Internet

Intervention d’Elsie Pimmel, lors de la réunion-débat du 21.02.02

 

Le propos de cet exposé n’est pas de rendre compte de manière exhaustive des nouvelles technologies de l’information et de la communication mais de rassembler quelques pistes sur la nouvelle technologie qu’est Internet. Le sujet est trop vaste pour qu’il puisse être décliné en une demi-heure voire plus. Peut-être pourra-t-on lors du débat approfondir telle ou telle approche ou ce sera l’occasion d’exposés ultérieurs. Je pense que le jeu en vaut la chandelle. Je voulais un peu " déblayer " le terrain et définir les contours de " l’objet " Internet ; pour cela j’ai essayé de mettre en évidence succinctement les atouts, les risques et les mythes associés à cet outil.

Pour commencer, néanmoins, une approche brève du concept de communication s’impose.

Si la définition de la communication est passage ou échange de messages entre un sujet émetteur et un sujet récepteur au moyens de signes, de signaux, au niveau théorique, deux conceptions distinctes de la communication coexistent.

La première est représentée par la formule célèbre de Harold Laswell : " Qui dit quoi par quel canal avec quel effet ". Elle consacre la primauté de l’émetteur sur le récepteur et soutient que le seul facteur de développement de la communication (voire de la société) est la technique. Sa formalisation a permis l’élaboration des systèmes experts qui sont à la base de l’informatique moderne.

La seconde conception définit la communication comme interaction entre deux sujets. Elle replace la communication en terme d’échange de valeurs et insiste sur la nécessaire compréhension entre individus pour que celle-ci puisse s’exercer pleinement. Ici, la communication s’inscrit dans un contexte et le sujet récepteur est l’égal du sujet émetteur.

Comme Jürgen Habermas l’exprime : " La communication est dans le social, dans la langue, qui est sociale, dans l’implicite, le pré-jugé. La communication n’est pas machinique mais compréhensive. Le vécu du monde est capté, il est transformé et colonisé : mais il a encore ses chances à condition d’échapper aux stratégies linéaires de succès et de s’orienter vers l’entente car la stratégie du succès ne peut assure la transmission des valeurs. "

 

Qu’est-ce qu’Internet ?

Internet s’est constitué autour d’un noyau initial (ARPANET : mis au point par des chercheurs américains sur des fonds militaires). C’est une interconnexion globale des systèmes informatiques véhiculant des données numériques.

Pour se connecter, il faut relier son ordinateur à une autre machine, elle-même reliée au réseau - c’est le fournisseur d’accès - puis disposer de logiciels capables d’acheminer du courrier électronique ou de distribuer des documents à la demande…

Les logiciels clients sont par exemple le navigateur pour consulter les sites de la Toile, le programme de messagerie pour composer, expédier, recevoir et trier le courrier.

Naviguer n’est pas toujours facile et pour s’aider, un internaute ( à moins qu’il sache précisément le nom des sites qu’il veut visiter ) aura recours à un moteur de recherche, serveur constitué d’une base de données géante qui tente de recenser l’ensemble des documents existant sur la Toile pour en extraire les plus " pertinents " et ainsi répondre à la requête du visiteur.

 

Quels en sont les atouts ?

Internet enlève toute contrainte de temps et d’espace, il permet un accès pratique et direct et cela de manière interactive à des banques énormes d’information (300-350 millions de pages mi-1998), autant de sources de données qui sont précieuses pour des professions telles que les médecins, les scientifiques, les journalistes. Par les forums de discussion spécialisés, les chercheurs, voire même les amateurs éclairés, peuvent partager et développer leurs connaissances ou réflexions sur des sujets pointus de façon directe et immédiate.

Internet relève, également, d’une logique de la demande contrairement aux médias classiques qui relèvent d’une logique de l’offre, dans le sens que l’internaute recherche l’information alors que l’auditeur, le spectateur ou le lecteur reçoivent l’information.

Pour ne citer qu’un exemple, grâce à l’accès aux banques de données et aux forums de discussion, un journaliste canadien a pu fournir la preuve en vingt-quatre heures que l’anesthésique qui avait entraîné la mort d’un jeune enfant lors d’une opération chirurgicale bénigne, provoquait des problèmes respiratoires chez les personnes âgées et les enfants avec un risque de mortalité pour les enfants bien supérieur à un pour mille, indication alors donnée par les sources médicales. Grâce à la diligence de ce journaliste, l’enquête en justice sur la mort de cet enfant ne fut pas classée.

Internet est, aussi, un outil formidable pour relayer la résistance notamment contre le néolibéralisme, il est à l’origine de fortes mobilisations citoyennes pour le Chiapas, contre les mines anti-personnelles ou la dette des pays du Tiers-Monde. Il permet, aussi, la diffusion de sources d’information alternatives comme le courriel d’Attac.

Outre, l’émergence d’une nouvelle forme d’art appelée cyberculture qui joue sur l’architecture des hypertextes, nouveaux supports écrits d’Internet, les logiciels libres sont vraiment emblématiques de l’esprit libertaire véhiculé par ce système. Ils ont été créés par des programmeurs anonymes, passionnés, collaborant ensemble pour leur mise en œuvre et ils sont à la libre disposition de tous.

Je citerai ici l’exemple de Linux, ce nouveau système d’exploitation créé pour concurrencer le système d’exploitation commercial de Microsoft.

Il ne suffit pas de pointer les atouts encore faut-il mesurer les risques et enjeux qui se concentrent sur Internet.

Le premier risque renvoie aux enjeux économiques ; on assiste depuis quelques années à des stratégies de fusions, acquisitions et concentrations qui ont pour objectif de capturer Internet pour en faire un nouveau marché. Après une lutte acharnée et l’éclatement de la bulle financière

liée à la nouvelle économie en avril 2000 qui a encore renforcé la suprématie de quelques grands groupes (faillite des start-up, licenciements massifs aux Etats-Unis), quelques firmes transnationales : AOL-Time Warner, Vivendi, Disney, Sony tentent d’imposer leur règle du jeu. En juin 2001, Sony et Universal Music ont créé une filiale commune, Press Play, celle-ci fournira, sur abonnement, un accès par Internet à toute la musique de son catalogue. Le groupe Vivendi tente d’appliquer la même logique en faisant payer à ses clients une cotisation pour être membre d’un club Internet musical. Si cette stratégie réussit, à terme, il y a réellement un risque de privatisation d’Internet, cela pose également le problème de quel type d’information serait susceptible d’être offert à l’avenir.

En effet, l’émergence au niveau télévisuel des chaînes thématiques payantes concurrentes des chaînes traditionnelles généralistes a amené à une segmentation du marché et à un appauvrissement des programmes des chaînes généralistes.

La déréglementation des télécommunications et donc de l’accès à Internet est également une menace car elle renforce l’hégémonie américaine dans le domaine technologique.

 

L’avance technologique des Etats-Unis, notamment, dans le domaine informatique a été acquise grâce, d’une part à une politique de financement important des pouvoirs publics américains : 1000 milliards de dollars ont été injectés depuis 1945 et grâce, d’autre part à une stratégie de déréglementation tous azimuts dans le domaine des télécommunications.

Pour mémoire, les Etats-Unis refusent depuis 1998 de payer la taxe de répartition. Cette taxe permet de répartir le coût total d’un appel international entre deux pays. Ainsi, les pays en voie de développement recevaient 10 milliards de dollars par an des pays développés.

D’autre part, l’abandon des politiques de financement du secteur informatique, notamment par les pays européens, conjugué à l’ouverture des marchés a permis à des firmes comme IBM ou Microsoft d’imposer leur logiciel et leur matériel au reste du monde.

Ainsi, la péréquation entre l’avance technologique et le jeu de la déréglementation font que les fournisseurs d’accès à Internet américains ont investi en premier le marché et que les treize premiers fournisseurs mondiaux d’accès à Internet sont américains : conséquence, les fournisseurs européens d’accès à Internet sont obligés de se connecter aux Etats-Unis et pour cela, ils déboursent cent fois plus que leurs homologues américains. De facto, les fournisseurs américains obtiennent un accès gratuit aux ressources Internet du reste du monde, en d’autres termes, les utilisateurs non américains se cotisent pour subventionner l’accès des internautes américains à la Toile mondiale ! Tandis qu’aux Etats-Unis, on repousse les limites de la technologie, le reste du monde accentue son retard.

 

Nouvelle menace : Internet permet une surveillance plus étroite des individus grâce à son interface entre les réseaux téléphoniques et l’informatique. Deux pratiques d’espionnage ont été élaborées.

La première, le système Echelon, est un système d’espionnage militaire qui est capable d’intercepter tout message transitant sur les réseaux de télécommunication. Il a été mis en place par les Etats-Unis en collaboration avec le Royaume-Uni, le Canada, La Nouvelle-Zélande et l’Australie. Vu la masse de communication qui circule à travers le monde, ce système ne peut pas tout examiner, il va donc sélectionner les adresses et les mots clés tels que " terrorisme ", " guérilla ", " Ben Laden ". Les messages identifiés à partir de ces mots clés sont passés au crible, triés, sélectionnés, analysés. Ainsi, Amnesty International a été écouté en 1992 à partir de mots clés relatifs aux trafics d’armes.

La seconde pratique, l’espionnage commercial, est liée aux trafics des fichiers de particuliers à des fins de marketing. Elle s’effectue en deux temps : la revente des fichiers e-mail par le fournisseur d’accès et l’enregistrement du comportement de l’internaute.

Depuis le premier novembre 2000, un accord entre l’Union Européenne et les Etats-Unis a été trouvé. Il garantit aux consommateurs européens l’information et les moyens essentiels de contrôle sur l’utilisation de leurs données personnelles mais pour l’instant il reste lettre morte. En effet, pour des firmes telles que Double Click, AOL-Time Warner, Real Networks, E-Bay, Yahoo, ce serait trop coûteux d’appliquer de telles normes et ça créerait surtout un dangereux précédent ! Le profil d’un client bien " ciblé " est, ainsi, coté à 50 F chez Amazon.com, une librairie en ligne.

 

Après avoir vu quelques menaces liées à Internet, passons aux mythes.

Le premier mythe renvoie l’image selon laquelle Internet nous amènerait à la " société de demain " où l’on aurait droit au progrès continu en matière économique, sociale et culturelle. Internet provoquerait même une " révolution " de la société toute entière, à lui seul, il incarnerait la modernité.

Pour preuve, l’invention de l’imprimerie au XVI siècle, n’a-t-elle pas permis l’essor de la société d’alors vers la modernité ?

A contrario, nous pouvons dire que s’il y a eu incontestablement évolution de la société à partir du XVI s., elle est due à la conjonction de bouleversements majeurs dans les trois domaines social, culturel et technique. En d’autres termes, s’il y a pu avoir progression dans l’émancipation des individus, c’est grâce d’une part à la propagation des savoirs et des connaissances due à la diffusion plus rapide des livres et l’abaissement de leur prix et c’est grâce d’autre part au renouvellement de la pensée philosophique (celle des Lumières) et, notamment, à son interrogation sur la place et le rôle de l’Homme dans la société.

D’autre part, cette utopie entretient la confusion entre progrès technique et progrès humain. Aucun système technique n’a jamais donné naissance à un modèle de société, le croire, c’est s’enfermer dans la pensée unique et l’idéologie de la technique. Effectivement, il y a explosion des communications et des échanges à travers le monde grâce à Internet, et alors ? Pour autant, il faut s’interroger sur le sens de ce progrès et faire attention à la signification donnée au terme communication. Doit-on nier les dimensions culturelles et sociales de la communication et assimiler le développement d’Internet au progrès ou à la modernité ?

Si tel est le cas, on comprend cette vision qui légitime le discours selon lequel Internet soit vu comme cette " nouvelle économie ", énorme marché qui aurait pour but non avoué d’offrir de nouveaux débouchés aux grands groupes de télécommunication et de multimédias et de transformer l’internaute en cyberconsommateur. De même, on comprend mieux le discours des chefs d’entreprise relayés par les politiques et les médias sur le " retard de la France " en équipements et en connexions qu’il faudrait absolument combler et sur la nécessité de laisser Internet libre de toute contrainte (sous-entendu de toutes réglementations) : laisser faire pour mieux entériner les pratiques d’intrusion à notre vie privé, pour mieux introduire la publicité et les techniques de prospection, en clair, pour " marchandiser " Internet. En bref, le progrès ne serait pas celui auquel on croit, mais plutôt le progrès mesuré en terme de progression de chiffres d’affaire. Dans ce contexte, on comprend mieux aussi la stratégie de fusion, d’acquisition des transnationales des télecommunications et des multimédias qui espèrent, ainsi, constituer des oligopoles en vue de mieux se partager le marché.

D’ailleurs, la réalité vient nous rappeler à l’ordre, en montrant que le progrès n’est pas continu et n’est sûrement pas associé exclusivement à Internet. En effet, l’éclatement de la bulle financière en avril 2000 qui a provoqué faillites et licenciements aux Etats-Unis, met fin aux espérances entretenues par la Nouvelle Economie.

 La deuxième utopie reprend le fantasme selon lequel le fait d’être connecté à Internet reviendrait à avoir une " ouverture sur le monde " et permettrait d’accroître la liberté individuelle, bref permettrait d’accéder à une nouvelle " démocratie directe " et remettrait à plat les inégalités entre individus et entre pays. Ce discours se traduit par la fameuse expression de " village global ".

 Ces affirmations sont déjà largement contredites par la réalité. En effet, la hiérarchie du savoir est liée au niveau de compétence. La manière de construire l’information, de la présenter n’est pas universelle et est liée à des schémas culturels. " Un des effets de la domination socioculturelle est justement de ne pas demander autre chose que ce que l’on a ".

Du reste, l’usage principal d’Internet reste le courrier électronique et les services annexes. Une étude de sociologie a même montré qu’à l’intérieur d’un forum de discussion spécialisé sur la logique floue une hiérarchie fondée sur l’autorité scientifique, tend à se perpétuer et même à se renforcer. Tout le monde a le droit de s’exprimer mais les barrières de classe demeurent.

De plus, nous sommes déjà dans une société largement individualisée. Renforcer encore l’égoïsme par la promotion de l’acte solitaire ne risque que d’accentuer l’isolement et l’enfermement des individus. Or, actuellement, il ne s’agit plus d’encourager et c’est paradoxal, les libertés individuelles mais de construire de nouveaux collectifs et d’ériger de nouveaux espaces publics.

Il y a un fait : la communication humaine est difficile, lente, les êtres humains ont besoin de s’apprivoiser. La rapidité des échanges et la pseudo-transparence d’Internet ne remplacera jamais cette adaptation nécessaire d’un sujet à l’autre car pour mieux se connaître et se comprendre il faut du temps.

Croire que les individus se comprendront mieux grâce à Internet car ils communiqueront mieux, ils pourront plus facilement échanger entre eux, c’est nier cette évidence. Cette affirmation est même dangereuse car elle renvoie à une vision matérialiste de la communication qui privilégie la dimension technique et la performance, ce qui revient à nier l’importance des différences culturelles, religieuses, symboliques entre communautés et les inévitables limites de tout rapprochement.

Il me faut démonter un autre mythe : celui du " do it yourself " (fais le toi-même), celui de l’autodidacte. Internet serait cet instrument qui permettrait à tout un chacun d’acquérir un maximum de connaissances et de savoir en un temps réduit : foin des intermédiaires ! L’Homme nouveau apprendrait seul et sans effort de façon complètement autonome.

Or comme nous l’avons vu précédemment, Internet n’enlève pas la hiérarchie du savoir. Si l’accès à la connaissance se pose en terme de niveau de compétence, le seul moyen d’y remédier n’est pas Internet mais la vulgarisation et par conséquent l’utilisation d’intermédiaires car seule l’éducation dans le but de comprendre les mécanismes scientifiques et sociaux permet de réduire les décalages entre les élites et le peuple.

 

Conclusion

Les images de " village global ", de libre circulation des données, du culte de la jeunesse sont des utopies parfaitement en phase avec la pensée libérale car elles consacrent l’apologie du laisser faire, laisser aller. Il n’y aurait plus aucun effort à fournir, tout viendrait de soi : facilité à communiquer avec l’autre, satisfaction consumériste de besoins réels ou imaginaires, en bref, bienvenu dans le monde magique de " Mc World ". Croire en cette idéologie de libération de l’homme par la machine , ce serait à coup sûr se laisser enfermer dans une nouvelle aliénation en laissant, de surcroît, les " marchands du temple " s’accaparer Internet. La menace est réelle.

Or, si nous voulons qu’Internet reste un système d’accès au savoir et d’échanges contribuant par exemple à la résistance au néo-libéralisme, il nous convient de rester vigilants quant à son utilisation et à sa possible instrumentalisation. Pour cela, une réglementation qui préserve les données privées et la sécurité des réseaux, enraie la cybercriminalité, évite la marchandisation d’Internet s’impose. Il ne manque que la volonté politique. De plus, si Internet ouvre les portes de la connaissance, il n’enlève pas la hiérarchie du savoir et ne remplace pas, quoiqu’on en dise, les intermédiaires car ce sont eux les vrais instruments de l’émancipation individuelle et collective.

Elsie Pimmel

 

 

Bibliographie :