Chronique écrite par Gérard Deneux
Luc Ferry, le dandy en stuc (1)
 
 
 

Qui est donc celui qui sévit contre l’éducation nationale ? Il s’agit d’un pseudo intellectuel de cour, devenu la coqueluche des médias après avoir commis un pamphlet avec son compère Alain Renaut contre " la pensée 68 ". Et ce, en 1995, au moment même où se tarissait le courant des " nouveaux " philosophes.

Après la domination médiatique de l’indignation morale s’essoufflant en mièvreries, après les condamnations de l’esprit critique, de la lutte des classes, de l’esprit de système qui, de Jean-Jacques Rousseau à Marx, nous auraient conduit au goulag, il fallait une relève pour fustiger, encore une fois, mai 68 et la résurgence des luttes. Ce livre qui n’est qu’un commentaire d’une " talentueuse rouerie " de penseurs d’avant 68 (2) prétend expliquer les évènements par l’influence de chefs d’orchestre clandestins. Ramener, en le disqualifiant, ce mouvement populaire à une dispute d’intellectuels est pour le moins consternant : pour aboutir à quel résultat ? A un galimatias des plus conformistes, affligeant de platitudes : " la critique de la vérité … peut merveilleusement s’accorder avec le pathos individualiste si bien exprimé par la formule " à chacun sa vérité ". Si la vérité doit être brisée … si la référence à des normes universelles est toujours catastrophique (3), l’essentiel n’est-il pas, comme on dit de " participer " (les pauvres comme les riches …) … la démocratie … consiste à faire de l’authenticité la valeur suprême quel qu’en soit le contenu : ainsi l’idéologie la plus spontanée et la plus naïve … rejoint-elle la philosophie la plus élaborée, dans la valorisation, pour eux-mêmes et en tant que tels, du pluriel et de l’ouvert … bref, comme dit la chanson " chacun fait ce qui lui plaît ". (4) Ce charlatanisme érigé en pensée académique vise à affirmer que la " pensée 68 " n’aurait été que " le prolongement épigonal de l’histoire lointaine de cet anti-humanisme allemand ". Le spectre de Marx hante ce dandy arriviste et arrivé dans les hautes sphères gouvernementales.

En effet, après avoir siégé à la commission des défis économiques et sociaux de l’an 2000, cet homme, bien en cour et serviteur zélé, ne répugne pas à côtoyer des enseignants d’extrême droite à l’université Paris IV, en particulier Claude Rousseau et Polin, membres du conseil scientifique du Front National. Il se fait propulser à la commission ministérielle visant à la réforme du programme de philosophie afin d’en expurger les aspérités critiques et les penseurs par trop contestataires. Et, puisque chacun possède sa vérité, notre homme a la sienne : il en profite pour promouvoir son nouveau livre " Philosopher à 18 ans ", suite d’énoncés indigents, procédant par injonctions sentencieuses.

Ce hautain dandy méprisant adore les congratulations respectives. Interviewé par Guillaume Durant sur LCI, il porte aux nues l’ouvrage d’un de ses confrères, André Comte Sponville, pour son " éminent " " Petit traité des grandes vertus " en le qualifiant d’ouvrage le plus important de la période ( !). Le chroniqueur Roger Pol Droit, pourtant grand dévot de la pensée unique, en perdit toute contenance : Non, ce n’était pas possible d’encenser ce qu’il qualifia lui-même de " consternant amoncellement de platitudes ". Mais, cet " inepte petit cuistre " savait certainement ce qu’il faisait. Il signa, par la suite, un ouvrage avec le " numéro un du box office des ventes d’essais estampillés " philosophie " dans les grandes surfaces (tout comme les divagations de Rika Zaraï sont estampillées  " médecine ") (5). Comte Sponville et Ferry prétendent entre autres dans " la sagesse des modernes " qu’il faut s’occuper des " Français d’abord " car ce mot d’ordre est le mieux à même de contrer la progression du FN ( !) ; ils enfilent bien d’autres lieux communs et bêtises réactionnaires mais celle-ci est vraiment la perle nauséabonde de trop !

Après avoir été la coqueluche de Jack Lang, qui s’est toujours trompé sur la marchandise culturelle, notre étoile montante s’est retrouvée propulsée au firmament. Chirac l’adore, Raffarin admire son éloquence et il a un air de société civile qui donne de l’épaisseur au maquignon de Matignon. Allons bon ! A peine nommé Ministre de l’Education nationale, la presse a eu le mauvais goût de publier pour " la France d’en bas ", une photo de 1998 montrant les frasques de notre homme, en compagnie de son aristocratique épouse, en grand apparat, au Bal des étoiles. Ca tombait mal, d’autant que le commentaire précisait que Madame venait de se faire nommer collaboratrice de Monsieur à la rue de Grenelle.

Certes, on n’est jamais mieux servi que par soi-même, mais cela devenait tout de même quelque peu indécent, au moment même où 32 700 emplois étaient " perdus " pour l’Education nationale dont 5 000 surveillants, 21 000 aides éducateurs, 5 500 professeurs, 600 ATOS et quelques dizaines de milliers de CES et CEC (des ½ smicards), que l’on n’avait pas pris la peine de dénombrer.

Et puis, quelques ministres UMP de s’agacer des hommages que Ferry rendait encore à Jack Lang, son propulseur, et ce, dans un " élégant ballet médiatique quelque peu désuet pour la période post électorale ! " (6) C’était du plus mauvais effet … D’autant que notre Ministre " d’en haut " décidait, dans le même temps, de " mettre à la diète " les enfants défavorisés par restrictions de crédits des fonds sociaux destinés aux collégiens et lycéens. Adieu les aides pour la cantine et les projets prioritaires réservés aux ZEP (zones d’éducation prioritaires).

Et Monsieur le flagorneur commettait encore un nouveau livre de la meilleure veine intitulé " Qu’est-ce qu’une vie réussie ? " Et là, stupeur !!! Roger Pol Droit d’accourir dans Le Monde des Livres (7) et de se livrer à de saintes génuflexions vis-à-vis de cet ouvrage de Monsieur le Ministre. Luc Ferry élaborerait une sagesse qui aura, dit notre oracle, " un succès social visible et vérifiable " car, voyez-vous, il serait très innovant de considérer que le salut terrestre est à rechercher " en diagonale " (s’il vous plaît !) entre matérialité et religiosité, en articulant l’intensité des moments de l’existence à l’héritage de l’amour chrétien … Pour quels résultats, ce charabias ? Mais, mon cher, pour acquérir une " pensée élargie " ! Difficile d’être convaincu par ce ratiocineur insipide qui n’est qu’un chien de garde (8) adorant ravaler ses vomissures !

Comme le dit un philosophe d’une autre trempe (9), la pensée dominante est un relativisme. Elle " est aujourd’hui l’opinion la plus ordinairement répandue, la plus officiellement enseignée : l’Humanité dans l’Homme ne serait pas un idéal, pas même une illusion, ce serait une supercherie " comme la pseudo pensée de Luc Ferry, en stuc. Nous préférons le marbre des valeurs universelles avec lesquelles un autre monde est à construire.
 

Gérard Deneux

1)  stuc : enduit imitant le marbre, composé de plâtre et de colle, qui sert aux revêtements muraux : pour un intérêt purement décoratif
(2)  voir à ce sujet " De la pourriture " de Jean François Raguet – ed. l’insomniaque. Les intellectuels dénoncés comme les instigateurs de 68 sont Sartre, Foucault, Deleuze, Bourdieu, Derrida
(3)  il est évident que les Droits de l’Homme mènent au Goulag ( !) Mais, c’est bien sûr !
(4)  Luc Ferry, Alain Renaut " La pensée 68 " p. 341 et 342
(5) Les expressions sont de Jean-François Raguet
(6) source Le Canard Enchaîné du 23.10.2002 et le billet du Monde du 18.10.2002
(7) Le Monde des livres du 18.10.2002
(8)  lire, si ce n’est déjà fait, " Les nouveaux chiens de garde " de Serge Halimi – ed. Liber – Raisons d’agir
(9) " L’homme disloqué " Nicolas Grimaldi – PUF -