VIOLENCES DU CHOMAGE
réunion-débat du 16 octobre 2002

 

Le chômage tue. Selon une étude de l’INSEE, le chômage augmente le risque de décès. Après cinq ans de chômage, le risque de décès d’un actif sans emploi est environ 3 fois plus élevé que celui d’un actif au travail. Ces résultats n’ont pas évolué, d’après l’insee, depuis les années 70.

Lorsqu’il vit dans la répétition des démarches vaines, le chômeur réagit par l’hyperactivité ou sombre dans la dépression. Le mépris de l’entourage ou la compassion accélère la destruction.

Selon Christian de Montlibert (1), l’adoption de comportements à risques pour la santé, consécutifs à l’isolement, et la perte de l’estime de soi, à la stigmatisation dont on fait souvent l’objet, augmentent l’apparition d’un désarroi psychologique intense : ainsi, les chômeurs sont plus nombreux qu’une population du même âge et de même qualification à éprouver des insomnies (19 contre 5), à se sentir sous tension (23 contre 11), à être déprimés (34 contre 9), à perdre confiance en eux (20 contre 4).

Tout ceci n’est pas sans effet sur la consommation de tranquillisants (le chômage devient paradoxalement un facteur d’enrichissement pour les multinationales pharmaceutiques). Multinationales, dont nous reparlerons dans cet exposé, par ailleurs.

Cette tension psychologique use, et donc tue. Une autre étude menée par l’inserm, pour l’hôpital du kremlin Bicêtre, sur 86 femmes suivies et qui passaient du chômage au travail précaire, a mis particulièrement en lumière cette corrélation entre apparition de certaines maladies (diabète, cancer, problèmes cardiaques, affections ostéo-articulaires ) et le chômage. Pourquoi le chômage a de tels effets sur la santé ?

Parce que le chômage met à l’écart, il est vécu comme une privation de la raison d’être, mais c’est peut-être " sa raison d’être ", pour rappeler la fameuse chanson des resto du cœur. Ce n’est pas un jeu de mots, nous verrons plus loin qu’un chômage de masse et une précarisation de masse sont voulus et quels intérêts ils servent.

Mise à distance donc de l’emploi, qui s’accompagne pour certains individus d’un retrait de la vie sociale, d’une crise identitaire : ainsi, l’appartenance à une entreprise permet de nouer des liens avec des collègues, des clients, des fournisseurs, et d’être ainsi inséré dans un tissu relationnel dans lequel chacun est important aux yeux des autres. Quand on quitte une entreprise, on ressent d’ailleurs une brutale perte de sens : manquent les poignées de main quotidiennes, les échanges oraux, téléphoniques ou écrits à travers lesquels on partageait les informations ou nouait les intrigues, à travers lesquels on était quelqu’un pour de nombreuses personnes. On sait que certains passages à la retraite mal préparés sont durs, parfois fatals. Un retraité a pourtant une identité sociale respectée. Un chômeur, non, et la crise en est aggravée d’autant.

Non seulement il tue, mais en plus le chômage désorganise et détruit des foyers.

Le chômage tue, désorganise et détruit des foyers.

Il y a 4 ou 5 ans, Jacques Chirac a demandé un rapport au Haut Conseil de la Population et de la Famille. L’objectif était de dresser un diagnostic sur les interférences entre famille et chômage. Il ressort de cette étude qui s’est appuyée sur les enquêtes emploi de l’insee , sur une période de 16 ans 1982/1998, que :

- en 1998, le nombre de ménages comprenant au moins un chômeur s’élevait à 2,8 millions, soit environ 15 % des ménages, alors qu’en 1982, 10% seulement étaient concernés, soit 1,7 million.

Soit, en l’espace de 16 ans, une progression de 63,9% des ménages ayant fait l’expérience du chômage (+ 1,1 million). L’évolution naturelle du nombre total des ménages pendant cette période n’a été que de 16%, à comparer au 63,9% précités.

- si on prend les ménages sans aucun actif occupé, on s’aperçoit qu’en 16 ans leur nombre a doublé.

- ce qui est commun chez toutes les catégories des ménages (personne seule, ménage de plusieurs personnes, familles monoparentales, couples avec ou sans enfants) c’est que le nombre de ceux qui sont touchés par le chômage a augmenté plus vite que le nombre global des ménages.

Par ailleurs, près de 10% des jeunes, habitant chez leurs parents, sont chômeurs, et cette catégorie s’est accrue de 9 points, passant de 19 à 28%. Résultat : l’âge médian de départ des jeunes de chez leurs parents ne cesse de s ‘élever. Et, le rapport d’ajouter, le prolongement de l’hébergement de jeunes adultes sans emploi chez leurs parents retarde la formation des couples.

 

D’autres études ont montré que :

- pour le conjoint, la vulnérabilité augmente considérablement au fur et à mesure que le chômage de l’autre dure.

- la probabilité des grands enfants (de 18 à 29 ans) de connaître la précarité varie en fonction de la situation professionnelle des parents : ainsi, l’indice de vulnérabilité passe de 0,58, lorsque les deux parents ont 1 emploi, à 0,96 lorsqu’un seul est au chômage et à 11 lorsque les deux parents sont sans emploi. Quant aux difficultés scolaires des petits enfants, elles s’accroissent.

- les souffrances physiques et psychologiques peuvent, dans certaines circonstances (difficultés à payer les traites de l’achat d’un pavillon par ex), s’accompagner de tensions dans le couple qui augmentent la probabilité de séparation.

Cette probabilité de divorcer s’accroît l’année qui suit le licenciement. Mais plus encore, c’est en fait un processus de désaffiliation progressive qui s’installe. Au fur et à mesure que le chômage dure, la fréquentation d’associations, d’institutions culturelles ou sportives (stades, bibliothèques) a tendance à se réduire, comme se restreignent les liens avec les amis (quand ceux-ci ne changent pas de trottoir lorsqu’on vous croise)…

Tout ceci conduit au vide social, caractérisé par l’isolement et l’indifférence des autres.

Apparaissent alors les violences interpersonnelles, intergroupales, domestiques, raciales. Les plus fragiles, les SDF, sont menacés de mort précoce.

L’horreur économique, la privation de ressources que ne compensent pas les indemnités toujours réduites dans le temps, parfois dégressives, et qui soumettent les bénéficiaires à des contrôles tatillons, voire dégradants, font que, si dans la guerre militaire, on honore les blessés, dans la guerre économique, on les humilie, ce qui est sans doute l’une des plus grandes violence du chômage.

En effet, le chômage n’atteint pas uniquement le niveau de vie. Ce qui est en question, c’est aussi et surtout le genre de vie.

Il ne suffit pas de réduire ses consommations, il faut en sacrifier certaines. Ce changement de genre de vie est fortement perturbant. Le prix d’un dîner en ville, d’un ticket de cinéma devient exorbitant.

Privation d’argent, mais aussi privation de sécurité. Celle-ci est bien plus anxiogène. Le chômeur ne sait pas quand il trouvera du travail et quel sera ce travail. On verra tout à l’heure le rapport entre l’indice NAIRU, un indice économiciste fixant le plein emploi à 8 ou 9% et ces phénomènes anxiogènes qui conduisent les chômeurs à accepter n’importe quoi.

Certes, tous les chômeurs ne sont pas anxieux. Très rapidement, on peut distinguer 3 catégories :

Les chômeurs des 2 premiers groupes sont inquiets de l’avenir, bien que de façon différente, puisque les premiers peuvent être dits anxieux et les seconds angoissés, dans la mesure où le comportement des uns est plus adapté à la recherche d’emploi que les seconds.

Ceux du 3ème groupe ne sont plus troublés par leur situation. C’est le cas de nombreux chômeurs chroniques.

Ainsi, la longueur du chômage joue un rôle essentiel : au début, l’anxiété croit avec la durée, puis elle devient angoisse et, si le chômage se prolonge trop longtemps, l’apathie survient.

En effet, devant ce présent précaire et cet avenir incertain, certaines personnes perdent complètement pied et tout lien avec le marché du travail, lien naturel, tissé dès la prime enfance, quand on dit à un gamin " quel métier veux-tu faire plus tard, quand tu seras grand ".

Enfin, le chômeur vit mal son statut. Un statut profondément ambigu, incertain et même conflictuel.

D’un côté, le droit du travail, revendication de la classe ouvrière depuis le début du 19ème siècle, est largement reconnu dans de nombreux pays à structure capitaliste. En France, notamment avec la Constitution de 1946 et de 1958.

Ce même droit au travail implique le droit à une aide publique pendant les périodes de chômage.

D’un autre côté, parce qu’il existe un marché du travail et que personne n’est obligé de travailler contre son gré, ou d’accepter un emploi qui ne lui convient pas, l’indemnité versée a un caractère de secours qui ne doit pas l’encourager à rester dans son état.

En outre, le travail est fortement valorisé dans notre civilisation : on stigmatise le paresseux qui se laisse entretenir.

Il résulte de ces tendances sociales un conflit très réel dans la conscience collective et dans la position du chômeur telle qu’il la ressent et telle que les autres la perçoivent : il est à la fois le travailleur privé d’emploi, en droit d’attendre de la société qu’elle lui assure un niveau de revenu décent, mais aussi un homme toujours suspect de vivre sans rien faire, aux dépens et aux crochets de la société.

Le mythe du chômeur professionnel, la discrimination que la conscience collective opère entre " le bon " chômeur –qui a droit à l’estime et à des conditions de vie correcte- et les " profiteurs " du chômage entretient chez les chômeurs, sinon la culpabilité, du moins la gêne. Les refus d’emploi qui ne leur conviennent pas aggravent ce sentiment.

Par ailleurs, les conditions dans lesquelles le chômeur doit recevoir l’indemnité de chômage sont très encadrées par le législateur, soumettant ceux–ci à inscription, contrôles, convocations, avertissements, suspensions, radiations temporaires ou définitives : conditions qui restent donc humiliantes ; l’impression de déchéance est renforcée par l’aspect d’assistance systématique (le PARE fait obligation au Demandeur d’Emploi de construire un PAP. Si la situation n’évolue pas, ce PAP est actualisé et renforcé. Cette actualisation intervient tous les 6 mois,… " Dites madame, vous me proposez un PAP 17, alors que les 16 premiers n’ont rien donné ! "

Dans ces conditions la déchéance n’est pas loin. Parfois elle n’est pas ressentie comme totalement imméritée, par ceux là même qui la subissent. En effet, touchés les premiers par la charrette de licenciements, ayant fait partie du premier wagon, ils sont acculés à une sorte de honte. L’humiliation est à son comble et le conflit interne nourrit l’anxiété.

Certains cherchent pourtant à échapper à ce sentiment, ils se perçoivent dans un statut moins inférieur : celui d’un préretraité, d’un dispensé de recherche d’emploi, d’un handicapé infirme ou d’accidenté pensionné.

D’autres, les cadres par exemple, cherchent à échapper aux sentiments d’anxiété, et luttent contre la déprofessionnalisation et la désocialisation en recherchant de façon systématique un emploi.

Ils participent à des stages, cherchent à se différencier du chômeur modeste sans moyen pour rebondir, affirment que leur recherche d’emploi exige temps, investissement, méthode, effort…

Ces attitudes, conseillées, légitimées par une littérature professionnelle ont pour effet de permettre aux cadres chômeurs de se maintenir à l’intérieur des normes et des valeurs de l’univers professionnel. Ils restent ainsi en activité ou " comme si ", s’efforçant de garder leur distance avec le chômeur inoccupé, inactif, humilié, incapable de rebondir, de se vendre.

Malgré de tels efforts pour échapper à la réalité du chômage, à ses effets destructeurs, perturbants, violents, le système d’aspirations et de projections dans l’avenir, l’image d’une carrière " faire carrière " qui sont les formes privilégiées de l’expression de soi, en un mot les plans de vie sont questionnés, remis en cause, différés, parfois tout simplement anéantis.

Chez certains jeunes, le statut devient celui d’un adepte d’une contre-culture. Statut qui ne laisse pas de place à la valeur travail quand il n’est pas simplement troqué avec les valeurs construites par la bande.

En guise de conclusion, et bien que d’autres vécus douloureux du chômage sont laissés de côté (ex : temps de chômage et temps de loisirs, sentiment d’inutilité et expérience du chômage total, humiliation, ennui, solitude et toutes les difficultés bien connues des travailleurs sociaux cherchant à accompagner le désoeuvrement, nous laissons la parole à deux chômeurs qui témoignent :

" Du temps où je travaillais, j’avais deux chemins. Un le matin, un le soir. Depuis que je suis au chômage, dès que je mets la tête sur l’oreiller, je pense aux 36 choses que je dois faire le lendemain. Au réveil, j’entrevois 10, 15 ou 20 directions différentes, la matinée passe, la journée passe et je m’aperçois en fin de journée que je n’en ai pris aucune, et c’est comme ça depuis 2 ans . " Le chômage, on l’aura compris, détruit les repères spatio-temporels de l’individu.

L’autre, un bénéficiaire du RMI, disait : " L’usine, j’ai déjà donné. Aujourd’hui, avec les 2000 FRS de RMI, j’achète du sucre, de l’huile, de la moutarde et du sel. Pour le reste, j’ai un jardin, des lapins et un cochon. Je m’organise et me débrouille.  Est-ce que vous voulez que j’ai plus de sel et de moutarde chez moi  ! "

L’exclusion définitive,  c’est quand on ne formule plus aucune demande, que celle que l’on vous oublie !

Toutes ces expériences vécues, ces caractéristiques se traduisent par une sorte d’anomie, au sens que Durkheim donne à cette notion, c’est-à-dire l’absence d’organisation, plutôt que par la révolte violente ou la radicalisation politique.

Deuxième caractéristique : alors que le taux de chômage avoisine 10% de la population active, les chômeurs ne constituent pas un groupe social homogène ou animé par une volonté collective et susceptible de s’exprimer dans l’ordre politique.

Lorsqu’ils sont issus de milieux sociaux modestes (ouvriers, employés) où les conditions de travail privilégiaient l’activité manuelle, les échanges verbaux, la culture d’atelier constituaient l’essentiel de la sociabilité, de la camaraderie ou de la fierté d’appartenance. Cette sociabilité disparue, la majorité vit le chômage en solitaire.

Ceci explique aussi que si certains chômeurs, anciens militants syndicaux, associatifs ou politiques gardent un rôle actif, la majorité des chômeurs qui n’ont jamais milité n’utilisent quasiment jamais le temps du chômage pour commencer une période militante, que leur interdit leur sentiment d’humiliation et de marginalité.

Par ailleurs, la relation entre chômage et opinion publique est complexe. L’opinion n’évolue pas en raison directe du nombre des chômeurs. Il n’est qu’à voir la période actuelle où il ne se passe pas un jour sans que la liste des licenciements s’allonge (Fiat et ses 8100 licenciements, Alcatel 9000, Vivendi…), alors qu’aucun commentateur, observateur ou journaliste ne croit à une rentrée sociale chaude. Les résultats des élections politiques du printemps dernier semblent être peu influencés par le chômage et les chômeurs. La sécurité était, semble-t-il, la priorité des Français !

Chômeurs désunis, sans conscience de classe. Mais, on peut s’interroger : est-ce qu’aujourd’hui le chômage est sélectif, ou frappe-t-il au hasard ? Est-ce que ceux qui y succombent méritent leur sort ?

A ces questions, la réponse est évidente. Le chômage frappe à l’aveugle. Il touche toutes les catégories sociales. Si la masse des ouvriers et employés est la plus nombreuse, on n’ignore plus aujourd’hui le chômage des cadres, des ingénieurs, des jeunes diplômés.

Ce trait semble nouveau. Pendant longtemps, dans les années 30 notamment, le chômage n’était pas un phénomène de masse, mais touchait quelques individus, essentiellement des O.S vieillissants. Aujourd’hui, le chômage des sociétés industrialisées est un chômage massif qui apparaît paradoxalement suite à l’élévation générale des niveaux de qualification et des diplômes.

La définition même du chômage a évolué et s’est modifiée. Dans les années 30, la qualité de chômeur était réservée aux hommes adultes, ayant involontairement perdu un emploi salarié. La notion même de chômeur n’était pas séparée de celle de retraité, de malade, d’élève ou de pauvre. Le chômeur était alors assisté. Il n’était pas indemnisé mais secouru.

Depuis l’expansion industrielle de l’après guerre, de nouvelles définitions et de nouveaux concepts sont successivement avancées. Les unes par le Bureau International du Travail, les autres par l’ANPE, en données brutes ou en données corrigées des variations saisonnières.

Les querelles sur ces définitions ne s’expliquent pas uniquement par le désir du Gouvernement de minimiser le nombre de chômeurs et celui de l’opposition de le gonfler.

Elles sont liées au fait que la définition même du chômage est une définition administrative, que le taux de chômage est un instrument de la vie sociale et non de la connaissance scientifique, que le nombre de chômeurs est une donnée statistique plus qu’une préoccupation économique.

Plus généralement, la définition du chômage apparaît comme le reflet de la conception que la société se fait du chômeur et du chômage, de la place, qu’à un moment donné, on a de l’emploi et du non emploi.

La seule unité des chômeurs semble s’exprimer à travers leur appartenance à une même catégorie administrative.

Ces chômeurs sont appelés à des rythmes réguliers aux urnes pour élire des représentants, choisir une politique, ici locale, là nationale, là bas européenne. Effondrés, au point de faire difficilement face aux problèmes quotidiens, on comprend qu’ils se détournent de la politique, choisissent de s’abstenir ou laissent éclater leur colère.

En effet, que peut aujourd’hui la politique pour eux ?

Réunis le 16 septembre dernier, à Helsinki en Finlande, plusieurs pays européens débattaient d’une gestion concertée de l’immigration puisque, nous dit-on, le continent serait confronté à une importante pénurie de main d’œuvre due au vieillissement de la population et à une démographie en perte de vitesse. Il faudrait, selon Assane Diop, du Bureau International du Travail, travailler jusqu’à 77 ans, si l’on ne fait pas appel à la main d’œuvre étrangère.

De telles positions accroissent le fossé entre les 18 millions d’Européens au chômage, sans parler des dizaines d’autres millions en situation de sous-emploi ou d’emploi précaire et ces déclarations.

Outre le fait qu’un appel aussi massif de main d’œuvre en provenance de pays déjà économiquement fragiles, voire exsangues, constitue dans certains cas un suicide pour le pays d’origine, se posent plusieurs autres types de problèmes :

Bref, autant de questions qui restent posées et auxquelles peu de responsables politiques apportent des réponses ou même un début d’explication.

Dans un entretien télévisé à l’occasion de la sortie de son livre, " les Maîtres du monde et ceux qui s’opposent à eux ", Jean ZIEGLER, professeur à l’université de Genève, dénonçait le règne de l‘argent. Pas celui utile a l’économie et aux échanges, mais l’argent qui ne sert, dit-il, qu’à fabriquer de l’argent.

Il dénonçait le diktat de l’argent spéculatif et les 43 guerres que cet argent met en scène un peu partout aux 4 coins du monde : guerre du diamant, guerre du pétrole, guerre des sans terre, guerre de l’acier, etc.

La violence du chômage, Jean ZIEGLER, la résume en une phrase : " chaque enfant qui meurt de faim, meurt assassiné ". Car dit-il, le PIB mondial a doublé en 10 ans, le commerce mondial a triplé pendant la même période, les richesses produites sont fabuleuses, phénoménales. Alors comment expliquer ce chômage de masse et l’état d’abandon dans lequel sont confinés les chômeurs ?

En d’autres termes, qui assassine les enfants, quelles sont les forces à l’origine de toutes ces violences vécues ?

Comment s’y prennent-elles ? Comment arrivent-elles à convaincre autant de monde ? Pourquoi les hommes politiques les laissent faire ? Qu’est-ce qui les fait courir ? Quel est cet Empire ? Qui en sont ses " Saoud " ?

L’on se bornera, de façon schématique, à rappeler quelques évidences, puisqu’aux " Amis du Diplo " nous en avons souvent parlé et c’est ce qui nous unit : dénoncer, expliquer, déconstruire un certain discours, proposer une autre explication.

Or, si explication il y a, il faut la chercher du côté de la cruauté des marchés, des firmes globales qui n’ont cessé d’étendre leur champ, absorbant sur leur passage, telle une éponge sur quelques gouttes d’eau, toutes les richesses produites par l’Homme.

Le marché accède au statut de religion. Religion qui a ses adeptes, son clergé, ses chapelles et ses fanatiques. L’économie libérale est devenue un dogme. Qu’est ce qu’on nous dit ?

On nous dit que la société est faite d’individus rationnels qui choisissent sur un marché (telle la ménagère faisant ses courses), ils choisissent donc l’alternative dont l’utilité est la plus forte.

Cette idée forte repose sur des suppositions douteuses, dues notamment à la formation du jugement, du raisonnement, des goûts, aux enjeux qui se mettent en place autour d’une alternative…De telle sorte que l’homo oeconomicus capable de posséder toutes les informations sur toutes les conséquences de toutes les alternatives possibles n’existe pas.

En ce sens, faute de tenir compte des stratégies individuelles, des effets de combinaison, l’économie libérale apparaît comme fondée sur une utopie que ses partisans cherchent à imposer comme une vérité absolue.

C’est pourtant cette utopie qui conduisit ses tenants à s’attaquer aux fondements de l’Etat social, inventé déjà au 19ème siècle, lorsque la paupérisation de groupes professionnels divers (journaliers agricoles, paysans sans terre, domestiques, ouvriers sans corporation) s’est développée proportionnellement à l’expansion industrielle.

Ce furent les premières grèves, les prises de position sur la question sociale qui ont conduit des intellectuels à construire la théorie de l’intérêt général et d’un pouvoir général. Ce pouvoir général, rappelait à chacun des groupes dominants qu’il n’est pas le tout, mais une partie du tout.

Dès lors le pouvoir général ne pouvait être que celui d’un Etat, garant des libertés individuelles, que la société n’était pas un assemblage d’individus, mais un arrangement, une structure de relations entre groupes.

Après les travaux de Durkheim, ceux de Léon Déguit et de Léon Bourgeois ont mis l’accent sur l’idée de la propriété sociale, seule capable de permettre aux plus démunis de faire face aux aléas de l’existence. Ils ont milité pour la création d’assurances solidaires, pendant que d’autres reprenaient l’idée d’intérêt général pour la transformer en biens communs puis en services publics.

Déjà à l’époque, les adversaires ne manquaient pas et il a fallu 18 ans entre le dépôt d’un projet de loi sur la responsabilité patronale dans les accidents de travail et son vote en 1898. Preuve aussi, déjà à l’époque également, du peu d’empressement des élus défenseurs des intérêts de la bourgeoisie à admettre la limitation des droits des propriétaires.

L’échec des caisses de secours mutuel, les succès relatifs des premières caisses d’épargne, le peu d’impact de l’assistance publique et l’insuffisance des premières retraites témoignent de l’impossibilité de répondre à l’insécurité sociale par des solutions individuelles et charitables. Que seul un Etat social, régulateur est à même de réaliser.

Mais les oppositions à la construction d’un Etat social ne cesseront jamais et c’est à chaque fois après des mobilisations collectives que des étapes seront franchies.

Or, on a vu tout à l’heure la solitude dans laquelle gravitent les chômeurs, leur absence d’organisation. Nous n’avons pas parlé de la peur et de l’angoisse de ceux qui ont un travail et qui, par crainte de se trouver à la place des premiers courbent l’échine. Imaginons dans ce contexte que l’on soit non seulement obligé de négocier un contrat de travail, mais aussi la protection sociale qui va avec, si comme le souhaitent les adeptes de la liberté totale et du marché, disparaissent les quelques remparts que sont les services publics et notre sécurité sociale ?

Pourtant une telle hypothèse n’est pas simplement d’école tant Le néo-libéralisme semble déterminé à saper l’édifice de l’Etat social ou de ce qu’il en reste, en France comme ailleurs.

Comment s’y est-il pris ?

D’abord parce qu’il s’est toujours trouvé bon nombre d’agents pour diffuser ses idées. A la fin du 19ème siècle, la société du Mont Pelerin regroupait autour de l’économiste néo-libéral Hayek bon nombre d’économistes et de directeurs d’entreprises.

Ensuite, ces idées ont rencontré des forces structurelles = les banques, qui ont réorganisé leur système de fonctionnement. Ainsi, les prêts bancaires internationaux qui représentaient 4% du PNB des pays de l’OCDE en 1980, en représentent 44 en 1991.

Les fonds de pension avaient en 1993 des avoirs qui, aux USA, Royaume-uni, Japon, Canada, Allemagne représentaient 4 320 Milliards de dollars.

Les actifs des investisseurs institutionnels (hors fonds de pensions) atteignaient 7 407 milliards de dollars.

Dans ces conditions, la spéculation sur les taux de change des monnaies est toujours une source de gains appréciables (pendant que les banques centrales n’arrivaient plus à défendre parfois la chute des cours de leur monnaie nationale. La Banque de France, à une époque, appelait au secours la deutsche Bank pour défendre le franc. L’inverse était vrai).

Une grande partie des investissements à l’étranger (les 4/5èmes des 1066 Milliards de dollars investis en 1998, il y a à peine 5 ans), servaient à détruire les entreprises absorbées.

Dans ces conditions les capacités des banques centrales (elles ne possédaient en 1991 que 553milliards de dollars), leurs capacités à résister donc à la spéculation apparaissent d’autant plus limitées qu’une partie des actifs des grandes firmes sont recyclés sur le marché financier.

Ainsi, parmi les 3O groupes industriels les plus internationalisés, Royal Deutsch Shell a 69milliards de dollars d’actifs à l’étranger, Ford 55, Mitsubishi 16,7, Rhône Poulenc 13milliards, etc.

Pour faciliter leurs opérations financières, ces grands groupes industriels n’ont pas hésité à acheter ou à créer leurs propres établissements financiers.

En France, Saint Gobain a créé la société financière Miroirs en 89, BSN acquiert Alfa banque, l’Oréal obtient le statut de banque pour sa société financière REGEFI en 1987, Bouygues acquiert la Société de Banque…

Dans ces conditions, les Etats soumis aux chantages à la délocalisation inventent de nouvelles formules pour imposer la discipline salariale et la maîtrise des finances publiques (en France, la désinflation compétitive par exemple.)

Résultat : Les entreprises ont le pouvoir d’obliger les Etats à mettre en place telle politique et à délaisser telle autre. Cela renforce la capacité du patronat à dominer l’organisation du travail, ce qui n’est pas une nouveauté puisque de toutes les revendications salariales, la seule qui n’ait jamais été négociée, en France tout au moins, concerne la base du pouvoir dans l’entreprise.

Ainsi, pendant que les investisseurs comparent sans cesse les rentabilités de leurs capitaux et ajustent leurs espérances de profits au marché, que des entreprises exigent la flexibilité absolue, lancent des plans sociaux, individualisent les relations salariales, imposent des systèmes d’autocontrôle, la menace du chômage joue l’effet d’une épée de Damoclès, que permet l’existence d’une armée de réserve d’autant plus prête à accepter des concessions qu’elle est précarisée, souffrante, violentée.

Les gouvernants, hommes politiques de tous bords, semblent renoncer au progrès et se contenter d’adapter la société aux exigences des entreprises. Grands amateurs des sondages d’opinion, ils devraient s’inspirer de celui publié dernièrement dans l’Expansion, qui montre la décote actuelle des patrons, considérés comme les principaux responsables des difficultés économiques du pays. Et après les divers scandales outre-atlantique, nul doute que les Américains pensent la même chose de leurs propres dirigeants d’entreprises. Mais, qui a dit pensée unique ?

Cette pensée unique s’impose d’autant plus fortement aujourd’hui qu’elle se trouve bien relayée. Il est quasiment impossible de parler ou raisonner sur l’économie sans tenir aujourd’hui compte des universités, des centres de recherche, des cabinets privés d’analyse (on a vu le sérieux de ces cabinets suite à la déconfiture d’ENRON, WORLD COM et les divers scandales évoqués à l’instant !). Il y a aussi les cabinets de prévision et de conseil, les officines de consultants et d’experts, sans parler des séminaires pour dirigeants, des sessions de formation des cadres, de l’édition ou de la presse spécialisée ou encore de la manière dont les médias de grande diffusion parlent des situations économiques, des stratégies des administrations d’Etat et des pratiques des organisations financières privées.

L’énumération exhaustive de toutes les parties prenantes dans cet arsenal de désinformation est difficile à faire, mais toutes cherchent à élaborer une pensée unique, à objectiver des problématiques économistiques néo-libérales du monde qui finissent en s’imposant par construire " le " monde.

Ainsi se trouve consacrée la suprématie du champ économique sur tous les autres champs. La place prééminente prise par l’entreprise fait que toutes les autres activités sont considérées comme secondaires, folkloriques ou renvoyant à la sphère privée. Quant à lui, Le raisonnement économique s’est transformé en un arbitraire qui fonctionne de plus en plus comme une technique sociale de domination.

Un exemple, annoncé au début de notre propos : l’indice NAIRU (non accelerating Inflation Rate of Unemployment) autorise à calculer une valeur limite du taux de chômage idéal.

Les experts de l’OCDE ou du FMI situent ce taux idéal pour l’Europe Occidentale à 8 à 9%. Certains voulaient nous faire croire que le plein emploi serait atteint avec ce chiffre. La réalité est ailleurs.

L’indice NAIRU veut essentiellement dire que si le chômage descend en dessous de 8-9%, l’inflation s’accélère. Mais pourquoi, diable ?

Il est clair qu’un tel taux de chômage est en lien avec l’armée de réserve. Descendre à 7, 5, ou 3% affolerait l’économie, permettrait aux salariés de mettre la pression sur les salaires et à tous de regarder l’emploi proposé,  d’en discuter le prix, et de pouvoir le cas échéant le refuser en étant assuré de trouver un autre, mieux rémunéré et correspondant plus à ce que l’on recherche.

C’est donc davantage un indice psychologique qui permettait à un candidat à un poste de travail de le refuser sans être assuré qu’il risque gros. Tel était l’état du marché du travail, notamment, en France fin 2000, début 2001. Mais alors, que n’avons-nous pas entendu sur les pénuries de main d’œuvre, les tensions sur le marché du travail, la perte de vitesse pour notre économie et les menaces de délocalisations, d’introduction de main d’œuvre étrangère…

Or, dire que l’on a atteint le plein emploi quand 9% de la population active (c'est-à-dire 17 à 18 millions de pour la communauté européenne) est au chômage), c’est raisonner économistiquement et surtout persuader les dominés que le raisonnement néo-libéral est le seul valable, rationnel, donc le seul possible.

Ce discours devient un moyen implacable d’assujettir, d’assurer une domination implacable, sans pour autant en assumer la responsabilité.

Enfin, la multiplication des petites entreprises de second rang (bientôt on va parler des entreprises à un euro), les techniques de filialisation, de sous-traitance ne sont pas aussi nécessaires que les apôtres de la rationalisation de la production voudraient le laisser croire.

Tout ceci répond à la volonté de casser les collectifs organisés.

Les conséquences : militants syndicaux démoralisés quand ils ne sont pas la cible de licenciements de plus en plus nombreux, des salariés désorganisés ; de nouvelles configurations ne cessent de voir le jour dans le domaine de l’emploi : individualisation de la relation salariale, entretiens d’évaluation, salaires et primes personnalisés, avancement au mérite, suprématie donnée à la gestion de soi…

Tout ceci induit un surinvestissement au travail, corollaire d’une crainte de tous les instants de la précarité et du chômage. L’armée de chômeurs est là pour rappeler aux velléitaires la direction à prendre.

Dernier chiffre : le surinvestissement au travail n’est pas sans relation avec le premier taux de la mortalité en France du fait des accidents de travail.

De même, à l’échelle mondiale, 250 millions d’accidents professionnels annuels entraînant des arrêts de travail sont recensés. Le BIT, en avril 1999, recense de son côté un million de décès liés au travail chaque année dans le monde. Le nombre de décès liés au travail dans le monde dépasse les moyennes de morts par accidents de la route, par la violence ou par le sida.(1)

En conclusion, seul un Etat social, capable de réglementer l’activité économique, est capable de répondre à l’insécurité sociale ambiante.

Les Etats, quant à eux, semblent se rétracter comme peau de chagrin. Et en se rétractant, ils laissent derrière eux des " sans Etat ", mais aussi des " sans abri ", des " sans domicile fixe ", des " sans papier "s, et demain des régions entières sans pétrole, sans diamant, sans forêts…Et au milieu de ces champs de ruine, des armées d’éclopés, d’estropiés dont les ONG cherchent à panser les plaies, quand ce ne sont pas les guerres ethnicistes, de clans affairistes, des " cartoneros " autour des poubelles, tels des charognards lorsque se retire le lion repu.

Quand la régulation ne suffit plus, alors, la résistance s’impose.

Face à l’extension agressive et sans contrepartie de la sphère marchande, il eut fallu -disait quelqu’un- que le politique fût là, ne serait-ce que pour expliquer ce que nous devons espérer d’une transition vers un monde nouveau.

Quel que soit le qualificatif retenu, nous sommes rentrés avec la mondialisation dans une accélération des économies qui a provoqué des restructurations d’une violence inédite, bouleversant les rapports sociaux, accroissant les inégalités, creusant les écarts.

Des équilibres entiers, écologiques, territoriaux, humains sont rompus. Entre le Nord et le Sud, entre ceux qui ont un boulot de plus en plus mal payé et ceux, tapis dans le chômage, qui vivent d’expédients.

Cette mondialisation fabrique des chômeurs dans les pays riches et des esclaves dans les pays pauvres. Et comme à l’accoutumée, ceux qui supportent l’essentiel des coûts, en recueillent peu les avantages.

L’économie libérale est non seulement injuste et destructrice, mais à l’évidence, elle ne marche pas.

Elle a multiplié ces derniers temps les aveux de faiblesse, que sont aussi bien les crises financières, la déconfiture d’entreprises impériales et opaques et la place conquise par l’argent sale des réseaux criminels ou frauduleux.

Pour l’heure, cette mondialisation porte atteinte à des intérêts vitaux. Elle menace non seulement les services publics (santé, éducation, protection sociale), mais également les biens publics globaux (l’eau, l’air, la culture devenue marchandise, le vivant livré au brevet, ou l’agriculture qui n’est pas un produit comme un autre parce qu’elle nourrit les hommes).

Et n’oublions pas que chaque enfant qui meurt de faim, meurt assassiné.

La résistance doit s’exercer par la sanction. Il faut une puissance publique capable de l’imposer, peut-être à l’échelle européenne. Elle s’exerce par une politique émancipatrice ayant pour ambition de fabriquer un autre monde.

Amis du Diplo Nord Franche-Comté

(1) Christian de Montlibert " La violence du chômage " ed. PUF de Strasbourg dont nous nous sommes largement inspirés pour la rédaction de cet article et dont nous recommandons la lecture.