Sur le mythe du travail libérateur
par Gérard Deneux
 

Le mouvement ouvrier s’est construit, en partie, sur l’idée que les travailleurs de l’industrie étaient les créateurs de toutes les richesses sociales. Une certaine vision populiste de la réalité concevant les autres couches sociales comme autant d’éléments parasitaires a pu prendre corps et véhiculer une approche simpliste, réductrice de la réalité. Ainsi, fut plus ou moins nié l’apport du travail intellectuel présent, comme celui accumulé par les générations antérieures, tout comme furent plus ou moins minorés, les bouleversements introduits par les sciences et les nouvelles technologies qu’elles impliquent, ainsi que les méthodes d’organisation de la production.

Le mythe du travail rédempteur, outre qu’il entretient avec la notion de classe ouvrière émancipatrice de toute l’humanité, des liens étroits, en vient à nier la réalité de l’aliénation du travail en régime capitaliste, et ce, bien qu’il se réfère à une certaine réalité explicitée par Marx, celle de l’exploitation capitaliste.

En effet, l’accumulation du capital et sa reproduction élargie n’est possible que par l’exploitation de la force de travail : une partie de celle-ci n’est pas payée aux salariés. Leur rémunération, prix de la force de travail, correspond, selon les normes imposées par les luttes ouvrières et leur régulation par l’Etat, à ce qui leur est nécessaire pour se reproduire en tant que force de travail (alimentation, vêtements, logement …). Le surplus conservé par le capital, ce sur-travail non rémunéré, cette plus-value, pour reprendre les concepts employés par Marx, permet aux propriétaires des moyens de production, à la classe capitaliste dans son ensemble, d’accumuler du profit, de le répartir entre leurs membres et surtout, selon des processus complexes (1), de réinjecter une partie de cette plus-value dans des moyens de production automatisés (machines ). Elles sont ce que Marx appelle du " capital constant ", du travail accumulé, " mort ", qui, selon leur emploi et l’usure des machines, restituent dans le processus de fabrication, à l’aide du travail vivant (la force de travail des salariés qui les font fonctionner), la force de travail accumulée pour transformer la matière première en marchandises. Ces machines, ces moyens technologiques représentent du travail accumulé, du savoir et du savoir-faire dont sont " dépossédés " les ouvriers. Ce qu’ils produisent leur est étranger.

Dans la grande production, en effet, le travailleur n’a plus rien de commun avec l’artisan ou le compagnon, ce qu’il produit lui échappe, il ne peut se reconnaître dans son travail, encore moins dans l’objet qu’il produit collectivement avec d’autres. L’aliénation du travail analysée par Marx, tout comme le processus de fétichisation des marchandises, rend compte précisément du processus de dépossession, de dévalorisation du travailleur et de sa capacité de travail. Le machinisme, la division du travail, la parcellisation des tâches, leur caractère répétitif, leur automatisation, sont autant de moyens utilisés qui provoquent l’accroissement du degré d’exploitation (intensification du travail) et l’aliénation des ouvriers. Ils renvoient à la réalité d’un travail abrutissant où l’initiative créatrice des uns et des autres, se réduit comme peau de chagrin, malgré toutes les tentatives discursives, dans la dernière période, d’enrichissement des tâches ou de revalorisation du travail manuel.

Désormais, c’est la machine qui semble commander l’ouvrier, ce qui faisait déjà dire à Marx : " le mort saisit le vif ".

Le travailleur, dans ces conditions, n’est plus qu’un élément parmi d’autres dans la machinerie capitaliste, dans la circulation et la reproduction du capital comme système. Il est nié dans son désir d’être, sa volonté d’être, condamné à se réaliser ailleurs ou à se replier dans la sphère privée. La dévalorisation sociale, les humiliations subies suscitent contradictoirement, chez le travailleur, des postures différentes : combat pour la reconnaissance dans le système, amertume, recherche de substituts de réussite, rabougrissement d’individus sans individualité, engouement pour des consolations illusoires dans le monde prétendument enchanté des marchandises. Autrement dit, les travailleurs, loin de se réaliser dans le travail, sont partagés entre des exigences contradictoires :

Sans nier les capacités des travailleurs à acquérir savoir et savoir-faire, force est de constater que le système capitaliste, même s’il s’ingénie dans la dernière période, à " mobiliser les ressources humaines ", voire " l’intelligence " des salariés pour accroître l’intensification du processus de travail et la qualité des produits fabriqués, ne permet pas leur épanouissement. Le travail aliéné ne peut libérer.

Dans ces conditions, celles où règnent des rapports sociaux marqués notamment par la division, la parcellisation du travail manuel et son caractère répétitif, l’on mesure mieux le caractère fallacieux du recours au culte du travail, tel qu’il a été pratiqué dans les régimes prétendument socialistes. Cette religion de l’énergie et de l’effort qui, dans les images apologétiques, transcende l’ouvrier en héros du travail, est un " dispositif " idéologique qui occulte l’extorsion du sur-travail. Il s’ajuste avec d’autres éléments discursifs, (comme celui du progrès, de la construction du socialisme pour les générations à venir) pour justifier et marquer à la fois l’exploitation de la classe ouvrière dans un régime bureaucratique de classe qui prétend la représenter. C’est en ce sens qu’Anton Ciliga parlait de " mensonge déconcertant ". Ainsi, le stakhanovisme est une réalité vécue, exemplaire de dévouement et son utilisation est la stimulation " spirituelle " emblématique destinée à convaincre et contraindre les ouvriers à se sacrifier pour les générations futures, le paradis communiste dont l’horizon recule au fur et à mesure de l’avancée, à marche forcée, de l’industrialisation. Ce procédé de persuasion-coercition se combine, en effet, avec des rapports sociaux de production marqués par la division du travail hiérarchisé, des méthodes tayloriennes, des pratiques de dévalorisation des ouvriers qui ne parviennent pas à tenir les cadences imposées ou à remplir les normes requises et plus généralement tout un système de pénalisations et délations. L’ensemble de ces pressions-répressions, loin de provoquer la libération des énergies créatrices produit, au contraire, apathie, indifférence au résultat du travail, laisser-faire et gâchis qui appellent, comme pour justifier idéologiquement le culte du travail, au renforcement des campagnes politiques pour glorifier les héros du travail et stigmatiser, réprimer les saboteurs, qui seraient le plus grand nombre. En outre, cette religion de l’effort sert paradoxalement à recruter parmi la classe ouvrière, les croyants, ceux qui sont les plus doués pour l’esprit de sacrifice, d’abnégation, mais qui font preuve également, dans un climat de peur et de terreur, de docilité et de soumission, qualités seules susceptibles de leur ouvrir les portes de l’ascension sociale pour l’adhésion au Parti unique.

Que ce soit d’ailleurs dans un régime prétendument socialiste ou capitaliste, le développement du machinisme, l’emploi des nouvelles technologies, le recours à la production de masse ne permettent pas de donner consistance, ni pour aujourd’hui, ni pour demain, dans un avenir meilleur, à la notion de travail libérateur. C’est, plus généralement, dans la qualité des rapports sociaux collectifs et interindividuels que la clef d’une émancipation sociale est à rechercher, y compris dans le temps libéré du travail salarié. Toutefois, il serait tout aussi absurde de jeter le bébé avec l’eau du bain, de nier les effets de socialisation, d’insertion dans des collectifs que présente le travail. Les sans travail savent et vivent cruellement le fait de ne plus pouvoir bénéficier du " statut " de reconnaissance et d’affiliation attaché au salariat, même si celui-ci " perd sa vie à la gagner ".

Gérard Deneux

(1) lire à ce sujet les analyses d’Alain Bihr dans " De la reproduction capitaliste " éd. Page 2

L’intégralité de ce texte paraîtra dans " Intervention " n°4 sur le thème " l’URSS d’hier, la Russie d’aujourd’hui"