A Cochabamba, 3ème ville de Bolivie, la guerre de l’eau (1999-2000) fut une lutte qui a fait reculer, sur le terrain, les forces néolibérales.
En Bolivie, si la plupart des services publics sont privatisés, le secteur de l’eau échappe à la règle et demeure géré par les structures municipales. En octobre 99, c’en est terminé, l’exploitation de l’eau est cédée à la multinationale Aguas del Tunari. Ce monopole de captation et de diffusion va jusqu’à interdire de collecter l’eau de pluie dans les bacs privés, ou à faire payer l’eau d’irrigation des paysans. Les prix augmentent de 35 à 300 %, selon les cas. Les cuves collectives sont les plus touchées, ce qui représente un drame dans une ville où 55 % des citoyens seulement accèdent à l’eau potable.
Les paysans s’alarment les premiers et créent les Regantes. Ignorés des partis politiques, ils trouvent appui auprès des travailleurs de la ville, rassemblés dans un syndicat devenu plus influent que la Confédération syndicale traditionnelle. Cette union des travailleurs ruraux et urbains constitue en novembre 99 la Coordination de l’eau et de la vie, qui déclenchera un mouvement de résistance civile, allant du blocage des rues et des routes, jusqu’à une campagne de non paiement des factures pendant 3 mois. La Coordination organise une consultation populaire, à laquelle 500 000 personnes participent et réclament le départ du consortium Aguas del Tunari. Après des émeutes que le Gouvernement tente de bloquer en envoyant les forces armées, celui-ci doit consentir au retrait de Aguas del Tunari et " déprivatise " en confiant à une entreprise municipale la gestion de la captation et de la diffusion de l’eau.
Cette réappropriation populaire du service de l’eau a ses fondements dans une forte tradition militante dans la région de Cochabamba, où paysans indigènes aymaras et anciens mineurs devenus cocalleros – cultivateurs de coca- a permis la reconquête de la " dignité civile " et la lutte " contre la peur " inspirée par des décennies de pouvoir arbitraire. Depuis la Révolution de 1952, le syndicalisme paysan est puissant. Il est renforcé par un mouvement social fortement implanté dans la population, grâce au soutien pour les droits élémentaires, des travailleurs. Ce mouvement proche des populations les plus en difficultés rassemble paysans et travailleurs ou des gens qui ne peuvent être ni membres d’un syndicat ni ouvriers. La forme organisationnelle des ouvriers, en Confédération des ouvriers de Bolivie, a éclaté du fait, notamment, de la coexistence dans le pays de structures productives traditionnelles, coloniales et néolibérales. Le syndicat de masse a été désagrégé et se sont constituées des formes d’auto-organisation locales, s’appuyant sur les personnes les plus en difficultés, concernant les besoins de base, comme l’eau, l’électricité, l’alimentation. Cette alliance des groupes sociaux et son unité d’action, est favorisée par des pratiques démocratiques : les assemblées de quartier bâtissent des revendications communes, soumises en Assemblées Générales sur la place centrale de la ville, avalisent les propositions qui seront portées par les mandataires de la Coordination. C’est aussi cette pratique qui a permis de faire reculer le Gouvernement.
La guerra del agua est " réconfortante " à deux égards. Elle prouve, que dans un contexte de mondialisation ultralibérale, il est possible qu’une organisation rassemblant des mouvements à la base, grâce à une pratique démocratique, donne force à la contestation. Elle prouve que la réappropriation sociale des richesses est possible.
Mais, la guerre de l’eau n’est pas finie ! titre la campagne d’Agir ici pour un monde solidaire. En effet, la victoire de la Coordination de l’eau et de la vie est remise en cause par le recours déposé par Aguas del Tunari auprès du Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). S’estimant victime d’une expropriation illicite, le consortium demande à l’Etat bolivien de lui verser une compensation financière de 25 millions de dollars. Ainsi, la Bolivie, dont plus d’un tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, pourrait être contrainte, à l’issue de l’arbitrage en cours, d’indemniser l’une des multinationales les plus riches du monde, via un des mécanismes les plus opaques de la Banque Mondiale. En statuant sur la base de traités bilatéraux de protection des investissements, l’arbitrage du CIRDI assure ainsi, comme prétendait le faire en son temps l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) la suprématie des droits des investisseurs sur les droits humains fondamentaux.
Odile Mangeot
sources :
Placé sous l’égide de la Banque mondiale, il est une instance d’arbitrage chargée de faciliter la résolution des litiges entre Etats et investisseurs privés étrangers. Comme les autres institutions du groupe, le CIRDI, a été mis en place par un traité multilatéral, la Convention de Washington, entrée en vigueur en 1966. Le conseil d’Administration du Centre est présidé par le président du groupe Banque mondiale, M. James Wolfensohn. Il est composé des gouverneurs de la Banque mondiale, des Etats signataires de la Convention. Pour la France, il s’agit du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, M. Francis Mer. Le fonctionnement du CIRDI est extrêmement opaque. La convention signée par les Etats ne prévoit aucune diffusion d’information auprès du public, les audiences ne sont pas ouvertes et la sentence n’est rendue publique qu’après accord des deux parties. Pour chaque litige, un tribunal est mis en place et statue sur la base des traités bilatéraux de protection des investissements. Ces traités permettent aux investisseurs de bénéficier d’un cadre juridique favorable. Ils leur offrent notamment la possibilité de se retourner directement contre les Etats afin d’obtenir une compensation financière.
En revanche, le droit des populations n’est pas garanti par le mécanisme du CIRDI. en témoigne l’absence de référence aux droits humains fondamentaux dans ses statuts. Les populations concernées par les litiges en cours n’ont donc quasiment aucun moyen de faire valoir leurs droits. (Agir ici)
A l’initiative des organisations de la société civile bolivienne, regroupées autour de la Coordinadora del Agua y de la Vida, plus de 300 organisations internationales ont signé une pétition demandant que les représentants de la population de Cochabamba puissent être entendus par le tribunal arbitral et que les audiences soient publiques. La lutte engagée par les communautés locales afin de défendre leurs droits fondamentaux n’est donc pas terminée ! Après s’être mobilisés pour garantir l’égalité d’accès à l’eau dans leur municipalité, les " Cochabambinos " sont bien décidés à refuser de dédommager la multinationale à l’origine de la crise de 1999. Soutenir aujourd’hui l’action des Boliviens, c’est réaffirmer la suprématie des droits humains fondamentaux sur le droit des investissements.
Agir ici - 104 rue Oberkampf- 75011 Paris- agirici@agirici.org - www.agirici.org