négative. Il y avait un secteur primaire varié et inventif, un secteur supérieur, malgré l’expansion des années soixante, toujours restreint et élitiste, comparé aux universités françaises, et un secteur secondaire qui avait plus de mal à se définir. Les gouvernements travaillistes des années soixante et soixante-dix avaient encouragé la formation des collèges uniques (en anglais " comprehensive schools ") mais sans imposer un système vraiment national. Ainsi, des collèges sélectifs continuaient çà et là, et l’importance des collèges de prestige privés ne fut jamais mise en cause. Le but final du collège unique est le vieux rêve d’une société plus égalitaire mais, l’effet s’est révélé être le contraire, les différences de classe se renforçant en face de la tentative de les diminuer par action gouvernementale, une action qui ne semblait pas d’ailleurs suffisamment convaincante ou convaincue.

La plus grande réforme dans le domaine de l’éducation des années Thatcher fut sans doute, le programme national de 1988. Avant cela, chaque établissement scolaire avait la liberté plus ou moins complète d’enseigner son propre programme, et surtout, dans le secteur primaire, où les examens et contrôles externes étaient plus rares, beaucoup d’expérimentations et même carrément d’excentricités florissaient. Je me souviens, par exemple, d’un directeur d’école primaire très littéraire et artistique, dont les élèves passaient la plupart de leur temps à écrire des romans et d’autres livres, qu’ils décoraient ensuite avec des couvertures très élaborées et qu’ils lisaient entre eux. Je ne peux pas m’empêcher de regretter la disparition de tels enthousiasmes personnels, même si je reconnais que le programme national de 1988 fut un immense progrès en établissant le droit de chaque élève dans le système public à une éducation équilibrée. Il faut reconnaître aussi à l’actif des Conservateurs une immense expansion de l’éducation supérieure, même si son financement n’était pas assuré de manière adéquate. Le pourcentage de jeunes qui obtiennent aujourd’hui une qualification universitaire est de plus de 30 %.

Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1997, j’avais l’espoir personnel et naïf de voir encouragé un mariage pédagogique entre l’équilibre du programme national et la créativité à la fois individualiste et égalitaire des années précédentes. Déception totale ! Ce que j’ai vu, c’est le maintien et même le renforcement des contrôles et des menaces à l’égard des établissements, avec en même temps, un abandon de la gamme des matières du programme national. Par exemple, dans les écoles primaires, l’anglais et les maths occupent maintenant à eux seuls, presque la moitié des heures disponibles, et dans le secondaire, les langues étrangères ne sont plus obligatoires. Encore une fois, il faut insister sur le rôle de plus en plus important des établissements scolaires privés dans le maintien d’un système d’éducation et d’une société toute entière très inégalitaire.

Les Britanniques expriment souvent beaucoup d’insatisfaction à propos de leurs services publics, et la privatisation catastrophique des chemins de fer a montré les limites de cette solution, mais il y a toujours un sentiment général, entretenu même par le gouvernement travailliste, que le privé est normalement plus efficace et plus fiable que le public, et qu’une imposition directe plutôt basse, même sur les revenus des riches, est nécessaire pour le bien de l’économie.

L’idée de solidarité nationale est beaucoup plus difficile à exprimer et à mettre en œuvre en Grande-Bretagne qu’en France par exemple. D’abord, la Grande-Bretagne est elle-même un petit empire inégal, où l’Angleterre depuis la fin du Moyen-Age a conquis ou annexé le pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande. La conquête de l’Irlande " résistante " fut toujours incomplète, et aujourd’hui encore l’Irlande du Nord fait partie du Royaume Uni d’une façon qui pose problème à tout le monde. De plus, le Royaume Uni n’a pas de constitution clairement établie qui garantirait les droits de ses citoyens. Il n’y a pas de citoyens en Grande-Bretagne d’ailleurs, tout le monde est sujet de Sa Majesté. Je ne parlerai pas beaucoup ici du racisme ordinaire, qui refuse d’accepter ceux qui n’ont pas l’allure européenne, même s’ils sont nés en Europe, comme compatriotes à part entière, parce que ce racisme se trouve malheureusement partout. L’intégration des musulmans britanniques pose un problème particulier. Pour l’instant, ces Britanniques d’origine pakistanaise ou bangladaise ne réussissent pas très bien à l’école ou sur le marché du travail, et beaucoup d’entre eux se laissent tenter par l’intégrisme, ce qui les rend doublement victimes des pires aspects de leur propre culture aussi bien que de l’exclusion raciste des autres Britanniques.

Tony Blair est devenu chef du parti travailliste en 1994 et premier Ministre en 1997. Ses attitudes ont été très marquées par ses longues années d’opposition, et il semble toujours avoir peur que le parti travailliste ne se retrouve du jour au lendemain dans la même situation de faiblesse et d’impopularité. Après la défaite inattendue des travaillistes en 1992, il est convaincu que la rénovation du parti doit aller encore plus loin, pour représenter davantage les intérêts de la classe moyenne modérée.

On peut mieux expliquer cette peur du rejet si on se rappelle l’influence totalement imméritée de la presse populaire en Angleterre, qui fait peur en effet à toute la classe politique. Sans doute faut-il connaître l’anglais et l’Angleterre assez bien pour apprécier toute la bassesse de cette presse, qui véhicule dans la plupart de ses journaux une vision du monde qu’on associe en France, par exemple, avec le Front National. Deux hommes, Rupert Murdoch, un Australien aujourd’hui américain, et Conrad Black, un Canadien, sont à eux seuls les propriétaires de plusieurs journaux britanniques à forte circulation, dans lesquels ils font exprimer leurs opinions réactionnaires et anti-européennes. Une des raisons pour laquelle la Grande-Bretagne a refusé l’euro est l’hostilité personnelle de ces deux hommes richissimes, pour qui la Manche semble toujours plus large que l’océan atlantique.

Ainsi, en devenant chef du parti travailliste, Blair fait de son mieux pour courtiser Murdoch, en même temps qu’il déclenche une espèce de guerre interne contre la vieille garde et les vieux idéaux de son parti, appelés péjorativement " Old Labour " en contraste avec le projet modernisant du jeune Blair, " New Labour ", le parti travailliste nouveau. Il abandonne ainsi aussi nettement que possible les démarches traditionnelles du parti, c’est-à-dire, l’alliance privilégiée avec les syndicats, la nationalisation des grandes industries, et la redistribution des richesses par l’impôt et les services publics. Le vieux parti travailliste, composé bien sûr d’individus de tous les âges, a été exclu du gouvernement et de la plupart de ses programmes, mais il se fait entendre de temps à autre, de manière embarrassante pour le Premier Ministre, par exemple, lors de l’élection du premier maire de Londres, où le candidat soutenu par le vieux parti, Ken Livingstone, a été élu face au candidat de Blair et des ses ministres.

Tony Blair aime surtout, sans doute à cause du côté religieux et même messianique clairement affiché de sa personnalité, les situations faciles à couper en deux parties simples, celle du bien et l’autre du mal. Mais, on peut remarquer sans trop de méchanceté que ceux qui se trouvent dans sa partie du mal, comme le vieux Labour, ou, à l’étranger, et à un autre degré, Saddam Hussein, Milosevic ou Ben Laden, sont déjà affaiblis et impopulaires, et que, quand il s’agit de vrais puissants, des magnats de la presse, ou des dirigeants américains, russes ou chinois, Blair leur trouve toujours des qualités respectables.

 

Le Gouvernement de Blair est au pouvoir depuis presque 5 ans maintenant, mais avec quels résultats ?

 Son plus grand succès est certainement la décentralisation à la périphérie de la Grande-Bretagne. L’Ecosse a aujourd’hui son Parlement, avec la responsabilité de tous les services publics du pays, et le pays de Galles et l’Irlande du Nord leurs assemblées, avec un pouvoir un peu plus limité. A part cela, les réussites et les échecs sont beaucoup plus mélangés.

En 1997, un nouveau programme pour réduire le chômage des jeunes entre 18 et 25 ans fut mis en place, avec un élément de contrainte : ceux qui n’ont pas d’emploi sont obligés d’accepter soit une formation, soit un emploi d’utilité publique. Il y a aussi des programmes plus ponctuels et limités qui visent le long terme, par exemple, un programme d’aide aux femmes de milieu défavorisé dès la naissance de leurs enfants, et aux mères adolescentes, trop nombreuses en Grande-Bretagne, afin qu’elles puissent continuer leurs études tout en s’occupant correctement de leurs enfants. Il y a également des programmes pour la réhabilitation des jeunes délinquants, même si la réponse la plus efficace que le gouvernement ait trouvée à la peur de la criminalité est toujours la répression, avec pour conséquence le fait que la population pénale en Grande-Bretagne est toujours la plus élevée d’Europe.

Mais tout le monde, ou presque, accepte aujourd’hui que l’augmentation de la criminalité, surtout des garçons et des jeunes hommes, est un problème que tous les gouvernements peinent à résoudre. En revanche, la plupart des Britanniques sont conscients que leurs services publics de santé et de transport laissent énormément à désirer en comparaison avec d’autres pays européens. On ne peut plus parler d’ailleurs de services publics de transport en Grande-Bretagne, puisque tout, ou presque, a été privatisé. La privatisation des bus et des trains a produit des réductions dramatiques de la qualité du service et, pour les chemins de fer, du niveau de la sécurité. Les services et les horaires des bus peuvent changer du jour au lendemain suivant la rentabilité des lignes, et après la décision à la fois comique et inquiétante en 2000 de réduire pendant plusieurs mois la vitesse de nombreux trains à 30 à l’heure pour des raisons de sécurité, leur fiabilité et leur ponctualité laissent toujours à désirer.

Mais le Gouvernement propose aujourd’hui une privatisation limitée du métro de Londres. Toute l’infrastructure des trains, des rails et des tunnels deviendra la propriété d’entreprises privées, et l’existante compagnie publique ne s’occupera que de l’emploi des personnels qui font rouler les trains. Mais ces entreprises privées n’auront pas tout l’argent nécessaire pour moderniser le système, et il faudra attendre presque vingt ans pour réaliser le remplacement des vieux trains. De toute façon, la reconstruction prioritaire pour les entreprises privées n’est pas celle des tunnels vétustes mais celle des stations à la surface, où on peut trouver des profits immédiats dans la location des magasins. Et tout cela a été décidé par un gouvernement travailliste dans un esprit de pure méfiance à l’égard de l’entreprise publique, considérée comme trop inefficace et gaspilleuse, ce qui risque finalement non seulement d’ajouter aux malheurs des voyageurs mais aussi d’entraver même la croissance économique du pays, si dépendante de la capitale comme centre financier et touristique.

Le système de santé de la Grande-Bretagne fut à ses débuts, dans les années quarante et cinquante, un service universel et gratuit, fondé sur des principes socialistes classiques.  Les gouvernements conservateurs de Thatcher et de Major y ont introduit des éléments de concurrence, surtout entre les hôpitaux. Aujourd’hui, chaque patient est inscrit sur la liste d’un généraliste qui, normalement s’occupe, en première instance, de tous les problèmes ou besoins de santé de ce patient. Les généralistes travaillent en équipes d’environ 5 à 10, et chaque équipe a son budget attribué par l’Etat, avec lequel ils achètent les soins nécessaires soit chez eux, soit aux hôpitaux. Le gouvernement travailliste a décidé de mettre ensemble ces équipes de généralistes en groupes encore plus grands, dans l’idée de les rendre éventuellement responsables de toute l’organisation régionale des soins.

Mais le problème de l’écart entre les services de santé en Grande-Bretagne et ceux du reste de l’Europe est un problème d’argent plutôt que d’organisation. Les dépenses de santé en Grande-Bretagne ont été pendant longtemps plus ou moins la moitié de la moyenne européenne. Le gouvernement travailliste a déjà beaucoup augmenté les dépenses consacrées à la santé, et a promis que d’ici 2005, elles auront atteint le niveau moyen de l’Europe occidentale. Si cette promesse est maintenue, le problème risque d’être résolu, au moins dans l’immédiat. Mais partout l’augmentation annuelle des budgets de santé dépasse la croissance économique. L’argent supplémentaire que le gouvernement travailliste a déjà consacré à la santé vient de la bonne performance actuelle de l’économie britannique, mais il est fort à craindre qu’aux moments plus difficiles, les dépenses publiques diminueront avant que les impôts n’augmentent.

En principe, le système de santé britannique est toujours efficace et certainement meilleur marché que des systèmes fondés sur l’assurance et le remboursement, mais d’un point de vue socio-culturel, c’est un système qui donne toujours le pouvoir au médecin plutôt qu’au patient. Là où en France le médecin est normalement heureux de voir ses patients parce qu’il est payé chaque fois, en Grande-Bretagne, le médecin souhaite sincèrement que ses patients se portent bien, et surtout, qu’ils évitent des maladies longues et coûteuses. Le patient britannique doit être souvent vraiment patient. Il est beaucoup moins un consommateur, et il a toujours l’impression qu’il doit être reconnaissant de ce qu’il reçoit.

Mais il faut finalement constater que comparées aux cinq années de John Major, quand la Grande-Bretagne dans sa vie publique était tombée presque au niveau d’une République bananière, les cinq premières années de Tony Blair montrent une amélioration assez nette, et nécessaire, les Britanniques n’ayant pas encore appris, comme les Italiens, à se passer d’un gouvernement central fort, honnête et respectable.

La Grande-Bretagne d’aujourd’hui me semble assez près d’une image qu’elle adoptait elle-même de la France avant les années soixante-dix, c’est-à-dire, d’un pays sujet aux crises politiques et financières fréquentes, un pays très inégal, mais où les arts et la grande culture coïncident avec les périodes de problèmes sociaux et politiques plus aigus ? Non, je ne crois pas. Certainement, ce ne fut pas le cas pour les époques d’Elisabeth 1ère en Angleterre ou de Louis XIV en France. Mais il y a d’autres comparaisons possibles entre la Grande-Bretagne et la France. Les deux pays furent jusqu’au milieu du vingtième siècle des grandes puissances coloniales, et malgré la perte inévitable de ces empires, tous les deux veulent conserver un rôle mondial, à l’instar de pays beaucoup plus grands par leur surface et leur population, comme les Etats-Unis, la Russie et la Chine. La France a choisi, depuis De Gaulle, d’exercer ce rôle plutôt au travers de l’Europe, la Grande-Bretagne au travers des Etats-Unis, les deux choix sans doute dictés par des considérations évidentes de géographie et de langue. Mais il faut dire que ce désir d’être présent toujours et partout dans le monde coûte cher aux populations britanniques et françaises, qui sont obligées de supporter des dépenses militaires beaucoup plus élevées qu’ailleurs en Europe. J’ajouterai que le choix français a au moins ceci de positif, qu’il risque d’encourager, même si c’est au début pour des raisons égoïstes, l’unité européenne. Les Britanniques sont peut-être toujours plus prêts que les Français à sacrifier un peu de leur bien être pour faire partie, avec les Américains, d’une équipe dominatrice.

Evidemment, les succès britanniques dans les domaines de la culture me réjouissent, même s’ils ne sont pas toujours si éblouissants qu’on le dit, pourtant, ils ne rendent pas plus acceptables pour un seul instant tous les changements négatifs que j’ai vécus, comme la plupart de mes compatriotes, depuis les années soixante-dix. Nous avons vu nos services publics de plus en plus débordés, et une classe politique, une police et un système de justice tombés dans le discrédit d’une manière qui m’aurait semblé impossible dans ma jeunesse. Nous avons vu des régions fières de leurs industries réduites au désespoir du chômage et de la pauvreté, et une société en général devenue plus vulgaire, plus égoïste et plus agressive. Mais, je me reconnais toujours dans les traditions de liberté et de tolérance de la Grande-Bretagne, un pays qui a contribué énormément au syndicalisme, au socialisme et à la démocratie représentative, et je sais que, malgré tout, ces traditions ne sont pas mortes.

Il ne s’agit pas pour autant d’idéaliser le passé. La nostalgie est une industrie qui marche même un peu trop bien de nos jours. Quand je pense à l’Angleterre de mon enfance, j’ai le souvenir d’une société assez triste et répressive, et même après les progrès sociaux des années soixante, la Grande-Bretagne d’avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir souffrait d’au moins trois problèmes majeurs qui sont toujours loin d’être résolus.

D’abord, celui d’un pouvoir politique concentré dans le parti majoritaire à la chambre des Communes. Et aujourd’hui, ce pouvoir est de plus en plus concentré dans la personne du Premier Ministre, surtout si sa majorité à la Chambre est suffisamment grande pour contourner l’obstruction possible d’un groupe rebelle. Il n’y a pas de contre pouvoir. Il n’y a pas, comme en France ou aux Etats-Unis, un pouvoir présidentiel et un pouvoir parlementaire, système qui crée ses propres difficultés mais qui a, au moins, une constitution écrite qui règle leurs relations. Il n’y a pas, comme en Allemagne ou en Italie, ou encore aux Etats-Unis, de forts centres de pouvoir régionaux, sauf maintenant en Ecosse, ce qui risque d’ailleurs de provoquer une crise constitutionnelle, si un jour, un gouvernement conservateur à Londres entre en conflit avec un gouvernement de gauche à Edimbourg. De toute façon, l’Ecosse, ainsi que le pays de Galles, posent des problèmes à la démocratie britannique jusqu’à maintenant insolubles. Ces deux pays ont toujours élu très majoritairement des députés travaillistes à la Chambre des Communes, et à l’époque de Thatcher et de Major, ils se plaignaient fort qu’ils étaient obligés de subir les conséquences d’une politique contre laquelle ils avaient massivement voté. Mais, aujourd’hui, la majorité de Blair doit beaucoup aux députés écossais et gallois, et les Anglais, qui forment, et de loin, la majorité de la population, et qui sont beaucoup moins majoritairement travaillistes, sont en droit de se plaindre d’un pouvoir central qui n’est plus tout à fait le leur. Ils peuvent se plaindre aussi que les Ecossais et les Gallois ont maintenant la possibilité de voter deux fois, pour deux Parlements. Un système national de représentation proportionnelle serait peut-être en partie une solution à ce problème d’équilibre. Le Parlement écossais et les assemblées au pays de Galles et en Irlande du Nord ont déjà leurs systèmes proportionnels, et leurs gouvernements de coalition presque inévitables. En Ecosse et au pays de Galles, il y a des coalitions entre les travaillistes et les démocrates libéraux, qui sont le troisième parti politique en Grande-Bretagne et qui sont probablement aujourd’hui à la gauche du parti travailliste. Mais, pour l’instant, les deux principaux partis du pays y sont opposés, surtout les conservateurs, parce qu’ils espèrent toujours rafler la mise aux élections générales.

Deuxièmement, les divisions de classes sociales sont toujours assez marquées en Angleterre, malgré la plus grande mobilité sociale créée par l’éducation et par le mouvement libertaire des années soixante. A ce moment-là, grâce au sport et à la culture populaire, surtout la musique, une petite minorité accéda à la célébrité et à la richesse, sans pour autant adopter les façons de parler et de se comporter des classes moyennes, ce qui semblait symboliser une plus grande ouverture sociale. Et pendant les années quatre-vingt, une autre nouvelle minorité prospère, cette fois-ci dans la finance, l’immobilier et l’informatique, a elle aussi fait parler d’elle, mais d’une façon plus négative, comme symbolisant l’avidité et l’égoïsme encouragés par la politique de Thatcher. Aujourd’hui, en revanche, on pourrait affirmer que les différences entre les classes moyenne et ouvrière sont en train de se renforcer. On remarque par exemple, que les classes moyennes en général mangent mieux que la classe ouvrière, de plus en plus exposée à la mal-bouffe, avec pour conséquence des différences de classe en ce qui concerne la santé et l’ espérance de vie. Aussi, un comportement masculin agressif, plus typique des classes défavorisées, et qui se manifeste lors des matchs de foot et dans les bagarres du samedi soir, est à la fois cause et conséquence d’une absence d’études et de qualifications chez beaucoup de jeunes d’origine ouvrière. Mais ce comportement est aussi le reflet de la violence de la culture populaire du sport, du cinéma et de la télévision.

Peut-être plus importante encore est la continuité de pouvoir et d’influence de l’élite anglaise plus ou moins aristocratique, qui n’a jamais été décimée ou discréditée par une Révolution à la française ou par la défaite militaire ou la dictature. Cette élite est riche d’un héritage de terres et de capital financier et culturel. Elle est formée dans des écoles de prestige privées (comme Eton, Harrow, Winchester) et dans les universités d’Oxford et de Cambridge, avant d’entrer dans la fonction publique, le corps diplomatique, la finance, ou la vie politique, mais rarement dans le commerce ou l’industrie, les aristocrates ayant traditionnellement une attitude dédaigneuse à l’égard de toute activité commerciale. Cette classe, symbolisée par la monarchie et la Chambre des Lords, est souvent honnête, compétente et dotée d’un sens du service public, et si elle n’était pas héréditaire, elle pourrait être au moins méritocratique.

La Chambre des Lords, la deuxième Chambre du Parlement, a déjà été modifiée par le gouvernement travailliste, dans la mesure où la plupart des lords héréditaires ont perdu leur droit de vote, mais le gouvernement propose actuellement de les remplacer par de nouveaux lords nommés plutôt qu’élus, ce qui semble loin d’être un triomphe de la démocratie. Et on peut constater malheureusement d’une manière plus générale que le projet de réforme des institutions politiques et démocratiques du pays, promis et commencé par le parti travailliste, est aujourd’hui en panne, s’il n’a pas été silencieusement abandonné.

Le troisième problème majeur de la Grande-Bretagne est son déclin économique relatif, un déclin tout au long du vingtième siècle, quand l’économie britannique fut dépassée non seulement, et inévitablement, par celle des Etats-Unis, mais aussi par celles de l’Allemagne, du Japon, de la France et peut-être même de l’Italie. L’économie britannique a déjà commencé à entrer dans une phase post-industrielle, avec une réduction énorme de l’activité des industries traditionnelles. Une telle réduction était en partie sans doute inévitable, mais l’artisanat et les petites entreprises n’ont pas suffisamment pris la relève. Depuis 1983, et pour la première fois depuis la Révolution industrielle, la Grande-Bretagne importe plus qu’elle n’exporte de biens manufacturés, et son économie dépend de plus en plus de la finance, du tourisme, et de l’éducation et de la culture. Depuis la dernière guerre, la Grande-Bretagne n’a pas suffisamment investi dans la modernisation de ses usines et de son infrastructure. Elle fut la plus grande bénéficiaire du Plan Marshall, par lequel les Etats-Unis contribuèrent à la reconstruction de l’Europe après la guerre, mais le gouvernement travailliste de l’époque consacra une très grande partie de ces largesses à la mise en place de l’Etat providence, dans la prévision, cruellement démentie par l’histoire, que les dépenses publiques pour la santé et la sécurité sociale diminueraient progressivement avec une meilleure éducation et nutrition, avec le plein emploi et la disparition des habitations insalubres.

Les réformes des gouvernements conservateurs après 1979 n’ont certainement pas résolu ces problèmes, au contraire. Thatcher a fait avaler une politique radicale à un pays récalcitrant, où une majorité de la population en âge de voter n’a jamais choisi son programme, et on peut savoir gré à Blair d’avoir épargné au pays une réaction de la même agressivité dans l’autre sens, vu surtout que la plupart des gens qui votaient travailliste en 1997, voulaient sans doute se débarrasser d’un gouvernement conservateur totalement discrédité plutôt que de mettre en œuvre de grands changements de progrès social. Mais on peut s’étonner tout de même que Blair ait accepté si allègrement l’essentiel de l’héritage thatchérien, et que dans ses priorités, ses programmes, et même dans son vocabulaire, il se différencie si peu d’elle. On peut conclure, avec regret, que malgré les succès du nouveau gouvernement, c’est Margaret Thatcher que l’on risque de trouver le personnage politique le plus important et le plus influent de la Grande-Bretagne de notre époque.

Mais la question plus générale qu’il faut finalement poser est de savoir si les problèmes de la Grande-Bretagne, créés et exacerbés par les gouvernements conservateurs, sont un phénomène typiquement ou exclusivement britannique, ou si, en revanche, ils sont nos problèmes à tous. Et dans ce cas, il est urgent de se demander quels leçons ou avertissements on peut tirer de cette expérience extrême du libéralisme.

 

David Ball