Les nouvelles technologies, une nouvelle aliénation ?

Intervention de Régis Coromina lors de la réunion-débat du 21.02.02

 

L'objectif de cet exposé est de faire prendre conscience d'un certain nombre de conséquences liées au développement des technologies. Il s'agit de dénoncer un discours dominant qui tend à nous présenter ce modèle comme le seul valable, en omettant de nous signaler ses incertitudes et ses dangers. Il n'est pas question ici de rejeter en bloc les technologies et de vouloir retourner à un "âge de pierre", mais seulement de retrouver un peu de lucidité face à ce déchaînement idéologique que représente la pensée technicienne, qui, souvent, sert les intérêts de l'ultra-libéralisme économique.

 

Avant tout, il paraît nécessaire de définir quelques notions qui seront utilisées dans ce texte.

Les nouvelles technologies :

Technologies de l'information et de la communication

Biotechnologies

Nanotechnologies (l'infiniment petit)

Aliénation : Deux concepts seront retenus :

    1. Action de céder librement (une propriété, son indépendance etc.)
    2. Dépossession d'une qualité propre à l'homme

Technoscience : c'est le mariage de la science et de la technologie. La science perd ses fondements théoriques au profit d'une expérimentation empirique. Le chercheur devient un super technicien capable de prouesses mais il est de moins en moins apte à jeter un regard critique sur ce qu'il fait.

Dans la première partie, nous étudierons le contexte dans lequel se développent les nouvelles technologies. Ensuite nous tenterons d'analyser et de critiquer le discours technoscientifique. Enfin nous verrons quels dangers ce développement nous fait courir.

 

Première partie : le contexte

I) La technique, valeur culturelle des sociétés traditionnelles

Il s'agit de montrer dans cette partie que si la technique fait partie depuis longtemps de la culture humaine, elle a toujours eu un sens particulier, indissociable des valeurs de la société. Ceci pour mieux illustrer la rupture qui s'est produite avec la montée en puissance du système techno - scientifique occidental.

Dans une société vernaculaire, la technique est "enchâssée " dans les relations sociales — en d’autres termes, elle est sous contrôle social et donc écologique. La technique agricole ou artisanale utilisée n’est pas une technique visant à maximiser la productivité. En effet, ce type de société utilise la technique la plus adaptée pour atteindre le maintien de son équilibre dynamique. Cela explique pourquoi ses activités économiques sont extrêmement ritualisées ; chaque étape est marquée par une cérémonie qui lui confère un sens cosmique, lui permettant de contribuer au maintien de l’ordre plus général dont dépend la survie de toute société. Hésiode (VII siècle — VI siècle av.JC) dans son ouvrage " Les Travaux et les jours " montre clairement qu’il en était ainsi dans la Grèce antique. L'art de l’agriculture, pour être efficace, devait avant tout être en accord avec le nomos, ou loi traditionnelle, et donc avec le cours de la nature, " l’homme doit suivre scrupuleusement le chemin de la coutume (nomos) ou du droit (diké), faute de quoi les mécanismes de réponse du monde vivant s’en écarteraient aussi ". La technique de l’homme traditionnel n’était donc pas destinée à transformer ou maîtriser l’environnement, mais plutôt à lui permettre d’y vivre.

Les Indiens Tukano de Colombie " manifestent peu d’intérêt pour les connaissances nouvelles qui leur permettraient d’exploiter plus efficacement l’environnement, et ne se soucient guère de maximiser les gains à court terme ni de se procurer plus de nourriture ou de matières premières qu’il n’est nécessaire. En revanche, ils s’emploient continuellement à mieux connaître la réalité biologique et, par-dessus tout, à comprendre ce que le monde physique exige de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie car l’homme doit se mettre en adéquation avec la nature pour y participer pleinement et ajuster ses besoins à ce qu’elle lui offre ".

Il s’ensuit que la technique utilisée par une société lui est propre ; elle est partie intégrante de son héritage culturel et revêt souvent un caractère sacré. C’est pour cette raison que le " transfert de technologies " y est très peu répandu. Les Leles, qui vivent sur une des rives du Kasaï en Afrique centrale, continuent à utiliser leurs techniques relativement rudimentaires, bien qu’ils connaissent celles, plus élaborées, des Bushoongs habitant l’autre rive. Les Leles n’ont jamais recours aux techniques des Bushoongs parce qu’elles ne s’accordent pas à leur schéma culturel et que leur emploi n’est pas rationalisé et validé par leurs croyances métaphysiques et leur mythologie.

De même, les Massas du Nord Cameroun et du Tchad se refusent à cultiver le sorgho pendant la saison sèche, alors même que cela leur permettrait de doubler leur production alimentaire ; non qu’ils ne sachent le faire, puisque leurs voisins les Tupuris y réussissent fort bien, mais tout simplement parce qu’ils estiment plus important de conserver leur identité culturelle que d’augmenter cette production.

C’est notamment parce la société vernaculaire a adapté son mode de vie à son environnement qu’elle est durable.

Qu'en est-il de notre société ? A-t-elle gardé ces caractéristiques qui lui assureraient un avenir ? C'est ce que nous allons tenté de dégager maintenant.

 

II) La société technicienne et le système technicien

Comment est-on passé de ces sociétés traditionnelles à la nôtre ? On pourrait montrer qu'il n'y a pas de logique, de sens historique qui ferait que l'on passerait obligatoirement et progressivement de l'outil en pierre à la tronçonneuse, par exemple. Pour en arriver là, il y a eu plusieurs ruptures au cours de notre histoire.

En effet l'Occident n'a eu de cesse depuis plusieurs siècles de maîtriser la nature et de s'en émanciper, contrairement aux sociétés archaïques que nous venons de décrire. Pour cela, nous avons développé les sciences et les techniques.

L'idée qui sera développée ici est que non seulement nous utilisons des outils techniques, mais que toute la société tourne autour ; elle est organisée en fonction de ces technologies. Ce n'est pas seulement une accumulation de technologies, mais un système spécifique.

On peut dégager trois caractères majeurs de la société technicienne

Elle plie à ses exigences tous les domaines de la vie sociale et individuelle. Qu'il s'agisse du travail, de l'organisation des loisirs, de l'Etat, on a depuis longtemps dépassé le stade de la machine. Il s'agit désormais de l'organisation de tous les domaines à partir d'une recherche systématique du maximum d'efficacité.

Aujourd'hui, le progrès technique s'opère selon une logique qui lui est propre et qui est bien souvent indifférent aux aspects moraux, qualitatifs ou esthétiques de l'existence.

Wolfgang Sachs met en relief les conséquences de l’utilisation généralisée d’un appareil apparemment aussi anodin que le mixer électrique. Quelle merveille ! A première vue. Mais il suffit de jeter un coup d'œil sur sa prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en présence du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L'électricité arrive par un réseau de câbles et de lignes aériennes alimentées par les centrales qui fonctionnent grâce à la pression de l’eau, à des oléoducs ou à des pétroliers, à leur tour dépendants de barrages, de plates formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations, aux universités et, en fait, à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). (..) En le mettant en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière ".

Le système technicien ne fonctionne que dans la mesure où à la fois chacun de ces sous systèmes fonctionne, et que leur relation est correcte. Lorsqu’il se produit un court-circuit entre eux, ou lorsqu’il se produit un dérèglement dans un des sous-systèmes, c’est l'ensemble qui se bloque. Il est important de noter que la technique n’a pu se transformer en système qu’avec l’émergence des techniques d’information et de communication dont l’efficacité et l’utilisation ont crû très rapidement depuis 25 ans. ( rôle unificateur et inter - technologique de l’informatique,) Il en ressort que le système technicien ne doit pas être conçu comme une méga-machine classique : les différents ensembles techniques structurant notre société n’entretiennent pas des rapports mécaniques mais un ensemble de plus en plus dense de rapports d’information.

Ce processus ne s’effectue pas du tout contre l’Homme pour le posséder ou le dominer, le système n’a aucune intention ni aucun objectif de même que l’Homme n’intervient pas de manière déterminante dans sa constitution et ne cherche pas à faire un système technicien ni à engendrer une technique autonome. Le système technicien est animé par une dynamique propre de totalisation qui s’exprime par la liquidation de tout ce qui est non-technique dans le monde moderne qui tend vers une organisation technicienne totale.

Toutefois, ce processus de totalisation qui définit l’horizon du système technicien se heurte à des limites. La croissance de la technique ne peut que multiplier les irrationalités et des dysfonctions (risques, nuisances, pollutions, etc.) à un niveau sans cesse plus global. C’est pourquoi Ellul s’accorde avec Bernard Charbonneau pour montrer que le développement de la société technicienne engendre une véritable dialectique du système et du chaos qui ne laisse à l’Homme moderne que le choix entre la montée du désordre social et écologique ou l’organisation totalitaire, si ce n’est les deux à la fois

 

III) Une économie financiarisée et ultra libérale

 

Je ne m'attarderai pas ici sur le contexte libéral actuel, sinon pour rappeler que le développement des technologies, s'il a un caractère naturel et automatique, comme nous venons de le voir, n'aurait pas ce côté effréné s'il n'était alimenté, soutenu, dopé par les mécanismes économiques en jeu. L'économisation du monde n'est pas étrangère bien sûr à l'émergence de certaines technologies.

Le clonage, par exemple, ne s’explique pas uniquement par l’appât du gain mais par le processus auto-cumulatif et irréversible des sciences Mais ce processus techno scientifique suppose, qu’à chaque étape de réalisation, il y ait calcul économique.

Le financement de la génomique, par exemple, ne peut se faire sans la mobilisation de ressources financières, lesquelles profitent de déplacements gigantesques de flux financiers. Ces déplacements, dont le délai de réactivité est immédiat, ne sont pas imaginables sans l’informatisation de la société qui marginalise les stratégies industrielles d’intégration du passé. La financiarisation de l’économie conduit à son tour à la rentabilisation de tous les secteurs de l’économie, y compris celle du sang contaminé ou du gêne humain. Ainsi on peut voir que libéralisme économique et techno sciences sont étroitement liés, pour le meilleur et pour le pire ! Nous verrons dans la 3ème partie les risques liés à cette étroite connivence.

 

 

Seconde partie : analyse du discours techno - scientifique

 

Nous l'avons vu, nous sommes immergés dans un bain technologique sans que la grande majorité de la population ait toujours bien conscience de ce que cela signifie. Pourquoi cette passivité ? En grande partie parce que de nombreux discours, basés sur des mythes, des croyances ou des mensonges, entretiennent les illusions et souvent, notre naïveté.

J'ai relevé six thématiques fondant ces discours

 

I) L'expert est rationnel, il aide à prendre des décisions raisonnables

 

Principe de précaution " : cette expression, parfois galvaudée, se trouve au cœur de vifs débats scientifiques, technologiques et éthiques actuels. Le principe lui-même est entré dans le droit, la loi Barnier (1995) stipulant: " L’absence de certitude ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées pou prévenir des dommages graves et irréversibles ". Dans ce processus, les experts scientifiques apprécient les risques potentiels d’une nouvelle technologie, essentiellement par rapport à la santé humaine et à l’environnement, les résultats de cette expertise constituant ensuite la base concrète sur laquelle se fondera la décision politique.

Ce mécanisme n’est pas différent de celui qui régit d’autres prises de décision, Pourtant, l'appréciation des effets que peut induire une technologie " à risque " a peu à voir avec la construction d’un pont. Dans ces situations " classiques ", l'incertitude, bien que rarement absente, est tellement réduite que le jugement des experts (ingénieurs, médecins, économistes, etc.) présente une fiabilité suffisante pour permettre des décisions rationnelles.

Au contraire, pour les technologies susceptibles d’affecter l’environnement ou les espèces domestiques, voire l’espèce humaine, " l’acte d’expertise n’est plus seulement fondé sur la validité de la connaissance, la caution scientifique qu’il confère à la décision, mais sur sa capacité à intégrer les incertitudes et scénariser un avenir incertain". Comme le précise un rapport récent au Premier Ministre,  " l’expert ne sait pas " et, facteur aggravant, ses opinions "ne sont pas exemptes de tout préjugé "

C’est le propre des situations soumises au principe de précaution que de manifester une grande incertitude, car personne, et surtout pas un esprit rationnel, n’est capable de prédire l’avenir, alors même que le présent engage des effets inconnus. Or les incertitudes expertes sont de plus en plus fréquentes. Ainsi l’expertise, fût-elle émise par les meilleurs spécialistes, ne possède pas les qualités que l’on accorde usuellement aux attitudes scientifiques, et mieux vaudrait parler de l’expertise de scientifiques plutôt que de " l’expertise scientifique ".

Même si les experts sont irréprochables, insensibles à l’idéologie de la technoscience et aux pressions du monde des affaires, leur apport ne peut servir qu’à délimiter le champ de l'ignorance, et ce pour deux raisons principales. D’abord, l’insuffisance des connaissances nécessaires pour l'analyse de problèmes de plus en plus " pointus ", Ensuite, l’incapacité de synthétiser des éléments disparates d’informations issus d’expertises variées, afin qu’ils contribuent, ensemble, à une image objective de la complexité

Puisque l’incertitude est reconnue par les experts eux-mêmes, il paraît absurde de conférer à l’expertise scientifique le statut de savoir incontestable, et de considérer qu’elle suffirait à permettre l’élaboration de la décision politique, en oubliant d'autres savoirs. Parmi ces derniers, des savoirs professionnels, comme la sociologie ou l’écologie, mais aussi des savoirs partagés dans l’humanité: intuition, bon sens, esthétisme, sentimentalité, savoir-vivre, savoir-faire...

 

II) La société a une totale maîtrise des technologies et de leur développement

 

La maîtrise de l'homme sur la technique est possible dans les sociétés traditionnelles car on a vu qu'il ne conférait à celle-ci que la place qu'il voulait lui donner, il ne la laisse jamais le dépasser. De plus, il évolue dans un monde relativement stable qu'il connaît bien.

Dans notre société, nous avons perdu cette maitrise : la technologie nous submerge de toute part sans que nous puissions donner un sens à tout cela. Les innombrables gadgets high-tech qui nous sont proposés illustrent cette tendance.

Cette perte de maîtrise est double à mon sens : d'une part, nous ne contrôlons pas parfaitement les systèmes en place, d'autre part, nous ne parvenons pas à arrêter ou même freiner un mouvement de développement technique qui s'auto-alimente, comme on l'a vu.

 

Elle est illustrée par de nombreux exemples : catastrophes écologiques, sanitaires…Evidemment, comme on le rabâche sans cesse, le risque zéro n'existe pas. La société semble légitimer cette part de "contre productivité" des techniques qui entraîne de nombreuses nuisances. Et plus les systèmes sont complexes, interconnectés, plus les risques de dysfonctionnements sont grands. Surtout, un dysfonctionnement dans un secteur a des conséquences sur l'ensemble du système technique. L'on a beau prendre toutes les précautions du monde, la technologie moderne, par sa complexité même, nous échappera de plus en plus.

 

L'homme semble condamné à subir toujours plus de technologie dans son quotidien. Et comme les systèmes qui fonctionnent grâce à ces technologies deviennent de plus en plus complexes, il faut encore plus de technologie pour tenter de les contrôler : c'est un cercle infernal, une fuite en avant.

Nous nous en remettons aux machines, à l'informatique essentiellement, pour effectuer ce contrôle, abandonnant une parcelle de notre raison critique à des systèmes automatiques. La complexité devient telle en effet qu'il est impossible à l'homme de contrôler par lui même tous les paramètres. Il s'appuie donc sur des logiciels, fonctionnant toujours à partir de visions simplifiées de la réalité et faillibles. L'Homme a une telle foi dans la technologie qu'il lui abandonne une part significative de son autonomie et de son indépendance.

La technologie représente une puissance énorme : pour la freiner ou l'orienter il faudrait une puissance non technique, politique ou morale essentiellement, supérieure. A l'heure actuelle, rien de cela : il existe ça et là des petits comités chargés de contrôler telle ou telle technique (la CNIL-Commission nationale informatique et libertés) mais avec un pouvoir limité et un domaine d'action réduit. Il n'existe rien au niveau international, la seule échelle pertinente. Quand des velléités de contrôle plus affirmées apparaissent, elles portent surtout sur des questions éthiques (clonage, OGM) ; des comités sont créés  pour faire des propositions mais ils ne sont guère écoutés et encore moins entendus. Et ils sont condamnés à avoir toujours une guerre de retard tant l'accélération du développement technique dépasse la chronologie. Ils paraissent de bien fragiles barrages…

Les OGM sont un parfait exemple : les risques sont énormes et pourtant on continue les recherches et les cultures dans un nombre croissant de pays. Le discours des scientifiques est édifiant : le risque est négligeable au regard des bienfaits attendus. Si on ajoute la pression des entreprises comme Mosanto…

 

III) La techno-science au service de l'Homme ou l'humanisme du XXIème siècle.

Si l'on en croit les médias, la technologie est la recette pour notre bonheur futur : toujours plus de confort, de commodités, d'assistances qui nous rendront la vie meilleure (domotique, implants électroniques…). Tous le discours sur la technique est un discours sur le primat de l'Homme. Mieux, il semble que jusqu'ici l'Homme n'ait pas été vraiment à la hauteur. Avec les technologies, il va se réaliser vraiment, il va atteindre son optimum, atteindre pleinement ses potentialités. En un mot, la technologie libère l'Homme ! Est-ce aussi sûr ?

On peut s'interroger sur la question de savoir si encore une fois on ne cherche pas à faire le bonheur de l'Homme contre sa volonté. Est-ce que ce n'est pas un alibi pour que le système continue à croître, légitimer l'action des chercheurs ? Il apparaît en effet que pour beaucoup de chercheurs la recherche pour la recherche soit le véritable objectif : tout ce qui peut être découvert doit l'être, rien ne peut (et ne doit) arrêter la marche du progrès. Je ne rejette pas le fait qu'il existe encore une science fondamentale curieuse des mécanismes du monde, mais souvent, cette recherche cède la place à une technoscience avide d'applications technologiques : cette curiosité naturelle, désintéressée, est remplacée par le désir de l'exploit.

Par ailleurs, c'est une compétition entre équipes de chercheurs à l'échelle mondiale qui se joue. La vanité les fait souvent travailler plus en vue de leur gloire personnelle que pour le bien de l'humanité. Ce n'est pas le cas de tous, bien sûr, mais c'est une tendance qui se développe (ex : un nombre croissant de scientifiques préfèrent présenter leurs résultats par le biais de conférences de presse, plutôt que dans des revues scientifiques, procédure longue et qui comporte le risque que ces résultats soient rejetés par des confrères intraitables !)

De plus, le développement du système technicien, rationnel, conduit à une société froide déshumanisée, contraire aux objectifs affichés.

Enfin, on sait qu'une bonne partie de la recherche et de ses applications technologiques sont issues de domaines militaires : est-ce pour le bien de l'humanité que l'on développe tout cet arsenal ?

Le parallèle avec l'économie est frappant : on sait que l'économie libérale, avec sa recherche de profit maximal, n'a plus rien à faire du bonheur de l'humanité. Le même phénomène serait-il à l'œuvre dans la science ?

 

IV) Les technologies sont toujours entièrement rationnelles, donc bonnes.

 La technologie, issue de la science, donc de processus parfaitement rationnels, ne peut être elle aussi que rationnelle. C'est un des discours qui tendent à la légitimer. Autrefois, l'Homme était livré à l'irrationnel, aux aléas de la nature, il n'en n'avait pas la maîtrise. Grâce à sa rationalité, l'Homme occidental a su se défaire de cela, il domine la nature, voire l'univers entier, la technologie lui assurant une puissance illimitée.

Ainsi, nés de cette rationalité, les sciences et leurs corollaires, les technologies ne sauraient être mauvaises. Elles sont forcément justifiées puisqu'elles découlent de la raison humaine. D'ailleurs, certains chercheurs n'hésitent pas à dire que " tout ce qui est éthique est nécessairement scientifique "  ou inversement, que " tout ce qui n'est pas scientifique n'est pas éthique " : c'est affirmer que le " bien " ne peut être déterminé que par une approche scientifique et technique.

On peut faire deux objections majeures à ce discours :

 

V) La technologie est neutre, c'est ce qu'en fait l'Homme qui peut être mauvais

La technique serait neutre : seule son utilisation l'orienterait dans un sens bon ou mauvais (exemple célèbre, le couteau : il a permis à l'Homme d'améliorer son quotidien, mais il est devenu aussi poignard). Il suffirait donc " d'éviter " de mal s'en servir et le bonheur serait total.

C'est une idée commune que Jacques Ellul a parfaitement démonté : ni la science ni la technique ne sont neutres, elles ont à la fois des conséquences positives et négatives, quelque soit l'usage qu'on en fait. Ce n'est pas une affaire de morale. Chaque technologie porte en elle cette double potentialité : un jour ou l'autre, celle-ci s'exprimera, éventuellement avec un décalage dans le temps. C'est le caractère ambivalent de la technologie (exemple du nucléaire : l'utilisation à des fins militaires était en germe dans la découverte ).

Par conséquent, toute technologie aura aussi son côté négatif : autrement dit, tout progrès se paie. Il ne faut pas le cacher mais plutôt chercher à s'en prémunir, voire à l'abandonner si ses effets sont potentiellement dangereux.

Cela pose plusieurs problèmes

 

 

VI) La technologie est la solution à la crise économique

Depuis de nombreuses années, c'est un discours récurrent des hommes politiques relayé par les médias. Notre salut passe par les nouvelles technologies. Seul un investissement massif en recherche et développement peut nous assurer une croissance forte. Regardez les Etats Unis : ils ont battu des records de croissance grâce à internet. La Commission européenne vient d'inciter les pays membres à faire des efforts considérables d'investissement en recherche pour améliorer la compétitivité de l'économie.

On peut faire de nombreuses objections à cette affirmation :

Tous ces discours, souvent délivrés avec bonne foi, tendent à faire croire que les technologies sont globalement positives pour l'Homme. Pourtant, ils cachent des réalités qui prêtent moins à l'optimisme.

 

 

Troisième partie : les dangers des technologies

 

Nous avons vu dans quel contexte s'inscrivaient les technologies modernes, et nous avons tenté de défaire un certain nombre de croyances qui leur sont liées. Pour terminer, je voudrais mettre en avant quelques dangers qui découlent de ce que je viens de décrire et d'autres liés à la nature même des nouvelles technologies.

 

I) Une perte de liberté et d'autonomie face au système technicien

Les discours qui accompagne les technologies, et en particulier les nouvelles technologies, dont nous avons vu quelques exemples précédemment, la médiatisation des exploits accomplis par les chercheurs, les performances incroyables des machines etc. font qu'il existe une fascination pour la technologie. Celle-ci peut tout à fait être de bonne foi, même chez les hommes politiques. Cette fascination fait penser à la légende de Narcisse, qui se trouvait si beau qu'il tomba amoureux de son image. Ainsi on a l'impression que l'Homme est pris de vertige devant ses réalisations et la puissance que cela lui confère.

La contre partie est que le jugement critique face à la montée de ces technologies est très faible (ex : internet ), la voix de ceux qui les critiquent est peu diffusée, peu entendue, voire même tournée en dérision (péché de ringardise).

Cette perte de liberté, nous pouvons la percevoir chaque jour par la multiplication des normes, procédures et contrôles qui marquent l'extension infinie du système technicien. J'utilise l'image d'un corset de plus en plus serré qui nous étouffe.

Par ailleurs, nous sommes soumis au " temps de l'ordinateur " qui réduit considérablement les temps morts, le temps de la flânerie…Il faut aller toujours plus vite!

Pour les moindres faits et gestes de notre quotidien, il est très difficile de s'abstraire du système technicien : nous n'avons plus le choix, et nous l'aurons de moins en moins (exemple, la monétique : à moyen terme il n'y aura vraisemblablement plus que des porte- monnaie électroniques, d'où l'impossibilité de se passer d'un système technique pour effectuer une opération des plus banale ), les alternatives non-techniques vont disparaître.

Devant la complexité des systèmes mis en œuvre et des technologies utilisées, nous sommes dépendants de spécialistes : il n'est guère possible de se débrouiller par soi-même. Et même si l'on est compétent dans un domaine, il paraît difficile de l'être dans un grand nombre.

De plus, nous sommes contraints de croire ceux qui possèdent le savoir, faute de pouvoir contrôler ce qu'ils disent. Même la vulgarisation, trop réductrice et souvent orientée par l'idéologie technicienne, n'est pas à même de donner au plus grand nombre les outils de réflexion susceptibles de permettre de se faire une opinion par soi-même.

Les nouvelles technologies de l'information contiennent intrinsèquement un danger : le contrôle des utilisateurs. Ce danger est renforcé par la mise en réseau de tous ces moyens de communication (suivi à la trace grâce à la carte bleue, la carte vitale, Internet, le mobile…)

 

 

II) Une nouvelle exclusion

La complexification de notre environnement engendre une exclusion accrue pour ceux qui n'ont pas la chance d'avoir accès aux technologies (essentiellement informatique) : un nouvel illettrisme se met en place, qui renforce notamment l'exclusion sur le marché du travail.

Pour être branché, il faut se soumettre aux modes technologiques: ceux qui n'ont pas de portable, ne surfent pas sur le net , ne savent même pas utiliser un ordinateur, sont ringardisés sur le champ…

 

III) Multiplication des risques et augmentation de leur gravité potentielle

 Les risques liés aux technologies sont nombreux : accidents nucléaires, chimiques, accidents de transport, nuisances électromagnétiques, atteintes à la nature même du vivant etc.

Cette augmentation des risques est due à plusieurs facteurs :

Plus il y a de technologies, plus il y a de risques de pannes, de dysfonctionnements… C'est une sorte d'évidence…

 

L'intégration de plus en plus poussée de ses différents sous-ensembles, l'automatisation des procédures etc. les rend plus fragiles. (cf. l'exemple de Sachs : on voit la chaîne d'opérations nécessaires pour qu'un appareil électrique fonctionne).

Les nouvelles technologies créent un danger inédit pour le vivant et la nature humaine. Les exemples sont nombreux : bio technologies, nanotechnologies, bionique ("l'homme qui valait 3 milliards"), systèmes expert etc.

 

 

IV) Dangers pour la démocratie

 

Les politiques sont démunis : entre l'expertise et la décision politique, il n'y a rien. Les hommes politiques n'ont pas la capacité de juger par eux mêmes, ils se reposent sur des experts dont on a vu qu'ils n'étaient pas infaillibles, et surtout pas neutres. Entre ces 2 instances, il n'y a que peu de possibilités d'intervention des citoyens. Il y a bien quelques tentatives (les OGM) d'organiser des débats, mais ils sont souvent improductifs car opposants et défenseurs campent sur leurs positions. Pourtant il existe des procédures efficaces de consultation de citoyens, défendues notamment par Jacques Testard.

 

Sans parler d'un régime fasciste, encore que les Etats-Unis nous montrent un exemple inquiétant, devant les désordres et les contestations induites par les conséquences négatives des technologies et du système technicien (dysfonctionnements, nuisances, pollutions…) dans son ensemble, il y a tentation de verrouiller le système. Ellul affirme que l'Homme n'aura le choix qu'entre la montée du désordre social et écologique ou l'organisation totalitaire, sinon les deux à la fois. C'est une tendance imperceptible pour l'instant, mais la vigilance est de mise.

 

V) Privatisation forcenée de la recherche et du système

 

Les chercheurs sont de plus en plus dépendants des entreprises privées pour le financement de leurs travaux. Dans ce contexte, quelle liberté leur reste-t-il pour mener comme ils l'entendent leurs recherches ? Peuvent-ils aller contre les volontés de ces entreprises ? Il semble qu'ils soient contraints à bien des compromissions pour conserver la possibilité de travailler dans de bonnes conditions…

Certaines (la plupart ?) entreprises n'ont qu'une morale, celle du profit. Il n'est pas surprenant dans ces conditions qu'elles soient prêtes à tout pour rentabiliser leurs investissements, quitte à mettre sur le marché des technologies non fiables, voire dangereuses, en toute connaissance de cause.

 

Conclusion

Peut-on dire que les nouvelles technologies sont source d'une nouvelle aliénation ? Par de nombreux aspects, on peut répondre par l'affirmative. Evidemment, la mise en place d'un système technicien, tel qu'Ellul l'a décrit, n'est pas nouveau. Mais les nouvelles technologies de l'information et de la communication ont permis sa complexification et la création d'un ensemble de réseaux interconnectés qui tendent à échapper au contrôle de l'Homme : de plus en plus ce dernier cède une part de son autonomie à des systèmes automatisés.

Par ailleurs, ces technologies font peser une menace sur nos libertés individuelles car elles permettent un contrôle très efficace de nos moindres faits et gestes.

Enfin, les biotechnologies font courir à l'humanité des risques inédits, susceptibles de porter atteinte aux caractéristiques propres de l'Homme.

Mais l'aliénation la plus grave est peut être aussi la plus insidieuse : c'est celle qui nous empêche de regarder les choses avec lucidité et clairvoyance, de manifester notre libre arbitre. Je veux parler d'une aliénation mentale.

 

Régis Coromina

 

 

Références bibliographiques

 

Jacques ELLUL "Le bluff technologique " – Hachette

 

Le Monde Diplomatique "

 

Hors série " Manière de voir " " Ravages de la technoscience " – mars-avril 1998

 

L'Ecologiste "

 

Autres articles :

 

Sur ces questions, la lecture de Hans JONAS, notamment " Le principe responsabilité " reste précieuse.