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Colonialisme – Néo-colonialisme – ou la terreur exportée

Contribution de Gérard Deneux suite aux articles parus dans les n° 16 et 17

 

L’horizon d’une guerre globale " sans limite " contre les Etats voyous, les récalcitrants, les pauvres et autres " sauvageons " inassimilables est désormais la perspective possible de l’avenir du monde marqué par le chaos, suscité par la globalisation financière. S’il semble que la mondialisation, telle qu’elle est conçue par l’OMC, le FMI… ça ne marche pas (1), ce n’est pas temps en raison d’une désillusion provoquée par le fossé séparant les discours de compassion humanitaire tenus par les maîtres du monde et la réalité des pratiques prédatrices de l’hyperpuissance américaine, de ses épigones et acolytes. Ca ne marche pas parce que, précisément, la logomachie caritative ne parvient plus à masquer les logiques spoliatrices qu’elle a pour vocation de dissimuler. Ne resterait plus, dès lors, que la force brutale pour pérenniser la domination de l’Empire. Cette réalité est déjà à l’œuvre dans de nombreux pays du Sud où des dictatures assujetties et corrompues imposent par la terreur silence et obéissance.

Mais ailleurs, dans ce monde fragmenté et mouvant, des réticences, des résistances, des Etats rebelles (Iran, Irak, Libye…) et même des alliés (Arabie Saoudite…) contestent l’ordre du monde marchand qui devrait s’imposer à tous. Le drame du 11 septembre a été en quelque sorte, non seulement un révélateur de la vulnérabilité de l’hyperpuissance américaine, mais l’occasion d’une aubaine. Il a permis de réactiver sous une autre forme, l’Empire du Mal, et de justifier l’interventionnisme guerrier du gendarme du monde… " Vous avez aimé l’anticommunisme, vous adorerez l’anti-islamisme " (2). " Vous serez, vous devez être demain, les patriotes de la guerre de l’Occident chrétien contre les forces obscurantistes ". Il s’agit là, toujours et encore, de tenter de redonner de la consistance à cette vieille culture de la supériorité naturelle de l’Occident. Cette idéologie légitimante a servi, sous différentes formes, à couvrir les pires crimes du monde ; elle est fondée sur un assemblage de notions qu’il convient de démystifier sans relâche.

 

1 – La domination occidentale, une histoire ancienne toujours actuelle

C’est au tournant du XVIème siècle, avec la crise du féodalisme européen et la naissance du capitalisme mercantile, en Espagne et au Portugal, que naît, prend corps cette volonté d’expansion géographique, de domination de la périphérie, de colonisation du monde (3).

Cette prétention à la suprématie, outre l’extraordinaire soif de gain et de rapines qui la motivait, repose dès l’origine, sur la construction d’une bonne conscience permettant de passer sous silence ou d’exorciser les pires abominations. L’affirmation arrogante de la supériorité du monde gréco-latin et surtout, du christianisme et de la race, autorise moralement la Reconquista, le rejet de l’Autre, de l’inférieur, de l’Arabe, du Juif, et l’invention d’un moyen de préservation, face à une possible contamination : la " pureté de la race ". Cette obsession hygiéniste est légalisée à partir de 1535 : toute personne désirant obtenir un emploi public doit prouver qu’elle n’a aucun membre juif ou musulman dans sa famille, depuis 4 générations. Prégnante et tenace, elle ne disparaîtra qu’en 1865 ( !). A cette date, l’Espagne a été nettoyée de toute présence musulmane.

Cette opération idéologique de naturalisation de la supériorité occidentale justifiera le premier génocide de l’Histoire et l’épopée de la conquête de l’Amérique.

En 30 ans (4), " 80 à 90 % de la population des Grandes Antilles a été décimée ", la population indienne mexicaine de 25 millions en 1519 est réduite à environ 2 millions en 1580, le Pérou passant quant à lui de 10 millions en 1530 à 1,5 million en 1590. Ce dépeuplement de l’Amérique n’est rendu acceptable dans la conscience occidentale de l’époque qu’en invoquant le caractère infra-humain des Indiens, le droit de vie et de mort sur les autochtones, le droit naturel des nations les plus cultivées sur les groupes et empires barbares et inhumains. " Et, s’ils refusent … on peut le leur imposer par le moyen des armes et cette guerre sera juste ainsi que le déclare le droit naturel " affirme Juan de Sepueveda (théologien) dans la fameuse controverse consistant à déterminer si les sauvages ont une âme.

Pour repeupler l’Amérique, parce que les deux monarchies ibériques manquaient de bras au moment où se généralisait l’économie de plantation, l’Afrique a été saignée. Dès 1518 et pendant 4 siècles, le commerce négrier fera la fortune de l’Europe et des colons des Amériques. 10 à 16 millions furent déportés, encore faut-il ajouter 10 à 20 % de pertes avant débarquement. La traite des Africains et leur mise en esclavage ne furent rendues possibles que par la dévalorisation systématique du nègre, son prétendu primitivisme, la malédiction biblique dont il aurait été l’objet dès l’origine des temps. Cette forme d’exploitation est d’autant plus facile à accepter pour les consciences qu’elle est explicitement autorisée par la Bible et les Evangiles et encouragée par une série de bulles papales à partir du XVème siècle. Contrairement à l’historiographie officielle présentant la Renaissance comme acte de naissance de l’humanisme, cette époque flamboyante du point de vue de l’innovation de la pensée et de l’esthétique, inaugure aussi l’ère mortifère de l’appropriation du monde. " Elle le découvre, le soumet et l’asservit ". La civilisation occidentale s’est construite sur la déshumanisation des autres civilisations.

Pour se dédouaner de cette tache indélébile sur le blanc manteau de l’humanisme et du progrès, les bons esprits invoquent les Lumières et la Révolution de 1789. S’il est indéniable que Montesquieu, Rousseau ont condamné le racisme, proclamé avec d’autres que les Hommes naissent libres et égaux en vertu d’un droit naturel, il est tout aussi incontestable que la complexité du siècle des philosophes et ses conséquences ont été transformées en un conte édifiant , visant à assurer la supériorité de l’Occident. Cette période a été surtout marquée par un mouvement de désacralisation de l’autorité royale. Quant aux envolées lyriques sur l’égalité des droits, elle a fait l’objet de violations systématiques.

Aux Etats-Unis, les Constituants de 1776 proclament bel et bien que " tous les hommes sont créés égaux " qu’ils ont " droit à la vie, la liberté et la recherche du bonheur " mais le maintien de l’esclavage ne leur pose pas de problème. D’ailleurs en 1819, le Congrès légalise durablement l’esclavage dans les Etats voués à l’économie de plantations. De même, en 1817, Jefferson, par rapport à la conquête de l’Ouest, stipule que " les terres ne peuvent être acquises que par des moyens honnêtes et pacifiques " et le Sénat de préciser en 1817 " avec le consentement des tribus ". Cela n’est apparemment pas contradictoire avec les grandes campagnes militaires contre les Indiens puisqu’elles ne sont menées que " pour les civiliser et les rendre heureux " (John Calhoun – ministre de la guerre). D’autant que les Américains sont " un peuple élu par la divinité " et possèdent la destinée manifeste " que " la Providence leur a donnée " pour se répandre sur tout le continent. Cette justification divine sert d’alibi idéologique à la dernière phase de l’expansion, à la conquête de l’Ouest.

La démocratie américaine, fille aînée des Lumières, s’est édifiée sur le génocide d’un peuple. Il n’y a là ni hypocrisie, ni cynisme même si ceux qui organisaient les massacres n’en étaient pas dépourvus. L’homme universel des Lumières n’est en effet ni esclave, ni nègre, ni indien, ni femme, et consacre la supériorité indéfectible du genre masculin occidental. Les propos de Jules Ferry et de Renan, ces chantres de la République démocratique et du colonialisme, ne démentiront pas cette assertion. Ils produiront la version laïque de la " destinée manifeste " américaine.

Dans son discours à la Chambre des députés le 28 juillet 1885, Jules Ferry assène " qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles…le devoir de civiliser les races inférieures " et Renan de s’indigner en apparence : " la conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure qui s’y établit pour y gouverner n’a rien de choquant …la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’Humanité ". D’ailleurs, ajoute-t-il , pour éclairer les avancées scientifiques de son temps " la nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur …, une race de travailleurs de la terre, c ’est le nègre, une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne ".

L’on ne peut mieux légitimer la domination raciste du monde avant les théories de Gobineau et du nazisme . Et la Gauche et la Droite républicaines de communier ensemble sur la hiérarchie des races ne se disputant que sur la question de savoir si cette certitude est immuable ou relative.

Les fortes paroles sur la mission civilisatrice de l’Occident capitaliste et la présumée division internationale du travail se sont concrétisées au XIXème siècle. " En 1800, les puissances occidentales détenaient 35 % de la surface de la terre… En 1878, elles en possédaient 67 % : leur taux d’expansion avait donc été de 210 000 kms par an. En 1914, ce taux de croissance avait atteint le chiffre ahurissant de 620 000 kms par an et l’Europe détenait une superficie totale grandiose, environ 85 % de la superficie de la terre en colonies, protectorats, pays dépendants, dominions et commonwealth " (5).

Cette domination coloniale, contrairement à ce que veulent faire croire les manuels scolaires, ne s’est pas réalisée sans " dommages ", sans le recours à la terreur et aux massacres de masse. Quelques exemples suffiront pour en montrer l’ampleur.

En Algérie, au terme d’une pacification " terroriste qui a duré un-demi siècle, la population autochtone évaluée en 1830 à 3 millions de personnes, n’était plus que 2,3 millions en 1856. Les " enfumades " furent critiquées par quelques rares députés en 1845, mais pour des raisons bien éloignées de l’humanisme civilisateur prôné en d’autres circonstances. Ils émettaient surtout des réserves parce que ces pratiques, qu’ils n’osaient qualifier de barbares, étaient susceptibles de nuire au moral des vaillants soldats conquérants et, qui plus est, de troubler l’image de la grandeur de la France à l’étranger. Mais au fait, en quoi consistait cette fameuse tactique guerrière que l’on n’osait évoquer en termes explicites ? Ce qui arriva en 1845, à la tribu de Ouled Riah, qui refusait la domination coloniale, permet de cerner le sort réservé à ceux qui n’acceptaient pas les apports de la civilisation occidentale. Pour échapper aux troupes françaises, cette tribu se réfugia dans les grottes avec ses troupeaux. Le colonel Pelissier fit dresser d’immenses bûchers à l’entrée des grottes, et, de cette manière, anéantit l’ennemi, par l’asphyxie " d’environ " un millier de personnes. On ne prit pas la peine de dénombrer les femmes et les enfants, ni les animaux, et l’histoire ne nous dit pas si le colonel fut décoré pour ce haut fait d’armes.

Au Congo belge, le roi Léopold, son état-major, ses hommes de main et compagnies concessionnaires, provoquèrent un véritable holocauste en recourant, avec une brutalité inouïe au travail forcé. Assassinats, sévices sur les Africains étaient certes monnaie courante, mais ils étaient surtout validés par le travail forcé légitimé. La construction du chemin de fer Congo Océan, celui que les autochtones appelèrent le " chantier de la mort " provoqua, en une dizaine d’années, une hécatombe d’environ 20 000 hommes. L’on était en 1906, soit 9 ans après l’accord de Berlin partageant l’Afrique. Cet acte stipulait, en son article 6, que le colonisateur devait s’engager à la " conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence " et tendre " à (les) instruire et à leur faire comprendre et apprécier les avantages de la civilisation ".

La solution finale fut d’ailleurs expérimentée comme l’ordinaire de la conquête. Il fallait faire de la place pour les colons. Bien sûr, les Allemands ne furent pas en reste. De 1904 à 1907, dans le Sud-Ouest africain, ils organisèrent le génocide des populations Herero ; 15 000 survivants sur 80 000 échappèrent à l’extermination. Le général von Trotha n’avait pas caché sa détermination. " La nation Herero, en tant que telle, doit être annihilée … je trouve parfaitement justifié que cette nation périsse plutôt que d’infecter nos soldats et diminuer nos ressources en eau et en nourriture ".

Cette domination coloniale revêt également un autre aspect que les manuels scolaires dans le langage du " politiquement correct à assimiler " ont baptisé " peuplement des pays neufs ". A entendre le général Bugeaud lors de la conquête de l’Algérie, avec ses " colonnes infernales ", la réalité fut tout autre. Son franc parler guerrier ne laisse planer aucune ambiguïté : " il faut à l’Algérie une grande invasion semblable à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths ". Au delà de la figure barbare du colonisateur, à l’heure même où le sens commun occidental assène que nous serions envahis par des cohortes d’étrangers, sans s’interroger sur les raisons de cette émigration, il convient de rappeler que plus de " 60 millions d’européens ont quitté leur continent en un peu plus d’un siècle, soit l’équivalent de 14 % de la population européenne ". (6)

Mis à part les Etats-Unis et le Canada dans une moindre mesure, qui, au sortir du premier conflit mondial, émergent en tant que puissances capitalistes occidentales, les puissances européennes, pour maintenir leur domination, loin d’apporter la civilisation comme elles le prétendaient, n’ont cessé de privilégier les archaïsmes, d’encourager l’immobilisme et de s’appuyer sur les segments les plus conservateurs des sociétés entrées dans leurs sphères d’influence " et, " sous couvert de libre-échange, d’étouffer les industries naissantes " susceptibles de leur faire concurrence (textile et cotonnades de l’Inde par exemple).

Après la seconde guerre mondiale et la délégitimation de la supériorité raciale génétiquement affirmée par les nazis, après la réprobation unanimiste de l’entreprise d’extermination systématique des Juifs, des Tziganes et autres " dégénérés ", après l’appel à la décolonisation lancé par les Communistes de la IIIème Internationale, suite à la sentence de Marx, certifiant " qu’un peuple qui en opprime un autre, ne saurait être un peuple libre ", une nouvelle ère semblait s’annoncer.

 

II – La domination néo-coloniale, l’actualité de l’Histoire

Des millions de personnes, au cours du deuxième conflit mondial, furent exterminées uniquement parce qu’elles avaient été déclarées socialement différentes. Dans les discours, l’inégalité des races fut condamnée. La Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 est d’ailleurs sans ambiguïté à ce sujet. Le racisme connaît d’ailleurs un net recul après guerre. Mais, sous couvert des valeurs proclamées, l’Occident se considère comme le seul dépositaire de l’universel. Certes, il n’est plus possible de justifier la domination et l’occupation coloniale par la prétendue infériorité des colonisés, mais, ceux qui, comme en France, se glorifient d’avoir libéré leur pays de l’occupation étrangère, vont faire preuve d’une " fascinante schizophrénie " en organisant, face aux mouvements de libération nationale, de sanglantes répressions. Les massacres commencent à Sétif en 1945, se poursuivent en 1947 à Madagascar et les milliers de morts d’Indochine et d’Algérie sont autant de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité. Certes, le langage change ; les peuples en révolte ne sont plus des primitifs ni des sauvages mais des nations attardées, ingrates, des populations qui manquent de maturité, sont manipulées par des nationalistes " nazis " (comme Nasser !) ou des communistes. Sans nier la réalité de la guerre froide, force est de constater que les pires méthodes terroristes furent employées. Quelques rappels suffiront à en démontrer l’insanité.

Au delà des exactions, des morts, des mutilés et du recours à l’usage généralisé de la torture en Algérie, de 1954 à 1962, les viols (7) massifs de femmes, surtout dans les campagnes, étaient considérés comme le nécessaire au réconfort barbare de la soldatesque. " Cela faisait partie de nos avantages et était, en quelque sorte, considéré comme un dû ". Ces défoulements visaient, en fait, au delà des traumatismes, de la terreur et de l’horreur, la destruction psychologique de l’être laissé en vie. 9 femmes sur 10, interrogées par l’armée française, furent violées.

La déclaration de 1948 ne gêne en rien le Gouvernement des Etats-Unis qui maintient dans tout le sud du pays un régime légal d’apartheid, un statut de sous-humanité aux Noirs et une répression impitoyable vis-à-vis de toute atteinte à la pureté sexuelle de la race des maîtres. Il fallut la révolte des Noirs, les luttes et les figures symboliques du pasteur Martin Luther King et de Malcolm X, dans les années 1960-1966, pour que les digues d’inhumanité commencent à sauter et que commence l’histoire d’une bourgeoisie noire reconnue. C’est à la même époque que l’impérialisme américain se lance dans l’aventure de la deuxième guerre d’Indochine. Sans s’étendre sur les millions de morts, les bombardements plus massifs que pendant toute la durée de la deuxième guerre mondiale, qu’il suffise de rappeler le recours intensif à " la plus grande guerre chimique expérimentale de tous les temps " (8). C’est en 1962 que Kennedy autorise le lancement de l’opération " Ranch Hand " (ouvrier agricole). Faisant fi du protocole de Genève de 1925, les largages massifs de défoliants visent , à l’origine, à dégarnir le couvert végétal masquant le déplacement des guérilleros du Sud Vietnam, mais, l’année suivante, pour affamer l’ennemi, ce sont les récoltes qui sont la cible prioritaire. A partir de 1965, et jusqu’en avril 1970, Lyndon B. Johnson ne s’embarrassera plus de justification. 500 000 marines seront envoyés au Sud Vietnam, les bombardements au Nord, prendront une ampleur démentielle, et 72 millions de litres d’herbicides contenant de fortes doses de dioxine seront répandus au Sud. Cet agent orange, " l’agent chimique le plus toxique que l’espèce humaine ait fabriqué " selon H. Warwick, non seulement détruira de vastes étendues (14 % des 17 millions d’hectares), produira une forte érosion, la stérilisation des sols atteints, l’extinction de la faune et de la flore de nombreuses zones, mais provoquera aussi des malformations congénitales, des morts néo-natales, des cancers, des malformations natales (absence de certains membres) des trisomies, retards mentaux, cécités, surdités. Les victimes vietnamiennes sont estimées à moins … de 2 millions, quant aux Américains 100 000 Gis seraient atteints de cancers liés à la dioxine et 3 000 de leurs enfants souffriraient de graves malformations. (9)

Les bricolages des affidés de Ben Laden sont de la " petite bière " terroriste au regard des moyens utilisés par l’Empire du Bien … Et l’on en est déduit à donner raison à Aimé Césaré pour qui, aux yeux des Occidentaux, le nazisme n’avait péché que parce qu’il avait commis le crime de génocide au cœur même de l’Europe. " Oui, il vaudrait la peine … de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien, bourgeois du XXème siècle … qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’Homme … c’est le crime contre l’Homme blanc " (10)

Comme le souligne, à sa manière, François Xavier Verschave (11), ces violences terroristes n’ont qu’un sens, maintenir la domination de puissances impériales. Comme il fallait se résigner à accorder l’indépendance des peuples, autant l’octroyer formellement pour maintenir la dépendance par corruption interposée des élites locales. A cet égard, le cas de la Françafrique est un cas d’école.

Lorsqu’en 1960, De Gaulle, à grands renforts de gestes magnanimes, accorde l’indépendance aux colonies, il charge son ami Foccart et ses réseaux de maintenir la dépendance ! Dans l’ombre, commence dès lors, une ère nouvelle où les moyens illégaux, occultes, inavouables, secrets, sont utilisés pour sélectionner les chefs d’Etats africains, amis de la France, pour soutenir des dictatures corrompues, organiser assassinats et fraudes électorales. Lorsque les coups fourrés ne suffisent pas, on passe à la guerre non déclarée ( 100 000 civils massacrés au Cameroun, puis au Biafra, aux deux Congo, au Tchad …). Assurés de la protection de bases militaires françaises, les gardiens de l’ordre néo-colonial, surveillés par les services secrets de la métropole, organisent avec leur tuteur, le partage de la rente des matières premières et le pillage des richesses locales. Elf joue, à cet égard, un rôle majeur dans le dispositif, tout comme le franc CFA. Mais, à la raison d’Etat " foccartienne " va se substituer, dès la venue de Giscard d’Estaing au pouvoir, la mise en œuvre de réseaux concurrents.

L’Etat UDR se délite, des filières privatisées vont s’affronter ; les frères et neveux de Giscard vont côtoyer les fils des Pasqua et Mitterrand. Les financements occultes des Partis et les enrichissements privés à bon compte en valent la peine, d’autant que les paradis fiscaux et autres sociétés-écrans facilitent la tâche de ces personnages.

Rien d’étonnant, dès lors, que les représentants de l’Etat français s’entourent d’aéropages sulfureux ; Tarallo, Sirven, Michel Roussin, Bouygues, Dumez, Elf, Robert Feliciaggi, empereur des jeux, Etienne Léandri qui, collaborateur notoire de la Gestapo, s’est recyclé dans le SAC de son compatriote corse Charles Pasqua, avant de devenir marchand d’armes (Société Tradinco). Ce dernier est d’ailleurs devenu l’ami du milliardaire irako-britannique Nadhmi Auchi. Rien ne manque dans l’arsenal du racket et des coups tordus : trucage des marchés publics, pétrole gagé, filière du diamant. Ces voyous de haut vol alimentent et attisent les guerres, soutenant parfois et en même temps, des camps opposés (Angola, Congo Brazzaville…) à grands renforts de livraisons d’armes et de prêts de vrais-faux conseillers militaires. Cette " maffiafrique " est certainement plus dangereuse que les petits malfrats de banlieue … Mais, elle ne fait pas l’objet de l’attention des médias, et surtout, elle évolue dans des milieux nageant dans des eaux grasses. Pour illustration, il suffit d’évoquer le montant d’une des commissions touchée par l’affairiste proche de la DST et des services secrets russe et israélien, M.  Arcadi Gaïdamak, puisqu’il s’agit de lui. Pour avoir facilité la livraison d’armes à l’Angola, après signature avec l’entreprise publique SIMPORTEX, il a pu empocher pour ses frais … 135 milliards de dollars . La République a de ces largesses …

La restructuration du capitalisme qui s’est opérée dès les années 1970, avec son cortège d’externalisations, de délocalisations et de sous-traitances, le tout magnifié par le nouveau management et le moderne consommateur, pour lequel toutes les marchandises du monde seraient à sa portée, l’essor concomitant des nouvelles technologies de la communication et le tournant ultra-libéral imposé par les politiques occidentales à l’ensemble des Etats capitalistes dominants, par Reagan et Thatcher, ont déconstruit le monde péniblement édifié après la deuxième guerre mondiale. L’effondrement de l’URSS, surtout après la chute du mur de Berlin, a facilité le développement de ce processus de désagrégation des Etats régulateurs et redistributeurs. La suprématie du capitalisme financier, volatile, incontrôlable et rapace sur le capitalisme industriel, a en effet, entraîné l’affaiblissement des protections nationales, la privatisation des entreprises publiques, et gravement entamé les fragiles équilibres sociaux. La pauvreté, la précarité et la souffrance sociale sont réapparues en Occident. Le tournant ultra-libéral vire, pour les pays du Sud, au cauchemar. Ce basculement du monde ne peut se comprendre sans faire référence aux " ruptures " qui se sont produites dans le domaine des politiques dites d’aide au développement des Pays du Sud.

Après avoir largement contribué à creuser les déficits de ces pays en tentant d’imposer un modèle de développement importé, reposant sur l’accroissement de leurs exportations, les puissances occidentales, avec la brutalité et la rapacité qui les caractérisent, prétendent désormais imposer l’assainissement des situations qu’elles ont provoquées. Le modèle de dépendance qui a prévalu pendant une quinzaine d’années (1955-1970) faisait essentiellement appel à l’emprunt facile et à un endettement que le développement des pays devait résorber. Ce modèle a fait faillite, la crise de la dette affecte tous les pays du Sud, ils doivent rembourser à des taux faramineux, en empruntant pour rembourser … Certains, comme le montre l’effondrement de l’Argentine, sont en situation de quasi-faillite. Qu’importe la mise en œuvre de projets pharaoniques suscités par les multinationales, qu’importent les dépenses militaires démentielles, le soutien octroyé aux pires dictatures, le pillage des richesses nationales et l’exploitation des travailleurs … les peuples exsangues doivent rembourser. Quant aux élites corrompues, l’argent qu’elles ont pu détourner avec la connivence complice des Etats impérialistes, elles ont pris le soin de pouvoir prendre le large, les sommes colossales sont placées dans les paradis fiscaux, notamment au Luxembourg (12).

S’ingérant dans la gestion des pays, le FMI et la Banque Mondiale, en imposant leurs plans dits d’ajustement structurel, participent à l’étranglement des Etats du Sud. Les aides éventuelles à ces pays sont soumises, non seulement au remboursement des dettes accumulées, mais surtout assorties de l’obligation de prendre un certain nombre de mesures censées y contribuer ; ainsi, sont prônées l’obligation d’augmenter les impôts pesant sur les classes populaires appauvries, la privatisation des entreprises et des services publics. Les conséquences de telles politiques sont dramatiques ; licenciements massifs, lumpen-prolétarisation des classes populaires, déliquescence des classes moyennes embryonnaires et régressions globales. Ainsi, les politiques publiques de santé et d’éducation, qui avaient été amorcées, sont démantelées, ce qui se traduit bien évidemment par le développement d’épidémies et la baisse générale des taux de scolarisation.

Pour tenter de neutraliser ces contradictions explosives, faire rentrer dans le rang les récalcitrants, ou exterminer les terroristes, l’Empire prône l’ingérence, voire le recours à la guerre non déclarée (13) pour de nobles motifs humanitaires. Pour régler les désordres qu’il a plus ou moins suscités et qu’il ne maîtrise plus, le gendarme du monde, oublieux des règles internationales, reléguant l’ONU au musée désuet de la guerre froide, adopte la posture du bon samaritain dont la " destinée manifeste " est de combattre partout le Mal. Il n’est guère besoin d’épiloguer sur la désastreuse campagne américaine en Somalie en juin 1992 et dont les stratèges américains ont tiré les leçons ; il est important d’être lucide sur ce qui a motivé l’opération française Turquoise au Rwanda (14) puis les guerres en Yougoslavie (15) et en Afghanistan notamment.

Sans minimiser les menées criminelles et terroristes des Frankenstein qui tentent d’instrumentaliser à leur profit la profonde misère et le sentiment d’humiliation et de frustration de l’ancien Tiers-Monde, force est de constater, qu’aujourd’hui comme hier, la domination capitaliste de l’Occident et l’imperium de son chef de file, les Etats-Unis, recourre encore et toujours aux bons arguments d’un cynisme éculé. Il s’agit évidemment de civiliser, d’humaniser les " sauvages " en utilisant les procédés sophistiqués et de haute technologie, mais néanmoins, guerriers, d’une guerre sans limite.

Démasquer tous les thuriféraires, les " pisse-copie " et autres flagorneurs qui encensent les menées agressives de l’Empire, fait partie intégrante de l’éducation populaire nécessaire pour éviter la guerre de tous contre tous et souder ceux qui comprennent la nécessité de changer le monde avec ceux qui y ont profondément intérêt, parce qu’au Nord comme au Sud, quelles que soient la couleur de leur peau ou leur religion, ils subissent les méfaits de ce système.

 

Gérard Deneux

 

Notes :

(1) voir " La grande désillusion " de Joseph E. Stiglitz, prix nobel d’économie, ex vice-Président de la Banque mondiale, qui a préféré démissionner " plutôt que d’être muselé "

(2) Ignacio Ramonet dans le Monde Diplomatique – octobre 2001 -

(3) voir " Capitalisme et économie-monde " Immanuel Wallerstein - Flammarion

(4) les données qui suivent sont extraites de l’excellent livre de Sophie Bessis " L’Occident et les autres : histoire d’une suprématie " ed. La Découverte

(5) Edward Saïd " Culture et impérialisme " Fayard – Le Monde Diplomatique -

6) pour plus de détails sur cette émigration massive, voir p. 52 de " L’Occident et les autres " de Sophie Bessis ainsi que, du même auteur " la dernière frontière – Les Tiers mondes et la tentation de l’Occident "  ed. JC Lattès

(7) les données et citations qui suivent sont extraites d’un article du Monde du 12.10.01 " Etat de Droit et République française "

(9) les données sur la guerre du Vietnam sont tirées de l’article de Pierre Journaud " Retour sur la guerre chimique au Vietnam " in la revue " l’Histoire " n° 263 – mars 2002 –

(10) discours sur le colonialisme Aimé Césare – ed. Présence africaine – 1955 – cité par Sophie Bessis

(11) lire de cet auteur " Noir silence " et " l’envers de la dette –criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola " - ed. Agone

(12) lire notamment, à ce sujet, les livres de Denis Robert " Révélations $ " et " La boîte noire " aux éditions les Arênes

(13) lire de Jean-Christophe Ruffin " Le piège humanitaire " Hachette pluriel et de Rony Brauman " Humanitaire – le dilemme " Textuel

(14) voir l’article écrit par Gérard Deneux à ce sujet et les références qu’il contient dans le bulletin n° 18

(15) voir " L’opinion, ça se travaille…les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo " Serge Halimi et Dominique Vidal – éd. Agone Contre-feux


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