Argentine – Autopsie d’une tragédie
par Régis Coromina le 18 septembre 2002

 

 

 

Le peuple argentin vit une situation économique et sociale dramatique. On assiste à l’effondrement d’un pays qui, il y a peu encore, était montré en exemple par les experts internationaux et la plupart des journalistes. C’est une situation inédite, pour un Etat ayant atteint ce stade de développement, de connaître une crise aussi dévastatrice en dehors de tout conflit armé.

Cet exposé tentera de répondre à trois objectifs. Dans un premier temps, je décrirai la situation actuelle et chercherai, à travers un historique de l’Argentine au XXème siècle, à expliquer les mécanismes qui y ont conduit. Cela m’amènera à analyser le rôle des institutions financières internationales, en particulier celui du FMI, et des pays occidentaux dans ce processus de décomposition : c’est là le second objectif de mon travail. Enfin, je poserai la problématique des chances de réussite d’une réaction populaire dans une telle crise.

 

 

Une situation catastrophique

 

Les chiffres livrent avec toute leur brutalité le degré d’effondrement de l’économie argentine.

Les petits commerces et les PME font faillite les uns après les autres, entraînant dans leur chute les banques. Même les entreprises de taille nationale ne sont pas épargnées. Les circuits commerciaux traditionnels sont par conséquent totalement désorganisés. Pour ceux qui ont encore un emploi, le salaire est souvent versé avec plusieurs mois de retard, en " monnaie de singe " (sortes d’assignats qui permettent juste d’acheter le minimum vital).

Pour les autres, chômeurs, retraités, dont les indemnités et pensions ont été laminées par les mesures ultra libérales et les coupes budgétaires, la survie au quotidien est devenue une angoisse permanente. Cette situation amène à voir dans les rues des grandes villes des scènes dont on a l’habitude dans les métropoles du tiers monde : des gens se partageant les restes des poubelles des restaurants, des enfants triant les ordures pour récupérer quelques objets leur permettant de gagner quelques pesos, des pillages.

La mortalité infantile a retrouvé ses niveaux des années 50 et continue de progresser, alors que l’Argentine s’enorgueillissait d’un système de santé très performant et des chiffres équivalents à ceux des pays les plus riches.

Paradoxalement, pour un pays à vocation agricole, les produits alimentaires sont très chers, de même que les services de base (électricité, eau) qui ne sont plus accessibles pour une majorité de la population. Là aussi, le peuple paie le prix d’une privatisation à outrance.

Nous allons tenter maintenant de comprendre les mécanismes qui ont conduit à cette situation. Cela nécessite de nous plonger dans l’histoire de l’Argentine qui a façonné les rapports sociaux de ce pays.

 

Une crise qui plonge ses racines dans l’histoire du pays

 

Au début du siècle, l’Argentine est un pays presque exclusivement tourné vers l’agriculture. Ses liens privilégiés avec l’Angleterre (on a parlé d’une semi-colonie anglaise) lui assurent des débouchés sûrs. En contre partie, les Britanniques fournissent capitaux et technologie. Cette situation fait la fortune des très grands propriétaires terriens qui forment une oligarchie agro-exportatrice puissante et soucieuse de ses bénéfices. La prédominance de cette classe ne sera jamais véritablement remise en cause par la bourgeoisie industrielle et commerciale qui cherchera au contraire à s’y fondre.

Le premier prolétariat est formé d’ouvriers travaillant dans les chemins de fer, les ports et les usines de conditionnement de la viande.

L’immigration européenne, constituée d’une population urbaine et relativement éduquée, va rapidement bouleverser cet équilibre. On assiste alors à la première véritable industrialisation du pays, nécessaire pour occuper ces masses nouvelles. Ce mouvement est délibérément impulsé par le Gouvernement (création de la compagnie pétrolière nationale – YPF) et renforcé par la première guerre mondiale qui distend les liens avec l’Angleterre et oblige le pays à fabriquer les produits qu’il ne peut plus acheter sur le marché mondial.

L’oligarchie terrienne ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un nouveau prolétariat revendicatif, et dès les années 20, cette phase d’expansion industrielle s’achève par la répression brutale et sanglante de révoltes ouvrières.

Elle reprendra dans les années 30 et lors du second conflit mondial : les contraintes extérieures (récession et coupure des circuits maritimes) obligent à nouveau l’oligarchie à accepter le développement d’une industrie manufacturière autochtone, capable de compenser les importations, essentiellement dans le textile et la métallurgie. Cette phase s’accompagne d’une progression spectaculaire des effectifs ouvriers (de 400 000 en 1935 à plus d’un million en 1946) ainsi que de la montée en puissance de syndicats, malgré la répression féroce qui sévit toujours en cas de grève ou de manifestation ( la " décennie infâme ").

C’est sur ce prolétariat que va s’appuyer une branche de l’armée, nationaliste et anti-impérialiste, à la fin du conflit mondial. Craignant le démantèlement de la jeune industrie nationale (et notamment l’industrie de l’armement) sous la pression des Etats-Unis avec la complicité de l’oligarchie terrienne, ils prennent le pouvoir en 1943. Juan Peron est nommé secrétaire d’Etat au Travail. Il va rapidement s’imposer auprès du peuple argentin (malgré des phases d’ombre de son personnage qui ne seront révélées que bien plus tard) et il est élu Président de la République en 1946.

La transformation de la classe ouvrière en allié subordonné du nationalisme bourgeois incarné par Peron repose sur 4 éléments :

Mais les secteurs de la bourgeoisie qui avaient soutenu Peron à ses débuts le lâchent bientôt, considérant que le prix à payer pour ce " contrôle " des masses ouvrières est lourd alors même que le calme n’est que très relatif dans les entreprises : les grèves pour obtenir plus d’avantages n’ont en effet jamais cessé dans les ateliers. En outre, la place prépondérante réservée à l’ouvrier dans la société argentine inquiète et exaspère la classe possédante.

C’est ainsi qu’en 1956 un coup d’Etat mené par les forces conservatrices renverse Peron. Tout en cherchant, sans beaucoup de succès, à affaiblir la classe ouvrière, les nouveaux dirigeants engagent le pays dans une troisième phase d’industrialisation, le " développementisme ". Elle permet au pays de se doter d’un tissu industriel dense et relativement complet. Pour cela, l’appel aux capitaux étrangers est massif : ceci s’explique par le fait que l’oligarchie financière argentine se refuse toujours à investir dans l’industrie et se contente de vivre de ses rentes. Cette attitude " anti-nationale " va perdurer jusqu’à aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin. C’est notamment l’époque où les grands constructeurs automobiles implantent des usines qui deviennent rapidement les bastions des secteurs les plus radicaux du syndicalisme.

Les années 60 et le début des années 70 sont marquées par l’instabilité politique et l’agitation sociale. Les mouvements ouvriers, influencés par les événements qui secouent le monde (mai 68, castrisme etc.), se radicalisent. Peron revient au pouvoir en 73, mais le péronisme s’est bureaucratisé, il est corrompu et s’est compromis avec les différentes dictatures militaires, aussi ne parvient-il pas à apaiser un climat tendu attisé par la récession mondiale. Le déclin déjà amorcé du péronisme et son rejet par les classes populaires s’accentue nettement durant cette courte période.

 

La dictature militaire : sanglante et ultra-libérale –1976-1983-

En 1976 survient le coup d’Etat militaire de Videla qui enfonce le pays dans la répression la plus brutale : 30 000 disparitions d’ouvriers, étudiants et intellectuels, des exilés par centaines de milliers, le recours à la torture à grande échelle. Au-delà d’une volonté de domination politique, ces pratiques visaient à éliminer toute opposition progressiste.

Cette dictature marque également un tournant sur le plan économique : libéralisation très substantielle du marché national, restructuration très importante de l’industrie pour ne favoriser que les branches capables d’exporter (début d’un mouvement de désindustrialisation qui va se poursuivre jusqu’à aujourd’hui), financiarisation de l’économie par la déréglementation financière et la titrisation(1) de la dette. Cette politique ultra libérale avant l’heure, qui bénéficie déjà du soutien actif du FMI, porte un coup sévère à la classe ouvrière et modifie considérablement les rapports de force au sein de la société argentine au profit de la classe moyenne. Bénéficiant des miettes d’une politique économique qui lui permet de vivre bien (mais au prix d’un énorme endettement extérieur) elle sera le principal soutien de la dictature. Ce clivage profond mettra longtemps à se résorber.

La période militaire est donc également caractérisée par l’explosion de la dette publique. Plusieurs facteurs en sont à l’origine, mais on peut dire que ce phénomène est dû à la volonté d’une minorité de s’enrichir sur le dos de l’Etat, et donc par conséquent des forces productives, par des moyens frauduleux. Examinons plus en détail ces mécanismes.

Nous trouvons tout d’abord des mécanismes communs à de nombreux pays notamment d’Amérique Latine : la très faible imposition des classes les plus riches privent l’Etat de ressources importantes et l’obligent à emprunter, sur le marché national ou international, les moyens de financer ses politiques. Ainsi, non seulement la bourgeoisie argentine paie très peu d’impôts, mais elle bénéficie en plus de la rente que lui assurent les emprunts d’Etat ! Sur le marché international, l’afflux de pétrodollars permet de s’endetter sans difficulté.

Ce mécanisme est aggravé en Argentine par l’importance et la précocité de la fuite des capitaux qui soustrait à la finance publique des sommes énormes. Il a été démontré que cela s’est fait avec la complicité du ministre de l’économie de l’époque, Martinez de Hoz, du Gouverneur de la banque centrale, Domingo Cavallo, des banques privées, du FMI et des Etats-Unis. De plus, les fonds empruntés par l’Etat sont en partie détournés selon ces mêmes canaux et ne profitent donc pas au Pays.

Parmi les autres facteurs explicatifs de la montée de la dette, on peut citer la décision de faire prendre en charge par l’Etat de la dette des entreprises privées et la guerre des Malouines qui achève de ruiner le pays. Enfin, la décision unilatérale des Etats-Unis, au début des années 80, de relever unilatéralement les taux d’intérêts, renchérit brutalement et fortement les emprunts libellés en dollars et gonfle les remboursements.

Tout cela conduit à une multiplication par 5,5 de la dette argentine, qui passe de 8 à 45,5 milliards de dollars entre 1976 et 1983.

Le caractère odieux et frauduleux d’une grande partie de cette dette a été prouvé par une procédure judiciaire qui s’est conclue en juin 2000 à Buenos Aires par un procès retentissant mettant en cause la responsabilité des acteurs cités plus haut et pointant du doigt l’irresponsabilité sociale des capitalistes argentins qui exportent systématiquement leurs capitaux vers l'extérieur après avoir vidé l’économie argentine de sa substance et de sa capacité productive.

 

Le retour de la " démocratie ", l’hyper-inflation –1983-1989-

 

En 1983 le radical Raoul Alfonsin met fin à cette sombre page de l’histoire argentine. Mais il refuse de prendre les décisions qui auraient marqué une rupture avec la période précédente : arrestation et jugement des bourreaux de la dictature et abandon de la dette inique contractée durant ces années. Au contraire, il décide de payer la dette jusqu’au dernier dollar et d’amnistier les coupables !

Cette présidence est caractérisée par une forte instabilité sociale, un grand marasme économique et surtout par une énorme inflation qui culminera en 1989 avec un chiffre de 4900 % ! Ce phénomène trouve son origine dans la politique imposée par le FMI aux pays débiteurs : en 1982, le Mexique est en faillite et ne peut plus honorer ses engagements. Pour éviter une contagion, les bailleurs internationaux préconisent une politique de dévaluation compétitive : baisser la valeur de la monnaie pour augmenter les exportations et dégager ainsi les ressources nécessaires au remboursement de la dette. Mais cette orientation a une contre partie très négative : le renchérissement des importations et au final une augmentation des prix, aggravée par la spéculation des importateurs qui en profitent pour améliorer leurs marges.

Cette forte inflation se répercute sur les taux d’intérêt qui, à leur tour, atteignent des sommets, alourdissant encore les remboursements de l’Etat et creusant les déficits : pour les combler, le Gouvernement doit à nouveau emprunter, à des conditions toujours plus difficiles, les investisseurs internationaux et nationaux n’ayant plus confiance dans l’économie argentine. Ainsi le pays est entraîné dans un effet boule de neige aux effets dévastateurs. La dette atteint 65 milliards de dollars.

Cette période, jusqu’en 1989, est maudite pour l’Argentine : on parle de " décennie perdue ", puisque le PIB revient à son niveau de 1973. De plus l’hyper-inflation est un véritable traumatisme pour le peuple argentin qui sera par la suite prêt à accepter de lourds sacrifices au nom de la lutte contre la hausse des prix.

 

 

La période Ménem : la politique des mirages –1989-1995-

 

En 1989, les péronistes reviennent au pouvoir en la personne de Menem. Non pas que le péronisme soit à nouveau populaire : il a en grande partie perdu son crédit auprès de la classe ouvrière par ses compromissions sous la dictature et sa corruption. Mais le rejet d’Alfonsin est fort. Les nouveaux dirigeants se donnent pour objectif de maîtriser l’inflation et les déficits publics : il s’agit en fait de retrouver la stabilité économique pour pouvoir continuer à payer la dette.

Pour cela, sous la houlette du ministre de l’économie Domingo Cavallo et avec l’aide du FMI, est mise en œuvre une politique ultra-libérale dans sa version la plus radicale. C’est une soumission totale aux exigences des Etats-Unis, en rupture avec la tradition anti-impérialiste du péronisme.

Cette politique économique est d’abord marquée par une décision d’ordre politique : le gouvernement décrète la parité du peso avec le dollar, ceci pour mettre fin au cycle infernal de l’hyper-inflation. En effet, par cette mesure, la masse monétaire dépend directement des entrées de capitaux extérieurs : l’Etat perd tout contrôle sur la création de monnaie. A chaque nouveau peso en circulation doit correspondre un dollar dans les réserves de la Banque Centrale. C’est pour un pays une perte considérable de sa souveraineté, mais les Argentins sont prêts à ce sacrifice pour retrouver une stabilité des prix.

D’autres motivations ont guidé les décideurs : stabiliser la monnaie, c’est permettre d’attirer plus facilement les capitaux étrangers ; dollariser l’économie, c’est aussi intégrer l’Argentine dans l’économie mondiale.

La politique de parité est accompagnée de nombreuses mesures de libéralisation et de dérégulation et de déréglementation de l’économie, en conformité avec les préceptes ultra-libéraux :

 

Le bilan de la politique du duo Menem – Cavallo est un chef d’œuvre en trompe l’œil.

En apparence, des succès retentissants : inflation maîtrisée, forte croissance de 5 % par an de 1991 à 1998 ; hausse des profits des entreprises : c’est le " miracle argentin ", l’enfant chéri du FMI.

En réalité, un désastre pour la classe ouvrière et en germe, la catastrophe que vit aujourd’hui le pays.

Les privatisations massives entraînent la perte de centaines de milliers d’emplois, les acheteurs étrangers n’hésitant pas à opérer des coupes sombres pour dégager et rapatrier plus de bénéfices : ainsi on peut affirmer que l’Argentine a subi un véritable pillage de la part de ces prédateurs. Et tandis que les taux de profit font l’admiration de la bourse, le taux de chômage atteint 18 % dès 1994.

De plus, les entreprises rachetées sont souvent transformées au mieux en usines tourne vis pour profiter d’une main d’œuvre qualifiée et bon marché (la réforme du marché du travail et la fin de l’indexation ont fait baisser les salaires réels de 30 %), au pire en simples filiales de commercialisation des produits des multinationales.

Enfin, la vieille industrie, peu compétitive face au marché mondial, est balayée par les mesures d’ouverture et de déréglementation. Ainsi l’opération de désindustrialisation amorcée sous la dictature prend-elle dans les années 90 une nouvelle ampleur : l’Argentine est de plus en plus importatrice de produits manufacturés. Tout se passe comme si l’oligarchie des grands propriétaires terriens prenait sa revanche : le pays redevient ce qu’il était-il y a un siècle, c’est-à-dire presque exclusivement tourné vers les exportations de produits agricoles non transformés (céréales, viande).

La politique de Menem et de ses affidés, qui ont poussé durant cette période la corruption à des niveaux jamais vus, a donc eu pour effet de bouleverser profondément les rapports de forces au sein de la société argentine au détriment du prolétariat, des chômeurs et des petits paysans. Elle a permis de vérifier, s’il en était encore besoin, que les politiques préconisées par les institutions financières internationales ont pour principale conséquence de creuser les inégalités et de servir les classes les plus riches.

 

 

Une lente descente aux enfers
1995-1999

 

La politique de parité, si elle parvient dans un premier temps à juguler l’inflation, ne tarde pas à montrer ses effets pervers : du fait de son indexation au dollar, le peso est surévalué et pénalise les exportations vers les principaux clients de l’Argentine, les pays du Mercosur (sorte de marché commun latino-américain) dont le Brésil est le plus important.

La perte de compétitivité de l’économie argentine inquiète d’autant plus les investisseurs internationaux que la crise financière mexicaine de 1994 – 1995 les a rendus méfiants. Aussi, pour attirer de nouveaux capitaux l’Argentine doit-elle augmenter fortement ses taux d’intérêt. Conséquence immédiate : le service de la dette s’alourdit encore un peu plus.

Pour faire face à ses engagements, l’Etat ne peut guère compter sur des rentrées fiscales plus importantes : la hausse du chômage, les taux d’imposition toujours très favorables aux classes supérieures, et l’évasion fiscale le privent au contraire d’énormes ressources (la réforme des retraites a par ailleurs plombé les comptes publics de près de 4 milliards de dollars).

Seule solution : recourir à l’emprunt, auprès du FMI et d’investisseurs privés. L’effet " boule de neige " décrit plus haut repart donc de plus belle, après une accalmie de quelques années due aux privatisations et à la croissance économique. Les remboursements annuels passent de 6 milliards de dollars en 1989 à 22 milliards en 1998. Le montant de la dette grimpe quant à lui de 65 milliards en 1993 à 100 milliards en 1995 et 145 milliards en 1998.

1998 marque un tournant et le pays tombe dans une récession profonde. Cela coïncide avec la crise brésilienne qui se traduit par une dévaluation du réal Les exportations argentines, toujours handicapées par l’ancrage au dollar, subissent un nouveau violent coup de frein et les déficits extérieurs se creusent encore. Le mécanisme s’emballe : défiance des investisseurs, hausse des taux d’intérêt pour les attirer (jusqu’à 50 % en 2001), nouveaux emprunts auprès des institutions internationales.

Parallèlement, pour parvenir à réduire le déficit et continuer à payer la dette, le FMI impose des programmes d’ajustement de plus en plus sévères qui accentuent le mal : coupes dans les budgets sociaux, licenciements massifs de fonctionnaires, baisse des salaires etc.

 

Vers la banqueroute
Carvallo aux affaires – 1999-2001

 

En 1999, le radical De la Rua remporte les élections. Il s’inscrit dans une parfaite continuité avec ses prédécesseurs :

Bien sûr, il ne réussit pas à redresser la situation, et en décembre 2000, l’Argentine n’est plus en mesure d’honorer sa dette. Le FMI lui accorde alors un prêt géant de 40 milliards de dollars, qualifié de " blindage ", destiné à redonner confiance aux investisseurs. En contrepartie, d’autres mesures de libéralisation sont imposées : privatisation du système de santé ; dérégulation totale des marchés de l’énergie et des communications ; flexibilisation encore plus poussée du marché du travail.

Cependant, aucun effet ne se fait sentir. L’évasion fiscale, est plus forte que jamais et aggrave le déficit, le service de la dette est de 30 milliards en 2000.

Acculé, De la Rua tente un coup psychologique en rappelant au poste de ministre de l’économie Domingo Cavallo qui jouit encore d’une bonne réputation auprès de la classe moyenne et des marchés financiers. A peine nommé, il demande et obtient du Parlement des pouvoirs spéciaux lui permettant de prendre rapidement des mesures très brutales d’austérité. L’objectif n’a pas changé : tendre vers le déficit budgétaire zéro, au prix de nouveaux licenciements, de baisses des salaires et des pensions de retraite et de coupes dans les budgets de l’éducation et de la santé. De toute évidence, le Gouvernement a choisi d’obéir aux diktats des banquiers en sacrifiant l’avenir du pays. Surtout, il maintient envers et contre tout le système de parité, alors qu’il est à l’origine d’une partie importante de la crise. Mais dévaluer la monnaie reviendrait à ruiner les épargnants et les entreprises endettées en dollars.

Mais les remèdes de cheval n’y font rien et la situation continue de se dégrader. En décembre 2001, le FMI refuse d’accorder un nouveau prêt : comme le dira le secrétaire d’Etat américain au trésor, " les plombiers de l’Iowa n’ont pas à payer pour un pays qui ne sait pas gérer ses affaires " ! L’Argentine est alors en banqueroute, elle ne peut plus payer. Pour tenter de sauver le système bancaire de la faillite, Cavallo tente un " coup " : il limite les retraits pour les personnes physiques à 250 dollars par semaine. Ce que les Argentins ont appelé le " coralito " déclenche une vague de mécontentement sans précédent. En effet, cela a pour effet de réduire considérablement le niveau de vie d’un grand nombre de personnes. La classe moyenne, surtout, se sent trahie et rejoint le mouvement populaire qui agite le pays depuis plusieurs années.

Le tournant de décembre 2001 et
les nouveaux mouvements de résistance

La mise en place du coralito amplifie donc la contestation populaire. Le Gouvernement sent que la situation lui échappe, il craint un soulèvement de grande ampleur, aussi décide-t-il de décréter l’état de siège. De la Rua en fait l’annonce à la télévision le 19 décembre au soir : aussitôt, spontanément, des centaines de milliers d’habitants de Buenos Aires descendent dans la rue et envahissent la célèbre Place de mai : c’est " l’argentinazo ". La police anti-émeute réprime la manifestation dans le sang : on comptera 35 morts dans la nuit. Cependant, l’armée ne bouge pas, peut-être parce qu’elle ne veut pas se compromettre avec ce Gouvernement discrédité. Certainement aussi parce que les soldats de base et les sous officiers sont également victimes du coralito et des coupes budgétaires.

Le peuple obtient ce qu’il voulait : De la Rua et Cavallo démissionnent et fuient le palais présidentiel.

Cependant, sur le plan institutionnel, les choses ne bougent guère par la suite. Rodriguez Sàà, un démagogue éhonté, n’est élu au poste de Président que pour quelques semaines. Lui succède un péroniste, Eduardo Duhalde, qui brille par son inefficacité et son incapacité à apporter le moindre début de solution à la crise. Il se contente de négocier avec le FMI de nouveaux prêts à des conditions toujours plus drastiques et humiliantes.
 

 

La naissance de nouveaux mouvements populaires de résistance : piqueteros et cacerolazos

 

Le mouvement social de protestation contre les politiques ultra libérales et leurs conséquences n’est pas né en décembre 2001, loin de là.

Dès 1993, dans le nord du pays, des soulèvements (puebladas) ont lieu pour protester contre les brutaux " dégraissages " de l’administration locale : 10 000 licenciements et baisse de 50 % des salaires pour les emplois restants. Rappelons que cette période correspond à la phase d’euphorie créée, à ses débuts, par la politique économique de Ménem. Ces manifestations créent donc un choc dans le pays et sont en général dénoncées pour leur violence.

C’est en 1995, dans la province du Rio Negro, que naît le mouvement des " piqueteros ", ou mouvement social des chômeurs. La conjonction des licenciements consécutifs à la privatisation de YPF (compagnie pétrolière nationale) et l’effondrement des finances locales font grimper le taux de chômage à 20 %. Des " assemblées de chômeurs " se constituent alors et organisent de nouvelles formes de lutte comme les coupures (corte) de ponts et de routes. Par référence aux grèves d’usine, ces formes d’organisation ont été appelées " piqueteros ".

Rapidement, les piqueteros s’organisent au niveau local et régional en créant des comités qui obtiennent le droit de gérer quelques fonds d’aide aux chômeurs. Cette orientation est très critiquée par certaines forces d’Extrême Gauche qui dénoncent le caractère assistanciel de ce mouvement. Ce reproche est doublement exagéré : d’une part ces aides sont souvent les seules ressources pour une frange importante de la population ; d’autre part, les comités ont été les plus combatifs de toutes les organisations de résistance ouvrière et populaire. Ils ont permis de maintenir un lien social et un peu de dignité pour des personnes parfois condamnées au chômage à vie.

Les comités de piqueteros ont reçu dès l’origine l’aide de la fédération de chômeurs de la CTA, centrale des travailleurs argentins, fondée en 1992 par scission de la CGT, syndicat officiel bénéficiant du monopole de représentation. Il convient de préciser que la CGT a toujours soutenu les politiques ultra-libérales mises en œuvre par les Gouvernements successifs, confirmant qu’elle est un appareil de pouvoir plus que de défense des salariés. La CTA est née de l’opposition de certaines fédérations aux privatisations sauvages opérées par Menem. Cependant, les positions de la CTA ne sont pas non plus sans contradiction : acceptant de siéger dans des commissions d’urgence ou de concertation par certains Gouvernements provinciaux, elle se montre favorable à une collaboration institutionnelle avec les représentants locaux des partis politiques responsables de centaines de milliers de licenciements.

Le mouvement piqueteros progresse à travers le pays à mesure qu’enflent les armées d’ouvriers et de fonctionnaires jetés à la rue du jour au lendemain, rejoints par les petits paysans ruinés par la réforme agricole. Dés 1997 la province de Buenos Aires, la plus riche du pays, est touchée. Mais ce n’est qu’en juillet 2000 que la couronne industrielle de la capitale s’enflamme à son tour, ravagée par la désindustrialisation.

Parallèlement, l’amplification du mouvement conduit à la nécessité d’une certaine organisation au niveau régional puis national : c’est ainsi qu’en juillet 2001 se tient la première assemblée nationale des piqueteros, bientôt suivie d’une seconde en septembre. C’est au cours de celle-ci qu’est élaborée une plate-forme de revendications :refus de payer la dette extérieure, renationalisation des banques et des entreprises publiques socialement stratégiques, annulation de la dette des paysans pauvres etc. Cet appel se conclue par le mot d’ordre "  dehors le régime affameur, non au Gouvernement de salut national, qui n’est qu’une réorganisation interne aux exploiteurs ".

Cependant, le mouvement apparaît divisé entre ceux qui combattent le capitalisme et ceux qui préconisent la collaboration avec les secteurs gouvernementaux et patronaux progressistes : c’est là un frein considérable à la poursuite d’une organisation unifiée à l’échelle du pays.

A partir des journées de décembre 2001, les piqueteros sont rejoints dans leur combat par le mouvement des cacerolazos : ce sont des habitants de Buenos Aires descendant spontanément dans la rue et frappant sur des casseroles pour protester contre les mesures d’austérité qui les touchent maintenant directement. Rejetant violemment les formes traditionnelles d’organisation, y compris les syndicats, ces milliers d’Argentins, issus pour la plupart des classes moyennes, s’auto organisent en assemblées de quartier, puis en comités inter-quartiers, tentant de faire face aux difficultés de la vie quotidienne.

Ces deux mouvements, nés spontanément de la colère populaire et n’obéissant qu’à eux-mêmes, représentent un espoir pour tout le peuple argentin. Cependant, des limites apparaissent qui mettent en cause leur capacité à provoquer un réel changement de politique économique et sociale : divisions internes entre partisans de la révolution immédiate et réformistes, tendances bureaucratiques, faible participation des salariés encore en poste et enfin, malgré leurs succès, des effectifs réduits (environ 100 000 personnes).

 

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Il semble que l’Argentine soit laissée à son sort : elle n’intéresse personne parmi les grandes puissances. Le FMI, sous l’impulsion des Etats Unis, a décidé de laisser ce pays s’enfoncer dans la crise jusqu’à la catastrophe : le refus d’attribuer de nouveaux financements le conduira inexorablement à la faillite.

Il est vrai que l’Argentine ne présente guère d’intérêt stratégique pour l’hyper puissance américaine. Mais cette volonté de mettre à genoux un pays n’est-il pas le moyen d’en prendre le contrôle ? L’idée d’une mise sous tutelle par un groupe de banques étrangères sous contrôle du FMI a en effet été avancée par certains " experts ".

Il s’agirait alors de la première application d’un concept né dans les " think tanks " des université américaines : le concept de " failed state ", autrement dit d’Etat instable, incapable de mettre de l’ordre dans ses affaires et représentant une menace pour l’ordre capitaliste mondialisé. De là, la légitimité pour les Etats Unis d’y intervenir, de la même façon qu’ils se donnent le droit d’attaquer les " rogh states ", Etats voyous tel l’Iraq.

Ainsi l’Argentine ne constituera certainement pas un cas isolé : toute l’Amérique Latine, dans un premier temps, est menacée à court terme par ce processus de décomposition qui la mettra totalement sous le joug des financiers internationaux.

Régis Coromina

 

Bibliographie :

" Que se vayan todos, le peuple d’Argentine se soulève ", François CHESNAIS et Jean Philippe DIVES, éditions Nautilus.

Nombreux articles dans le Monde Diplomatique et sur le site d’ATTAC, par Jean Philippe TOUSSAINT, Michel HUSSON etc.

Le Monde a également publié de nombreux articles sur la question, ainsi que diverses autres revues comme Alternatives Economiques.

 

 

Y’en a que pour les riches !!!
Plaintes en cascade

La crise que traverse l’Argentine ne laisse personne indifférent. Les entreprises françaises qui avaient choisi d’y investir lui accordent un intérêt tout particulier… Face à la dégradation de la situation économique en Argentine, Suez, Total-Fina-Elf et EDF se refusent à assumer le risque-pays et cherchent, avant tout, à récupérer l’argent investi. Affectés par les décisions gouvernementales et, notamment par la dévaluation du peso, les trois groupes français ont chacun engagé une procédure de règlement des différends auprès du CIRDI*. S’appuyant sur le Traité bilatéral de protection des investissements signé entre la France et l’Argentine, les investisseurs français attendent de l’arbitrage la condamnation de l’Etat pour non-respect de ses engagements et espèrent obtenir réparation. Cette compensation financière viendrait alourdir la dette de l’Argentine pourtant déjà en cessation de paiement !

* Centre International de Règlement des Différends relatifs aux Investissements- voir, pour plus amples explications, " Qu’est-ce que le CIRDI ? " dans article suivant " La guerra del agua "

 

 (1) opération par laquelle les établissements bancaires cèdent leurs créances à des organismes, dits " fonds communs de créances ", qui émettent des titres négociables sur le marché ; transformation, par cette opération, des créances en titres.