Les Partis politiques sont-ils nécessaires à la démocratie ?
Intervention (enrichie d’apports complémentaires) de Gérard Deneux le 20 novembre 2002

 

La question du lien qu’entretiennent les notions de parti et de démocratie, et qui serait de l’ordre de la nécessité, implique un détour afin de pouvoir y répondre par des énoncés qui ne se réduisent pas à un seul facteur d’explication.

Le point de vue adopté, ici, en ce qui concerne la démocratie, consiste à éviter de réduire " le pouvoir du peuple " aux moyens et forme de son exercice. On s’épargnera, par conséquent, toute discussion abstraite sur la pertinence ou la faisabilité de la démocratie représentative, participative, directe. Le parti pris qui sous-tend les propos exposés conçoit la démocratie comme un moyen essentiel d’émancipation collective et individuelle. Il suppose l’existence ou la création de lieux institués par le peuple en mouvement, donc de forums, d’agora, où par l’échange et la confrontation d’opinions, les classes et couches sociales élaborent des positions, des conceptions, des revendications qui font histoire (1). La démocratie n’est donc pas réductible à sa forme représentative. Pour autant, c’est bien la démocratie parlementaire qui, historiquement, s’est imposée dès la naissance du capitalisme (2). En effet, l’extension du suffrage dit " universel " et la création-extension des partis de masse, puis leur transformation en machines électorales, furent deux phénomènes concomitants qui, se confortant l’un l’autre, ont donné consistance à la démocratie parlementaire avant qu’elle ne soit, elle-même, confisquée par des " exécutifs " dominants qui, eux-mêmes, avec la mondialisation, abandonnent leurs pouvoirs au profit d’instances mondiales sous hégémonie de l’Empire américain.

Autrement dit, la domination de la bourgeoisie, comme classe, dans le système capitaliste occidental (3) n’a été rendue possible que par l’octroi d’un droit de parole et de représentativité des classes dominées, selon le rapport de force que celles-ci ont pu imposer mais qui, jamais acquis, peut toujours être remis en cause. La démocratie dans le cadre du capitalisme est à la fois un moyen de juguler et de satisfaire en partie des aspirations populaires au mieux-être, un moyen de tempérer la lutte des classes, de " civiliser " les rapports d’exploitation du capitalisme tout en intégrant des représentants des classes défavorisées dans le système. Ce mouvement paradoxal suppose, de la part du système, la capacité de contenir, d’institutionnaliser ou de briser toutes les formes et forces de rupture : que l’on songe à cet égard à l’anarcho-syndicalisme, à l’autogestion, et à toute figure de démocratie " sauvage " ou " incontrôlée ". En outre, ce mouvement de " containment " des aspirations populaires nécessite " l’embourgeoisement " des partis s’en réclamant. Ce qui nous intéresse ici c’est de savoir par quels processus s’opère cette transformation des partis se réclamant du socialisme. Le poids de l’idéologie dominante sur ces organisations est, semble-t-il, une explication insuffisante.

Pour évoquer, d’abord et en tant que préambule, les liens historiques entre extension du suffrage universel et naissance-extension des partis, l’on se contentera de citations " éclairantes " du livre de E. J. Hobsbawn " L’ère des Empires –1875-1914 " (4) pour en tirer quelques enseignements qui demanderaient à être approfondis.

En revanche, en ce qui concerne les liens entre partis et démocratie, l’ouvrage de sociologie classique de Robert Michels, (5) servira de point d’appui pour démontrer que les partis sont irréductiblement conduits, s’ils n’y prennent garde, à devenir des machines à fabriquer, à reproduire des oligarchies s’intégrant dans le système.

Ensuite, seront présentées des tentatives diverses de justification de la domination des " élites ", enfin les moyens de résistance et " philosophies " de contestation de la confiscation du pouvoir, reposant, en partie, sur la servitude volontaire qui nous est imposée.

 

 
Préambule historique

" Tous ceux qui, par la fortune, l’instruction, l’intelligence ou la ruse ont le pouvoir de gouverner et l’occasion de le faire – autrement dit toutes les cliques appartenant à la classe dirigeante – doivent, dès lors qu’il est instauré, s’incliner devant le suffrage universel et, si besoin est, l’enjôler et le berner ". Gaetano Mosca " Eléments de sciences politiques " (6)

"  … Fervent adepte des Constitutions et des assemblées élues souveraines (le libéralisme du XIXème siècle) s’efforçait de son mieux de circonvenir (les classes déshéritées et dominées) en se comportant de façon non démocratique, c’est-à-dire en niant, à la majorité des citoyens de sexe masculin – et bien sûr à toutes les femmes – le droit de voter et d’être éligibles. Jusqu’en 1870 environ, il s’était appuyé sur cette distinction inébranlable inventée par la logique française sous Louis Philippe entre " pays légal " et " pays réel ". Cependant, quand le " pays réel " commença à pénétrer dans le domaine réservé du " pays légal ", domaine protégé par un suffrage restreint subordonné à la fortune, à l’instruction et … à des privilèges aristocratiques institutionnalisés … l’ordre social fut menacé.

Qu’adviendrait-il … le jour où le peuple … se rendrait maître du destin politique d’un pays ? A n’en pas douter, il tendrait vers cette révolution sociale dont la brève irruption en 1871 avait tant effrayé les bien pensants …

Or, après 1870, la démocratisation des institutions apparaissait de plus en plus comme un processus inéluctable … En Grande Bretagne, les Actes de Réforme de 1867 à 1884 multiplièrent par près de 4 le nombre des électeurs qui passa de 8 à 29 % de la population masculine de plus de 20 ans.  En 1894, après une grève générale, la Belgique étendit le droit de vote, faisant passer le corps électoral de 3,9 % à 37,3 % de la population masculine adulte … Parmi les Conservateurs, il y avait aussi des cyniques qui, comme Bismarck comptaient sur la loyauté traditionnelle des masses – les Libéraux auraient dit : leur ignorance ou leur stupidité – et qui, par calcul, n’étaient pas hostiles au suffrage universel, pensant que celui-ci profiterait davantage à la Droite qu’à la Gauche … La démocratie ne pouvant plus être repoussée aux calendes grecques, la question était de savoir comment la maîtriser …
 
… A ces " droits de vote de pacotille " comme les appelaient les Anglais, s’ajoutait la pratique bien commode du découpage électoral qui consiste à manipuler le découpage des circonscriptions pour favoriser ou défavoriser tel ou tel parti. Les Autrichiens parlaient de " géométrie électorale " … Dans les grandes cités américaines, les notables savaient qu’en distribuant des faveurs, ils pouvaient compter sur des paquets de voix. En Italie, le libéral Giovanni Giolitti était passé maître dans le clientélisme …

L’une des conséquences (de l’élargissement du droit de vote) était une mobilisation politique des masses … dans l’espoir de se faire entendre auprès des instances gouvernementales. Cela supposait la création de mouvements et de partis de masse … (Les) questions (graves et nouvelles, posées aux pouvoirs en place) disparurent du devant de la scène politique. Les progrès de la démocratie rendant impossible d’en débattre publiquement … Quel chef d’Etat, assailli par les journalistes propageant ses paroles jusqu’au plus obscur estaminet, aurait osé dévoiler le fond de sa pensée ? De plus en plus, s’ils voulaient être élus (ils) devaient plaire aux masses … Désormais, la démocratie et ses implications ne seraient plus débattues avec … franchise … et réalisme …

L’ère de la démocratisation céda la place à l’ère de l’hypocrisie ou plutôt de la duplicité … Ce lien par excellence de la rhétorique et de la démagogie…
 

Paradoxalement …, c’est en invoquant l’idéologie d’un passé révolutionnaire que les élites, anciennes et nouvelles, parvinrent à récupérer à leur profit au moins une partie de ces masses politiquement actives. En France, le radicalisme s’efforça, non sans succès, de mobiliser les masses populaires en agitant le drapeau de la République et de la Révolution. Des slogans tels " pas d’ennemis à Gauche " et " Union de tous les bons républicains " se révélèrent d’une grande efficacité, pour rallier la nouvelle Gauche populaire aux hommes du Centre qui dirigeaient la IIIème République.

Si la démocratisation ne mit pas fin aux notables, désormais c’était de plus en plus le Parti qui faisait le notable. .

Dans la mesure où elle réussit à remplacer la politique des notables, la démocratie substitua au clientélisme et aux jeux d’influences non pas le peuple mais le parti, à savoir les comités électoraux, les barons du parti ". Robert Michels notait aussi :  (au delà de la loi d’airain de la formation d’oligarchies) " la tendance des nouveaux mouvements de masse à vénérer des figures de chefs … Ils ne constituaient donc en aucune façon une République des égaux ".

Cette longue citation montre que, face aux exigences des mouvements sociaux, la classe dominante dut étendre le droit de vote, ce qui suscita l’émergence de partis de masse, la concurrence entre eux, l’adaptation du régime parlementaire mais, en aucune manière, l’approfondissement réel de la démocratie. Les raisons de cet état de fait sont à rechercher, en partie, dans le fonctionnement même des partis qui produit des oligarchies. Encore faut-il en cerner les causes, les moyens mis en œuvre et les conséquences.

 
I – Les Partis, machines à fabriquer des oligarchies

Pour la clarté de l’exposé, il convient de distinguer les facteurs " externes " qui favorisent la "fabrication " d’une élite oligarchique, des causes internes qui la structurent ; ce qui nous amènera à appréhender la conception restrictive de la démocratie qui, à l’œuvre dans les partis, constitue un moyen dont dispose l’oligarchie pour se reproduire.
 

1)  Facteurs externes favorisant l’apparition d’oligarchies à l’intérieur des partis

Il y a d’abord des raisons structurelles qui tiennent à la division de la société et qui s’articulent avec les formes constitutionnelles des régimes parlementaires, organisant, sacralisant la délégation de pouvoir. Les partis s’adaptent, par conséquent, au régime parlementaire dans lequel ils prospèrent, d’autant que leurs modes de financement conditionnent, restreignent leur liberté de penser. Moyen d’ascension des élites fabriquées par les partis, le régime parlementaire leur offre la possibilité d’accéder aux postes ministériels. Le parti politique moderne est d’abord une machine électorale fonctionnant, dans le système, au profit des candidats qu’elle sélectionne.
 

a ) La prégnance de la division sociale

La division de la société en classes et couches sociales aux intérêts divergents, la présence d’éléments aristocratiques au sein de cette stratification sociale, défavorisent les exploités, les dominés, les " déshérités ", qui, à la différence des classes " supérieures ", sont loin de posséder le même capital culturel, symbolique ou le prestige qui favorise l’ascension ou la reconnaissance au sein des hautes sphères de l’administration et du pouvoir. Rappelons-nous le mot terrible de mépris de Jospin, l’énarque, vis-à-vis de José Bové, " le Gaulois archaïque ". Cette distance sociale se manifeste en autant d’écarts entre élus et électeurs, mandataires et mandants, délégués et délégants qui, si aucun dispositif d’éducation populaire ne vient les combler, ne peuvent que se creuser. Cette tendance générale à la fragmentation de la société favorise le corporatisme et les intérêts des couches sociales supérieures. Ce processus est à l’œuvre, y compris parmi les couches sociales dominées, et par conséquent, à l’intérieur même des syndicats. Entre les " sans papiers " et les résidents, entre les immigrés et les nationaux, entre les chômeurs et les actifs, entre les intérimaires et les statutaires, entre les ouvriers sans spécialisation et les ouvriers professionnels, les syndicats réformistes seront toujours positionnés en faveur des couches supérieures. Ce n’est pas nouveau. Déjà en 1911, Robert Michels écrivait " les syndicats devenus grands et riches ne cherchent plus à élargir leurs rangs par le recrutement de nouveaux adhérents. Ils rendent au contraire les conditions d’admission de plus en plus difficiles en établissant, par exemple un droit d’entrée élevé … Ce même égoïsme professionnel étroit engendre, surtout parmi les ouvriers américains et australiens, la xénophobie qui s’exprime par la prétention d’éliminer la main d’œuvre étrangère par des mesures légales telle que la restriction de l’immigration … "(7). Qu’en dire aujourd’hui au regard du financement des confédérations par l’Etat et les organismes où elles siègent, les cotisations des adhérents étant devenues l’accessoire (8) ? 

Plus généralement, la capacité d’exercer du pouvoir, ne serait-ce que celui de désigner des candidats en connaissance de cause, nécessite du savoir, une " compétence " pour les connaître et reconnaître, et ce, en fonction de la conception réfléchie de ses propres intérêts. Dans le domaine de la politique, elle requière, en outre, une discursivité supposant maîtrise des arguments et prise de parole qui n’est pas spontanément acquise dans les milieux populaires. Toute l’histoire du mouvement ouvrier en atteste : l’émergence de leaders issus des couches populaires combine formation autodidacte et influence d’intellectuels en rupture avec leur classe d’origine (9). Malgré cela, la domination, y compris symbolique, de la bourgeoisie suscite parmi les ouvriers et autres socialistes un besoin de reconnaissance, de respectabilité qui les rend accessibles " aux avances plus ou moins intéressées " des " personnes haut placées ".

 Voici, par exemple, ce que F. Engels écrivait d’Angleterre à Sorge : " Ce qu’il y a de plus révoltant, c’est que la respectabilité a pénétré dans le sang des ouvriers eux-mêmes. La division de la société en plusieurs couches hiérarchiques, ayant chacune son propre orgueil et un respect inné pour les supérieurs, a des racines tellement anciennes et profondes que les bourgeois réussissent encore de nos jours à séduire, par leurs flatteries et leurs louanges, ceux qui sont au dessous d’eux. Je ne suis pas du tout sûr, par exemple, que John Burns ne soit pas plus flatté d’être dans les bonnes grâces du cardinal Manning, du Lord Maire et de la bourgeoisie en général que de jouir de la popularité auprès de sa propre classe. Tom Mann lui-même, que je considère comme le meilleur de tous ces chefs d’origine ouvrière, se plait à raconter qu’il a été invité à une collation chez le Lord Maire "

Reste que ce contexte général s’articule dans les régimes parlementaires avec une forme d’influence : celle qui consiste dans la course électorale à détenir des postes de pouvoir et donc des élus, ce qui n’est pas sans conséquence.
 

b) Parlementarisme et structuration des partis

Les partis, dont l’essentiel de l’activité (sinon très vite la totalité) vise la conquête de postes  électifs, doivent par la force des choses se structurer en conséquence. Présenter des candidats, mener des campagnes pour les élections, deviennent dès lors leur raison d’être, et, en régime de démocratie représentative, les occasions sont légion. Des communales en passant par les cantonales, les régionales, les législatives, les sénatoriales, les européennes et, surtout, (parce que le champ politique risque d’en être bouleversé), les présidentielles, la course aux mandats pour devenir un parti respecté et respectable, devient une fin en soi. Il se constitue dès lors au sein des partis et en dehors d’eux une classe politique formée d’une " foule de roitelets " hiérarchisés qui n’ont ni la liberté, ni l’indépendance, pour représenter les

intérêts populaires. Ceux qui s’y risquent se font marginaliser, exclure ou s’ils y réussissent, ouvrent une brèche vers la constitution d’une clique, d’une tendance ou d’un nouveau mouvement.

Ce mouvement de constitution, au sein des partis, de groupes d’élus plus ou moins contrôlables se combine, à l’intérieur même des partis, avec un mouvement d’instrumentalisation des adhérents qui, de campagne en campagne, sont mobilisés pour coller des affiches et distribuer des tracts, afin que surtout le parti ne perde pas son influence électorale. Le contenu de celle-ci finit par devenir un élément secondaire, tout comme le programme qui n’est destiné qu’à ceux qui y croient.

Happés par le système, les élus qui veulent acquérir du pouvoir symbolique doivent prendre des distances avec leur parti. Investis d’une fonction, la fonction les habite. Les Parlementaires sont d’abord parlementaires, avant d’être de telle ou telle obédience. Cette règle générale connaît bien évidemment des exceptions, il n’empêche que la tendance naturelle qui prévaut consiste, pour eux, à s’affranchir du contrôle populaire et des promesses électorales. Dans le cadre de l’exercice du pouvoir et de l’imposition de la pensée dominante, on ne peut faire autrement que de se prêter à un certain réalisme de gestion, jusqu’à s’y engloutir ou de faire preuve d’un certain cynisme supérieur qui confère une autorité, se plaçant au dessus des basses revendications matérielles. D’autant que les relations croisées des élus avec les autorités administratives et étatiques favorisent cet " élitisme républicain ". Le rituel républicain commémoratif y invite, l’allégeance vis-à-vis des puissants sont autant d’appels du pied pour, qu’avec condescendance, ceux-ci consentent à quelques retours d’ascenseur. Un jeu de pouvoir s’instaure qui est très éloigné des intérêts et de la mobilisation populaires.

Cette prise de distance avec les électeurs est d’ailleurs inscrite dans le système parlementaire, comme dans celui des instances territoriales. En général, les élus sont hostiles à toute forme d’initiatives populaires (pétitions, démocratie participative). Sacralisés par le vote, ils sont censés incarner la Nation, le peuple tout entier, ils ne peuvent se concevoir comme prisonniers de leur électorat. Le vote équivaut à une délégation entière de pouvoir. Comme l’a montré Pierre Bourdieu (10), le résultat statistique d’additions de voix est une " opinion fabriquée ", sans réel débat, et sans que l’on tienne compte de l’importance éventuelle de l’abstention et des non-inscrits. Toujours est-il que les voix qui se sont portées sur un candidat plutôt que sur un autre, exprimant ainsi le vote majoritaire des suffrages exprimés, sont censés conférer à l’élu l’onction de représenter tout le corps électoral, d’incarner la volonté générale, sans possible contestation. Une fois accompli le geste électoral, le pouvoir des électeurs sur les élus prend fin jusqu’à la prochaine consultation électorale. La distance avec les électeurs est structurelle.

Pour se prémunir contre cette dérive, avant qu’il n’y sombre lui-même (11), Léon Blum distinguait des concepts censés guider la Section Française de l’Internationale ouvrière (SFIO) :

  • la conquête du pouvoir central d’une part, but suprême, " c’est l’accomplissement de la  révolution socialiste " (des masses en mouvement)(12), et ce, par n’importe quels moyens " " Il n’y a aucun socialiste qui consente à se laisser enfermer dans la légalité "
  • l’exercice du pouvoir, d’autre part, " il a pour but d’accélérer le rythme du mouvement politique vers la rupture qui conduit à la conquête "
  • quant à l’occupation du pouvoir, elle n’est souhaitable que pour défendre la démocratie contre le fascisme.

  • Comme diraient nombre de dirigeants " socialistes " aujourd’hui, voilà des propos bien archaïques, précisément (mais oseraient-ils l’avouer) parce qu’ils font primer l’action des masses, la lutte des classes sur la lutte des places et autres maroquins.

    C’est que, structurellement, et pour reprendre les propos de Robert Michels " le régime parlementaire a pour raison d’être de transférer la lutte des classes de la rue sous initiative populaire à la tribune du Parlement au Cabinet du Ministre ". Mais si le régime parlementaire induit une certaine forme de comportement avec autant de force, c’est parce qu’un certain nombre de croyances dites républicaines y invitent, tout comme le mode de financement des partis.
     

      c) Croyances " républicaines " et influences financières

    La démocratie représentative et la délégation de pouvoir qu’elle suppose par le moyen du vote, confèrent aux élus une dimension mythique, partie prenante d’une certaine conception de la République, telle qu’elle s’est constituée dès l’origine : le corps de représentants incarne la Nation, " le pays légal ", la " volonté générale ", telle qu’elle se serait exprimée par la voix des urnes. Cette onction électorale, cette sacralisation des députés, des sénateurs, sages par nature, est comme passée dans les mœurs, dans le langage courant.

    Avant que les choses ne se gâtent, ne parle-t-on pas de l’état de grâce dont bénéficieraient les élus, pendant un certain temps, le temps de faire leurs preuves, même pour l’opposition ou pour la partie minoritaire du corps électoral ? Ils sont Droite, Gauche, le peuple représenté ; il faut d’ailleurs, comme y invite tout un " rituel républicain de commémorations ", les traiter avec pompe, égards et leur rendre les honneurs. La mise en spectacle des élus et des autorités de l’Etat consacre leur investiture populaire, tout en les détachant du peuple. Il est illégitime de les mettre en cause ou de débattre avec eux sur un pied d’égalité. Hier, il est vrai plus qu’aujourd’hui, l’atteinte à leur autorité est (était) jugée sacrilège ou, pour le moins, considérée comme portant atteinte au principe démocratique lui-même (de délégation de pouvoir). D’ailleurs, il faut remonter soit aux origines de la Révolution française ou à la Commune de Paris pour (re)découvrir qu’il allait de soi, pendant ces périodes d’effervescence démocratique que le peuple, dans ses assemblées (de quartiers, de clubs, communales) puisse interpeller ou contrôler ses élus. La notion de mandat impératif même si elle peut être contestée ou contestable a complètement disparu de la scène publique. Il n’est donc pas surprenant que les élus ayant mandat(s) et charge(s), évoluant sous les ors de la République, se conduisent en supérieurs vis-à-vis des militants de leur parti. Les militants par leur " soumission involontaire " les confortent, du reste, dans leurs positions.

    Une autre croyance, enracinée celle-là, non pas dans la société, mais surtout parmi les Parlementaires eux-mêmes, considère que les batailles décisives se passent au Parlement. Le mouvement populaire, les batailles syndicales, la mobilisation de l’opinion ou, plus généralement, le rapport de forces social deviennent secondaires, voire mouvements d’humeur qu’il faut circonvenir ou prévenir. Dans ces conditions, le poids des Ministres, qu’ils soient anciens (13)ou nouveaux, ajouté à celui des chefs et membres de groupes parlementaires, prend des proportions démesurées (14). Soit ils parviennent à confisquer le pouvoir à leur profit, soit ils envahissent les instances dirigeantes du parti en s’assurant une cour d’affidés pour mener des batailles de chefs (15).
     
    En outre, le jeu parlementaire des alliances de circonstance, à l’œuvre à l’excès au cours de la IIIème et IVème Républiques (16), et qui a resurgi lors de la cohabitation mitterrandienne, notamment sous le Gouvernement Rocard, conduit aisément à se convertir au bien fondé ( !) de la collaboration de classes, au nom de l’intérêt supérieur de la Nation. Cette notion un peu désuète, remplacée par celle tout aussi équivoque de peuple de Gauche, invoquée comme une légitimité perdue mais dont le capital électoral resterait intact pour ceux qui s’en réclament, sert de couverture pour conserver, acquérir des postes ministériels. Qu’importe l’alternative s’il y a alternance. De manière plus prosaïque, c’est tout un jeu équivoque de figurations, d’attitudes, de convenance, de décence, de prévenance, de mondanités issues d’un même monde, de discours euphémisés, de relations interpersonnelles qui favorisent, lorsque la frontière idéologique devient ténue, les alliances contre nature, et ce, quand bien même, pour la galerie, l’on s’enverrait, médiatiquement, quelques " vacheries " du plus bel effet.

    Ces croyances dont les effets structurels et comportementaux sont indéniables –sans qu’ils soient pour autant mécaniquement déterminants- sont encore plus prégnants, voire assumés cyniquement, lorsque l’influence matérielle et financière les consolide.

    Il y a bien sûr les indemnités parlementaires et toutes celles qui résultent des postes occupés par le cumul des mandats qui ont tendance à favoriser l’esprit d’indépendance des élus par rapport à leur propre parti et à ne rendre compte de leurs positions et de leurs actes à personne, sinon à eux-mêmes. Ces émoluments favorisent un train de vie, un tissu de relations qui les éloignent des valeurs de leur propre parti, mais ces dépendances individuelles valorisantes, pourraient encore être circonscrites si le parti lui-même échappait à cette logique financière. Or, c’est loin d’être le cas lorsque l’on examine différentes hypothèses toujours, plus ou moins, actuelles.

    Si les sommes versées par les Parlementaires au parti constituent l’essentiel ou une part importante de ses revenus, en cas de crise, les voix des militants ne pèseront pas lourd. Si les revenus qui font vivre le parti proviennent surtout d’organismes étrangers, d’entreprises, d’un Etat, s’exerceront immanquablement des pratiques de corruption, des moyens de pression, des liens de dépendance, pouvant se concrétiser jusqu’à imposer des positions, une ligne directrice, contraires aux valeurs initialement défendues. L’Histoire regorge de faits illustrant cette loi d’airain qui est loin de se limiter au seul " Parti communiste aux ordres de Moscou ".

    Aujourd’hui, les liens de subordination financière des partis (du moins en France, à la différence criante des Etats-Unis par exemple) s’organisent à partir des résultats obtenus aux élections. Ces subsides versés par l’Etat ne sont pas sans conséquence. Faire des voix, obtenir des élus peut devenir une fin en soi, surtout en période de difficulté pour maintenir un appareil, un patrimoine, un journal … Les orientations du parti sont dès lors gangrenées, non seulement par le légalisme, mais surtout renforcent la croyance que les batailles décisives sont d’ordre électoral et, qu’en conséquence, pour gagner une majorité d’électeurs (17) mieux vaut, à coup de sondages pour en être persuadé, s’aligner sur la pensée dominante, moderne, pragmatique, réaliste…

    Si, comme l’y invite le régime parlementaire, la raison sociale du parti est, avant toute autre considération, la conquête de postes parlementaires pour occuper des positions de pouvoir, et si, par la force des choses, la question de la nature du programme devient dans ces conditions secondaire, voire superflue, tout est permis, la duperie devenant la règle du jeu. Pour le dire à la manière de Robert Michels : " Lorsque le parti passe de l’opposition (au système capitaliste) à la collaboration ou lorsqu’il pressent qu’il a des chances certaines de parvenir au pouvoir, au sein ou non d’une coalition, on voit augmenter le nombre de ceux qui ne voient dans le parti qu’un moyen d’assouvir leurs bas instincts et leur vanité, de ceux qui ne voient dans le succès du parti qu’un moyen de faire valoir leur propre personnalité pour prétendre accéder aux postes de pouvoir ". Pour ces éléments, le parti est un moyen d’ascension sociale ; les adhésions massives et intéressées après la signature du Programme Commun puis dans la vague de 1981, sont encore dans toutes les mémoires, ainsi que les affaires de corruption qui se sont confondues avec le mitterrandisme.

    A Droite, bien entendu, on avait depuis des lustres l’expérience, les réseaux et, avant les réformes, la Justice à sa botte.
     
    A ce stade, l’on peut tenter une première définition du parti politique " moderne " en régime capitaliste disposant d’un régime parlementaire : c’est une machine électorale fonctionnant au profit des candidats et qui tente pour être efficace, de rallier la majorité du corps électoral. Les militants sont noyés dans la masse des adhérents, ces derniers sombrant dans la fonction du corps électoral à séduire. L’image des chefs de parti, des candidats dans l’opinion devient dès lors prépondérante sur les valeurs, idées, programme que le parti a pu élaborer lors de ses congrès. Les instances que l’on devrait considérer comme décisives n’ont dans cette hypothèse, qu’une fonction, celle consistant à rallier les militants à l’appareil du parti et à l’oligarchie qui le dirige. Toutefois, cette vision sociologique de l’organisation partidaire n’est concevable qu’à la condition que la démocratie soit étouffée en son sein. Et c’est précisément ce qui se passe en interne par différents processus qu’il convient d’exposer.
     
     

    2 )  Les causes internes favorisant l’émergence, la consolidation, la reproduction des oligarchies partidaires

    Les facteurs externes favorisant l’émergence et la consolidation d’une oligarchie ne seraient pas aussi décisifs s’ils n’étaient relayés par des processus internes aux organisations qui la consolident et la renouvellent. Dès que l’organisation atteint une certaine taille, apparaît comme une nécessité, à laquelle il faudrait se soumettre, de spécialiser les fonctions, de différencier les organes au sein du parti. " L’appareil " noue, dès lors, des connivences intéressées avec l’élite de l’organisation qui renforce ses prérogatives et, pour éviter toute remise en cause, verrouille la démocratie. Ces processus se conjuguent avec d’autres moyens permettant à l’oligarchie de se reproduire.
     

    a ) Spécialisation des fonctions, différenciation des organes

    A mesure que l’organisation grandit, nombre de questions semblent surgir que les militants bénévoles ne pourraient être en capacité de résoudre : des tâches administratives, des modalités d’organisation, des questions nécessitant un savoir spécialisé sur les lois, règlements, techniques, sont autant de raisons présentées comme nécessitant l’embauche de permanents, bref, le recours à un appareil. Un système pyramidal se met en place qui opère une distinction entre professionnels de la politique ou de l’appareil et les militants. Leur recrutement s’effectue sous forme d’une allégeance au supérieur direct, à l’appareil dans son ensemble qui tend à s’autonomiser vis-à-vis des " disputes " idéologiques ou personnelles qui agitent les militants et les " chefs " de courants, de clans. Dans l’absolu, et pour durer, l’intérêt des permanents ou employés du parti, consiste à n’avoir rien à dire car ce serait se mettre en péril de congédiement. Ils n’existent que par la fonction qu’ils représentent. Mais, ce faisant, et vis-à-vis des militants et des instances inférieures, ils possèdent un pouvoir symbolique non négligeable.

    Nommés, ils se rendent indispensables, en arrivent à considérer qu’ils sont inamovibles. Forts de leurs spécialisations, ils s’opposent à toute rotation des tâches ainsi qu’à l’émergence de nouveaux responsables qui, mis en concurrence avec eux, seraient susceptibles de leur faire de l’ombre. Leur fonction devient leur raison d’être et ils en perdent tout sens critique. C’est là un processus de bureaucratisation qui se renouvelle et se renforce régulièrement. Entrant en connivence avec les dirigeants et les élus qui siègent dans les hautes instances, il permet, outre les coups bas et autres évictions, par la " force des choses " et pour de " bonnes " raisons d’efficacité, d’enlever du pouvoir aux assemblées. " Dans tous les partis socialistes, le nombre de fonctions retirées aux Assemblées et transférées aux comités de direction augmente sans cesse au fur et à mesure du poids électoral du parti ".(18)

    Ce processus se différencie par le développement de structures compliquées, de comités spécialisés, de relations opaques, de division du travail se juxtaposant à une bureaucratie hiérarchisée quadrillant le territoire. Dans un tel ensemble enchevêtré qui peut s’adjoindre des comités Théodule soutenant telle ou telle équipe en concurrence avec d’autres, seule une petite minorité tenant compte des pressions qui sont exercées prend effectivement les décisions qu’elle fait, ensuite, admettre.  Dans ces conditions, les militants deviennent de simples adhérents ou des membres des familles régnantes ou appointées que l’on réveille périodiquement selon les besoins de l’appareil ou des candidats. Après avoir, pour le plus grand nombre, renoncé à leurs droits démocratiques, s’ils restent, ils ne peuvent -pour la grande majorité- que se soumettre à des cliques ou en viennent à se considérer comme une force d’appoint, ou une alternative dissidente minoritaire, preuve a contrario que la démocratie interne survivrait. Les militants finissent par re-connaître dans les batailles en cours et à venir que les écuries électorales sont bel et bien les éléments emblématiques du parti à visée uniquement parlementaire.
     

      b) Le poids de l’élite parlementaire au sein du parti

    Pour les partis dont les objectifs s’identifient avant tout à la conquête de sièges parlementaires et gouvernementaux, les élus ont à la fois besoin de l’appareil et ne se privent pas de se constituer le leur à l’extérieur et à l’intérieur du parti. Les affidés qui leur sont soumis et dévoués tissent également alliances et connivences avec l’appareil interne qui en sort renforcé. Ainsi, dès qu’il sera par exemple nécessaire de convoquer une assemblée, de confirmer ou infirmer un candidat dont le poste vient à renouvellement pour cause de fin de mandat électoral, ils seront tous présents, alors qu’ils étaient toujours aux abonnés absents, pour appuyer les prétentions du chef et faire taire toute contestation. S’institue donc une mutuelle dépendance entre le corps des élus, les fonctionnaires du parti et ceux des élus. Bien évidemment, il s’agit d’une relation déséquilibrée, la prépondérance revenant à l’oligarchie sacralisée par l’onction électorale, hormis en période de défaite grave où on assiste, comme nous l’évoquons plus loin, à une recomposition de l’oligarchie. Du reste et dans la mesure où les Parlementaires et autres élus siègent dans différentes instances institutionnelles, discutent avec les pouvoirs publics, apparaissent dans les médias, ils disposent d’une aura symbolique et de connaissances techniques acquises par leurs relations qui renforcent leur sentiment de supériorité, même lorsqu’ils sont déchus.

    Parlementaires et hommes d’appareil se considèrent, en effet, comme supérieurs aux congrès eux-mêmes, et s’ingénient à restreindre les questions soumises à cette assemblée souveraine pour, en définitive, en être les seuls arbitres. Ainsi, ne viennent que très rarement en débat les questions des statuts, des cooptations, des recrutements directs au plus haut niveau du parti et encore moins les modes de fonctionnement et de relation qu’entretiennent les groupes parlementaires et le bien fondé de leurs votes ou prises de position. Dès lors, les dés sont pipés, les jeux sont faits d’avance et si, par inadvertance, surtout en période de crise interne, ce n’était pas tout à fait le cas, la sur-représentation des élus et membres de l’appareil y pourvoirait en réduisant l’enjeu des débats à un combat de chefs.

    Mais, ce qui est spécifique à une (ou des) oligarchie(s) partidaire(s) évoluant et se conformant aux contraintes imposées par le système capitaliste et son mode de démocratie représentative, ce sont les relations qu’elle(s) entretient(tiennent) avec les classes dominantes. Outre son embourgeoisement, sa coupure avec le peuple, elle n’a de cesse de prouver, de se féliciter, quand bien même voudrait-elle aménager le système, d’avoir pu empêcher, contrôlé les mouvements d’humeur des masses. Il s’agit pour elle, dans cette logique d’intégration et de reconnaissance qu’elle poursuit auprès des autres élites dominantes, de se faire reconnaître comme une instance régulatrice du système, indispensable et responsable quant à sa capacité de réguler les conflits, de se présenter comme un intermédiaire obligé de maintien de l’ordre public et de la paix sociale. Des exemples éloquents sont légion , l’on connaît suffisamment le mot d’ordre " il faut savoir arrêter une grève " et toute la logomachie jouant sur la peur de ces " éléments incontrôlés " lors des différentes péripéties du mouvement ouvrier (comités de grève, coordinations …). Le mouvement de masse ne doit pas leur échapper, il faut en prendre la tête pour le contrôler …

    Dans ces conditions, l’on ne peut guère s’étonner qu’à l’intérieur des partis, la démocratie soit verrouillée, le débat confisqué, si ce n’est en période de crise, sous forme de parodie. Elle survient toujours du fait de la nature électoraliste de ces partis, lors d’une brusque défaite électorale et se manifeste dès lors comme crise de leadership. Ce n’est pas la ligne politique qui est en cause mais le leader qui sert de bouc émissaire aux rancoeurs face aux places perdues. Le débat qui s’organise dès lors, balisé, contenu, est en fait une difficile régulation pour redistribuer en interne les pouvoirs au sein de l’oligarchie régnante. A cette occasion, les vieux caciques cèdent souvent la place aux jeunes loups de la génération suivante qui trépignent d’impatience et de surenchère. Cette parodie de démocratie évite néanmoins le psychodrame dévastateur. Pour éviter cette dérive, il est de coutume de faire appel de manière incantatoire à l’unité du parti, derrière le nouveau leader que se donne dans la précipitation l’oligarchie. Car, en définitive, le pouvoir de l’oligarchie a besoin de la stabilité de l’organisation. Mais, ce mode de fonctionnement qui fait appel notamment à la croyance dans l’efficacité du nouveau chef évite soigneusement l’éducation de ses membres, le débat sur les idées, sur l’appréciation de la conjoncture, sur la nature des objectifs poursuivis et le bien fondé des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre. D’ailleurs, en dehors des périodes électorales, mais elles sont nombreuses, le parti des militants entre en sommeil. Mais, mises à part l’évacuation du débat démocratique et l’absence d’éducation populaire interne, l’oligarchie possède bien d’autres moyens de se reproduire. Il est intéressant de les lister quitte à se répéter.
     

      c) Quelques moyens de reproduction de l’oligarchie

    Il y a d’abord tout ce qui concoure à accroître la puissance symbolique des chefs et de leur manière d’être. Sans être exhaustif, l’on peut citer la magie du verbe et de l’image, renforcée par la médiatisation qui caractérise notre société. Des émissions consacrent les leaders, des nègres écrivent leurs livres dont on fait un énorme battage malgré les propos insipides qu’ils contiennent, des journalistes, voire des écrivains en mal de pige, établissent à chaud leur biographie. Cette adulation qui les entoure lorsqu’ils sont au faîte de leur popularité en fait de véritables stars que l’on mélange avec d’autres sur des plateaux de télévision. Le cumul des mandats et des fonctions, leur renommée, leur confèrent une importance telle, qu’ils en deviennent inaccessibles. D’ailleurs, ils cultivent, avec soin, cette distance, sachant que la proximité désacralise et invite à la connaissance critique. Leur prééminence, mise en scène, tourne parfois à la mégalomanie. A force d’honneurs, d’influence reconnue, de prestiges accordés, de convenances respectueuses, de préséances saturant leur égo, les relations de domination, de servilité entre eux et les militants, deviennent la norme. Bref, on ne peut plus dire ses quatre vérités au chef sans risquer de se voir répudier.

    Il y a ensuite, dans la lutte des places, entre chefs, entre " amis de 30 ans ", la mobilisation des troupes acquises à l’un contre celle de l’autre, le recours aux coups bas et autres coups tordus et, bien évidemment, dans ce combat de cliques, le contournement des règles démocratiques. " Dans la lutte que les différents chefs se livrent pour l’hégémonie, le principe démocratique devient un simple appât destiné à leurrer les masses. Tous les moyens sont bons pour conquérir et conserver le pouvoir ". Le moyen de reproduction de l’oligarchie s’identifie avec celui de son renouvellement périodique.

    Un autre instrument pour préserver l’oligarchie est systématiquement utilisé pour éviter toute remise en cause radicale ; il consiste à marginaliser les minorités surtout si elles proviennent de manière incontrôlée de la base, et ce, en invoquant la mise en péril de l’unité du parti. Pour ce faire, les oligarques discréditent, disqualifient en évitant de débattre des idées de ceux qu’ils qualifient aisément " d’irresponsables ". Les opposants surtout s’ils n’ont pas l’appui d’un chef, sont vite traités de diviseurs ; on leur attribue de criminelles intentions cachées, on les accuse d’ambitions démesurées, de vouloir prendre des places que l’on entend conserver, de recourir à l’entrisme au profit d’un chef d’orchestre clandestin, bref, on évite la lutte d’idées, la conflictualité de paroles antagonistes qui feraient apparaître les véritables positionnements des oligarques.

    De manière plus pernicieuse, en jouant sur l’ignorance des adhérents et des militants, les discours idéologiques qui invoquent certaines théories dominantes " modernes " justifient la professionnalisation de la politique, la spécialisation des tâches, la domination " naturelle " d’une élite. Ils confortent la légitimité et les prérogatives de l’oligarchie et parmi les militants et adhérents médusés, la nécessaire servitude volontaire dont ils devraient faire preuve. Qui conteste réellement aujourd’hui qu’il faille dans la plupart des partis, comme une obligation incontournable, se tourner vers les élites sorties de l’ENA, recruter en leur sein, être passé par ce cursus ou par celui des grandes écoles pour prétendre à un poste de direction, être un candidat parachuté ou se voir offrir un poste gouvernemental. D’ailleurs, le recrutement par le haut, sans militantisme par en bas, n’est-il pas devenu la règle dans les instances dirigeantes qui se cooptent mutuellement ?

    L’utilisation de tels moyens, l’absence de critiques à cet égard, n’est pas sans conséquence sur les rapports qu’entretiennent la base, les bureaucraties et les oligarques.
     

    d) Conséquences internes de la domination de l’oligarchie dans les partis

    L’oligarchie n’a aucun intérêt à favoriser le débat interne à moins qu’en période de crise, elle ne puisse y échapper tout en contrôlant sa recomposition. En effet, l’éducation populaire, la discussion sur la conjoncture, les faits d’actualité, sur les projets de loi à mettre en œuvre sont d’abord l’affaire des spécialistes : vous pouvez toujours causer mais surtout ne rien décider, ne prendre aucune position publique qui ne soit validée, estampillée. Pas de créativité incontrôlée ! Quant aux mobilisations sociales, elles sont l’affaire des syndicats. Laissons chacun se débrouiller ! Telles semblent être les règles de division entre parti et syndicat, d’ailleurs les unions locales qui organisaient auparavant la solidarité vis-à-vis de luttes particulières n’ont-elles pas disparu . Attendons que les parlementaires fassent une bonne loi pour empêcher les licenciements de convenance boursière … On peut certes faire de la figuration dans des manifs, surtout lorsqu’elles sont rituelles ou lorsque l’on se trouve dans l’opposition, mais il convient tacitement de ne prendre aucune position trop forte susceptible d’effriter le capital électoral des élus et futurs élus. En d’autres termes, l’oligarchie est foncièrement conservatrice, tant dans les positions publiques qu’elle est amenée à prendre que dans le mode de fonctionnement interne de l’appareil qu’elle entend réguler. Les bouleversements, les mouvements sociaux, tout comme la perte de crédibilité électorale, sont ses phobies.

    C’est une des raisons pour laquelle la politique, à la base, dégénère en routines mécaniques quand ce n’est pas en mondanités convenues. Les militants, initialement désireux de faire avancer " la cause " votent avec leurs pieds, l’élément populaire disparaît au profit de couches moyennes, les gens sincères attachés à l’idéal d’origine continuent de se retrouver sporadiquement pour cultiver leur nostalgie d’un temps révolu, et, à l’occasion avec ceux de l’écurie électorale, pour mouiller la chemise pour un candidat, dont, au vrai, on n’attend plus grand chose si ce n’est de faire échec à celui du camp d’en face. Tout ceci est bien réglé, de campagnes électorales en campagnes électorales et les trublions sont mis au pas ou invités prestement à aller voir ailleurs. Car, en définitive, les oligarques, à la base comme au sein de l’appareil, sont " les ennemis jurés de la liberté individuelle ", de l’esprit d’initiative, de la prise de risque, de l’opinion contestataire.

    Dans ces conditions, et surtout en période de " paix sociale ", les mentalités, au sein de l’organisation évoluent négativement et assez rapidement, l’enthousiasme des débuts se transforme en hypocrisie, l’éloquence vidée des objectifs du mouvement, devient faconde, boniments, rhétorique creuse dont on attend le plus bel effet de reconnaissance auprès des masses assoupies et subjuguées à la fois et où le paraître a englouti le contenu de l’être. Quant à la sociabilité, la confiance mutuelle, elles dégénèrent en besoin de plaire et en vanités qui s’auto-entretiennent mutuellement. Enfin, l’esprit de révolte, de critique qui souvent a motivé l’engagement initial, se mue en légitimisme de circonstance.

    Ces conséquences se confortant les unes les autres, plus rien ne s’oppose à l’embourgeoisement de la caste dirigeante qui se sert de l’appareil et des postes électoraux, ministériels occupés comme d’un levier d’ascension sociale. Elevés à la dignité de notables de la classe politique, disposant de relations multiples, séduits par les milieux qu’ils côtoient, l’embourgeoisement de l’oligarchie des partis socialistes ou populaires constitue l’aboutissement du processus de sa constitution en tant qu’oligarchie, rejoignant et se fondant dans des élites des classes dirigeantes.

    L’ensemble des caractéristiques décrit n’est certes pas spécifique aux " partis parlementaristes ". Les partis extra-parlementaires connaissent d’autres déviances tout aussi néfastes, surtout du point de vue de l’absence de démocratie qui y règne, mais c’est là un autre débat. (19)

    Sommes-nous condamnés, comme voudrait nous en convaincre Robert Michels, à vivre avec la " loi d’airain " de la formation des oligarchies au sein des organisations ? La vision sociologique, pessimiste qui est la sienne demande certainement à être corrigée, sinon ce serait désespérer de l’Humanité. Avant d’en arriver là, il est utile pour se convaincre de la prégnance de l’idéologie dominante toujours à décoder, de faire référence aux théories qui justifient le rôle dominant des élites du système. Ensuite, seront abordés les moyens pratiques de résister à la constitution des castes dirigeantes ainsi que les analyses qui formalisent et fondent l’esprit de résistance qu’il convient de propager.

     

    II – Des systèmes de pensée pour justifier l’oligarchie, des moyens pour restreindre ses prétentions, des fondements pour organiser la résistance

    Les oligarchies partidaires et, plus généralement, ce qu’il est convenu d’appeler la " classe politique " ne se maintiennent qu’à la condition de pouvoir imposer un système de pensée qui les justifie comme un fait de nature incontournable, impossible à mettre en cause. Néanmoins, malgré cette chape de plomb qui pèse sur les esprits des dominés, la volonté de résistance demeure. Régulièrement sont en effet invoqués des moyens pragmatiques pour restreindre l’omnipotence de cette caste plurielle et ce, en prenant à revers les propos démocratiques diffusés pour la justifier. Plus globalement, tirant les leçons des luttes passées, des " penseurs " proposent des solutions alternatives visant à redonner " au peuple ", les moyens de son expression.

    1) Etat savant, Etat gérant et la nécessité des élites

    Le capitalisme, à l’aube du XXème siècle, se devait pour assurer sa propre pérennité mise en cause, de réguler les conflits de classe de plus en plus violents qui le caractérisaient, tout comme les crises graves qui structuraient son développement chaotique (20). Il était aussi de son intérêt de fabriquer un consensus au sein même des fractions dominantes dont les plus réactionnaires souhaitaient toujours plus de répression vis-à-vis du mouvement ouvrier et socialiste naissant. Devant les progrès et les soubresauts de " l’industrialisme ", malgré l’exploitation éhontée et la misère sociale des immigrants (USA), des paysans prolétarisés et de leurs enfants, toute une croyance bien pensante devait s’ordonner pour tenter de prouver les vertus et les bienfaits à venir … de la civilisation en marche.

    Ainsi, Auguste Comte, dans un souci de " réconciliation de la société avec elle-même " joua un rôle pionnier, même si son positivisme républicain, rationnel, restait abstrait et incantatoire. Mais, sa logique et sa perspective de développement continu du progrès par stades fut reprise par Pareto. A la différence de Comte, il prétendait partir des " faits bruts ", ne porter aucun jugement de valeur sur l’évolution de la civilisation, mais justifier un élitisme éclairé d’un point de vue expérimental. Ses préconisations ne laissaient aucun doute sur ses intentions : pour éviter les changements brutaux qui menaçaient les classes dominantes, il convenait, " pour éviter les périls " " d’inclure " les nouvelles élites plutôt que les exclure. Ainsi, en intégrant " les forces montantes ", la victoire du système était mieux assurée, le recours à la force pouvant, en effet, s’avérer à terme contre productif. Qui plus est, prétendait-il … en agissant ainsi, l’élite au pouvoir pouvait éviter sa sclérose, se régénérer et produire ainsi " une circulation des élites " bénéfique au système et au maintien des privilèges de l’aristocratie terrienne qu’il défendait tout particulièrement. Les écrits de cet économiste et sociologue d’origine italienne datant d’avant la 1ère guerre mondiale, illustrent les préoccupations d’une partie de la bourgeoisie " éclairée " de l’époque. Mais, ce fut avant et après la 2ème guerre mondiale, que furent systématisées et répandues ces " théories " d’inclusion des élites montantes qui, d’ailleurs, accompagnaient le développement du suffrage dit universel. Pour réguler les crises, surtout aprsè celle de 1929-1930, l’intervention de l’Etat dans le champ économique et social apparut inévitable : laisser faire la main invisible du marché, recourir périodiquement à l’Etat gendarme, répressif, s’avérait en effet trop dangereux. En outre, les recours au rassemblement d’un grand nombre de travailleurs dans des usines géantes, la mise en œuvre de la mécanisation et la division parcellaire du travail, permis par le taylorisme, nécessitaient un encadrement " scientifique " et technique important, des ingénieurs aux petits contremaîtres. La diffusion d’un enseignement et le développement des classes moyennes tampons entre le capital et le travail pouvait faire fonctionner sans trop de heurts le système. Ainsi, s’imposa ce qu’aux Etats-Unis on appela la " révolution managériale ", y compris dans les Etats dits socialistes, où l’on prit aussi modèle sur l’économie de guerre prussienne. Lénine vanta les mérites du taylorisme et Staline se fendit d’un opuscule, bien des années plus tard, au titre révélateur " Les cadres décident de tout ".

    Plus généralement, le recours à la science et aux techniques s’en prévalant, l’utilisation de l’Etat dans la conquête de nouveaux marchés et son interventionnisme économico-administratif induisaient la formation de couches sociales " compétentes ", d’une technocratie prétendument neutre pour faciliter la gestion d’un appareil d’Etat " savant ", de plus en plus complexe … Derrière ce rideau de fumée généré par le fordisme et le keynésianisme, le capitalisme ne changeait pas pour autant de nature. D’ailleurs, seule la pression des luttes populaires conjuguées aux effrois d’une certaine élite vis-à-vis, à la fois des espoirs suscités par le " socialisme d’Etat " et du nazisme enfanté par le capitalisme aux abois, ont pu imposer " l’Etat social " redistributeur. Derrière les politiques, les technocrates et les ingénieurs, les propriétaires des moyens de production, les actionnaires semblaient en apparence s’effacer.

    C’est donc au cours de ce qu’il est convenu d’appeler les " 30 Glorieuses " que furent diffusées, imposées les théories de l’élite comme fait de nature. Celles-ci étaient comme prédestinées à faire fonctionner la civilisation industrielle. Le système s’autojustifiant, la démocratie représentative (une fois réprimées ou marginalisées les forces anti-système) devenait un rite d’institution, un passage obligé pour obtenir à la fois le consensus des masses et mettre en concurrence les équipes susceptibles de gérer le capitalisme sans trop de soubresauts. Toutefois, pour prétendre " piloter l’Etat savant ou gestionnaire ", encore fallait-il préalablement avoir acquis les compétences requises. Les grandes écoles créées et développées à cet effet (ENA …) allaient permettre le formatage des esprits en ce sens et conférer à leurs prétendants la capacité plastique de procéder au " guidage administratif et technique de la société ". Tous les partis institutionnalisés allaient d’ailleurs coopter, pour leurs besoins, ces " dignes héritiers ". Certes, les qualités de gestionnaire ne suffisent pas à séduire les électeurs, quoique ces écoles forment aux grands oraux où l’on s’exerce à l’emploi de phrases creuses et généreuses. Néanmoins, en France, il faudra attendre la candidature de Jean Lecanuet aux présidentielles pour que soit introduit, en provenance des Etats-Unis, le marketing politique.

    On s’en doute, la justification de la domination des élites intégrées suppose des conditions favorables telles que brièvement évoquées. Mais, elle repose également sur un certain nombre d’hypothèses. Celle d’abord de la possibilité de faire valoir une certaine forme de collaboration de classes où les syndicats, les partis sont institutionnellement intégrés, où les oppositions anti-système sont marginalisées, les dominés divisés (aristocratie ouvrière, immigration, racisme …). En outre, cette pensée dominante de l’exercice du pouvoir par les plus compétents ou (pour recourir aux concepts de Bourdieu) disposant d’un capital intellectuel et d’un capital social suffisant pour justifier cette renommée, exige, pour se maintenir, qu’une certaine circulation des élites fonctionne et prouve sa pertinence (Pompidou, fils d’un instituteur …). Autrement dit, l’ascenseur social, loin d’être en panne, donne des espérances aux fils de prolétaires malgré la " reproduction ", la " distinction " de classe qu’il opère. Dans ces conditions, l’inertie des masses est requise et leur dépolitisation appelée à se déployer au fur et à mesure d’élections où tout change pour que rien ne change véritablement. L’engouement pour certains essayistes américains est à son comble. Deux exemples pour illustrer ce propos dont les écrits furent repris notamment par les élites dominantes et les intellectuels de cour (Raymond Aron). Ainsi, Galbraith dans son ouvrage sur le nouvel Etat industriel prétend que travailler chez Général Motors provoque prestige, " supplément d’âme ", " narcissisme social " parmi les ouvriers qui s’identifient à cette firme automobile et plus généralement que l’entrée de la " science dans les forces productives " donne naissance à une technocratie puissamment intégratrice. Parsons insiste, quant à lui, sur la fusion qui s’opère entre les élites économiques, administratives, politiques et militaires au sein de l’Etat, suscitant, au sein de la société, le consensus. Pour lui, la démocratie représentative est le moyen de nommer les dirigeants pour faire fonctionner le système au profit des élites…
     
     

    2) La démocratie : un mode de gestion systémique de conduite au profit des élites

    Il va sans dire que, dans ce contexte, la démocratie représentative joue contre les dominés, les véritables choix n’étant pas de leur ressort. Les élections deviennent, jusqu’à l’élection du plus petit notable, l’approbation de la compétence supposée et, de fait, un processus de ratification, une technologie sociale d’acceptation ou de remplacement de l’un par le même, à peine différent. Une telle " autogestion " du système, tant qu’elle n’entre pas en crise, a pour conséquence d’amplifier le désintérêt relatif des électeurs dont la mobilisation ponctuelle repose sur la médiatisation de leaders plus ou moins charismatiques. Ce désintérêt n’est que l’envers de l’apathie des masses qui ne se considèrent plus comme des acteurs sociaux. Face à cette léthargie, outre le marketing politique comme recours à des réflexes de vente de produits politiques, induits par la marchandisation des êtres et des choses, propre au système capitaliste, les " théoriciens " du système ont promu le recours aux recettes béhavioristes, psycholigisantes et aux modèles statistiques et informatiques.

    Dans cette acception, l’Homme n’est que l’addition de désirs et par conséquent, de satisfactions matérielles et psychologiques à assurer, notamment celles qui seraient les plus nobles, à savoir le besoin de reconnaissance et de considération. Il suffirait donc de disposer d’un pouvoir social suffisamment informé pour qu’il puisse remplir cette fonction de satisfaction, et ce, quelle qu’en soit la nature. A titre d’exemple, l’on perçoit bien la signification d’insertion manipulatrice du marketing dans l’identification des adolescents aux marques de vêtements qu’ils portent, comme autant de résidus de leur propre autonomie de pensée.

    Plus généralement, cette vision animale de l’Homme qui salive, évacue non seulement les conflits d’intérêts entre classes sociales, mais nie surtout les possibilités de liberté et d’indépendance des êtres humains. D’ailleurs, cette approche sociale, qui se prétend cybernétique, entend supprimer tout ce qui peut être de l’ordre du politique dans les choix opérés par les citoyens. La politique est réduite à un mode de gestion des conduites comportementales, y compris électorales.

    Le problème devient, dès lors, pour cette technologie sociale, celui de la bonne manipulation des désirs, l’image du candidat aux élections est d’ailleurs calculée en ce sens, celui du besoin d’identification.

    Cette démarche, qui se veut opérationnelle, recourt à la technique des sondages, construit des modèles comportementaux, use des statistiques, utilise l’informatique. Ce faisant, elle évacue dans ces préconisations tout jugement de valeur sur la nature des régimes en place (qu’ils soient fascistes, dictatoriaux ou parlementaristes n’est pas pertinent),ainsi que sur les caractéristiques sociales et programmatiques des partis. Dans ces conditions, la politique devient (ce qu’elle est pratiquement devenue aujourd’hui pour une bonne partie), un mode de calcul, d’ajustement de ce qui peut être fait par rapport aux réactions comportementales qu’elle est censée susciter. Elle est une sorte de management des attentes et des conduites de " sondés ". L’oligarchie partidaire, riche de ces éléments informationnels, n’a plus qu’à calquer ses dires et ses comportements, par rapport aux attentes des " clients-sondés ". La médiatisation de la société, la promotion spectacle des leaders les plus vendables de l’oligarchie renforcent encore le spectacle de la farce démocratiste. Dans la dernière période, toutefois, le théâtre de la démocratie représentative perd le peu de contenu de débats publics qu’elle mettait en scène… Les décisions qui relevaient des Gouvernements, des Parlements, se prennent ailleurs, dans des instances supérieures, opaques, ne possédant aucune légitimité représentative. Certes, des représentants des différents Gouvernements y siègent (OMC, FMI, Banque Mondiale, Commission européenne, OTAN) mais, ces organes sont le lieu de pouvoir, sans contrepoids, des intérêts de la finance et des transnationales, le lieu également où s’exercent sans vergogne le poids et la suprématie de l’Empire américain. Le compromis keynésien n’est plus de mise. Pour tenter de dissimuler la " dictature des marchés ", les apôtres de la mondialisation néo-libérale recourent à des notions idéologiques nouvelles pour masquer leurs motivations. Ainsi en est-il de la bonne gouvernance, de la démocratie de marché où le nombre d’actions ou l’importance du capital possédé, réintroduit le suffrage inégalitaire, censitaire. Cependant, cette dictature, bonne fille, se drape dans des atours de la bienveillance paternaliste, elle se dit prête à entendre les gémissements du Sud, les souffrances du Nord, elle ne parle que de réformes, elle reprend à son compte les formules contestables mais contestatrices de " développement durable ", d’abolition de la dette du Tiers-Monde, de lutte contre la pollution pour les vider de leur contenu, et ce, dans de grandes messes mondiales médiatisées où l’on déplore le sort du monde. Mais, ces spectacles sont également l’occasion pour les forces rebelles de se manifester. La bonne gouvernance tourne au fiasco.

    Car, demeure toujours, et avec plus d’acuité qu’auparavant, un problème récurrent, toujours évacué à la marge, mais pourtant présent, tant que le déchirement du tissu social ne menace pas cette représentation chosifiée de la société : celui de la conduite ingérable des insatisfaits, des non-manipulables, celui de l’opinion rebelle, des sous-privilégiés, de ceux qui prennent fait et cause pour eux et possèdent des arguments pragmatiques, renvoyant au nom de la démocratie, une image despotique du régime fonctionnant par et au profit des oligarchies.
     
     

    3) Des propositions pragmatiques pour résister au poids des oligarchies

    Le fossé entre représentés et représentants, entre militants et oligarques (on parle des " éléphants " au sein du parti socialiste, de la nomenklatura au sein des partis communistes) ne cessant de s’élargir et risquant, à terme, de fragiliser le pouvoir des élus les plus puissants, la mode est venue de se gargariser de certaines propositions ou inspirations qui, de fait, sont des antidotes au pouvoir sans partage de l’élite. Ainsi en est-il du non-cumul des mandats ou de l’exercice du débat, preuve a contrario, qu’il était inexistant.

    Il y a lieu, pour évoquer ces revendications de résistance au pouvoir des élites partidaires, de distinguer celles qui relèvent des modes d’organisation, de celles qui peuvent être porteuses de réelles subversions internes pour autant que les conditions soient propices.
     

    a) Les mesures organisationnelles visant à restreindre l’hégémonie de l’oligarchie

    Il y a d’abord celles qui prétendent restreindre le pouvoir des élus. Ainsi, le non-cumul des mandats, tout en facilitant, au sein de la " classe politique ", un renouvellement générationnel, gonfle son importance numérique et restreint l’émergence de personnages puissants, disposant de véritables baronnies : les présidences de différentes instances représentatives sont en effet des leviers de pouvoirs symboliques et économiques qui les rendent, le plus souvent, incontournables. Elles leur donnent d’ailleurs les moyens de constituer de véritables réseaux d’affidés qui concourent à accroître leur influence et leur prestige, et ce, indépendamment des discours qu’ils peuvent produire. Les caciques des partis sont, bien évidemment, farouchement opposés à la mise en œuvre d’une telle règle. Quand ils n’en vident pas le contenu en multipliant les exceptions à son application, ils invoquent l’efficacité de disposer de plusieurs mandats : l’expérience et la compétence accumulées seraient le garant d’une bonne gestion. Ces cumulards, un moment en difficulté (en France) ont encore de beaux jours devant eux. Malgré les velléités " jospiniennes ", ils vont pouvoir explorer les voies nouvelles que leur procurent le développement de l’intercommunalité, des Pays ainsi que les orientations expérimentales de la décentralisation " raffarinienne " dans laquelle les Régions joueront un rôle prépondérant. D’ailleurs, le pouvoir des députés et sénateurs, au delà des avantages symboliques et matériels qu’il procure, semble voué à un déclin certain …

    D’autres mesures, parties intégrantes de l’éveil démocratique des peuples, ne sont pas en odeur de sainteté : les droits d’interpellation, de contrôle des élus sur ce qu’ils font, sur ce qu’ils votent … ne sont guère invoqués. Quant au droit de révocation par des assemblées populaires (tout comme le mandat impératif), il semble avoir été oublié quand il n’est pas sujet à bannissement : ses potentialités subversives effraient la caste politique. D’ailleurs, alors même que les conditions d’une mobilisation populaire suffisantes ne sont pas réunies, il ne provoque chez les oligarques que regards amusés vis-à-vis d’une mesure qu’elle renvoie à sa prétendue inapplicabilité.

    D’autres réformes internes à l’organisation partidaire seraient susceptibles de desserrer l’étau de l’appareil et de diminuer le poids des élites. Les statuts des partis fourmillent d’articles anti-démocratiques qui réduisent à néant le plus souvent, le pouvoir des assemblées dites souveraines. S’y intéresser, en démonter les mécanismes, n’est jamais anodin et provoque, souvent, la foudre des apparatchiks. Ainsi en est-il de la préconisation de mesures permettant aux minorités de s’exprimer, d’agir, de contester le bien fondé de décisions prises au sommet ou la légitimité d’autorités supérieures cooptées. De même, prôner la permutation des tâches et des responsabilités et leur contrôle peut avoir des effets déstabilisants au sein des appareils bureaucratiques. Plus fondamentalement, dans les organisations où la hiérarchie et le poids des élus sont prépondérants, où la fonction des caciques de l’appareil est de veiller au grain en verrouillant toute initiative, prôner l’autonomie et la responsabilité des sections locales, assumer leur enracinement populaire, développer en réseaux informels des contacts et des initiatives avec d’autres sections, agissant de même, c’est peut-être la voie royale pour accroître le pouvoir de la base, mais, c’est aussi prendre le risque de voir brandir tous les anathèmes de l’hérésie par les grands prêtres de l’appareil. C’est d’ailleurs un sillon difficile à creuser dans une organisation à vocation électoraliste qui, par nature, ne fonde pas son développement sur les possibilités d’intervention directe des acteurs sociaux.

    Il n’empêche, ces mesures qui tendent à instaurer de l’initiative à la base, tout comme celles qui prétendent désigner démocratiquement les présidents, secrétaires et les candidats à l’élection, impliquent déjà l’obtention préalable des conditions d’un débat démocratique au sein des instances pour le moins locales.
     

    b) le débat démocratique sur les orientations, l’appréciation de la réalité, sur les idées

    Se donner comme raison d’être de pouvoir peser sur le cours des évènements, s’en donner individuellement et collectivement les moyens pour transformer la réalité, c’est en apprécier les configurations. Autrement dit, se définir une telle mission (hors ou au sein des partis, d’ailleurs) suppose l’accumulation de lectures différentes de l’Histoire et de la société qui sont autant de moyens de cultiver l’esprit critique, par rapport à la pensée dominante, de s’affranchir de stéréotypes qui bloquent la réflexion et les occasions d’en débattre. Dans ces conditions, les idées, les orientations du parti ne vont plus de soi, pour autant que la force vivifiante de la discussion, introduite par effraction dans ces organisations, si souvent sclérosées, fasse circuler les paroles et les écrits. Cette manière de cultiver collectivement l’esprit critique de résistance à l’air du temps ne peut guère s’accommoder avec des pratiques de servitudes involontaires, d’assujettissement à des rhétoriques convenues ou à des sentences creuses, qui ne valent que par la sacralisation inconsciente de ceux qui les prononcent. Cultiver à leur égard le scepticisme de la réflexion, la mise en débat de la pertinence des actions menées, des prestations des apparatchiks, sape le piédestal sur lequel parade l’oligarchie sûre d’elle-même et de son savoir.

    Plus généralement, de telles pratiques, pour autant qu’elles soient durables, favorisent l’épanouissement individuel, l’assurance des plus humbles, la créativité du plus grand nombre, et fait émerger une nouvelle militance, de nouveaux leaders aguerris à la controverse. Reste que cette voie est difficile à emprunter dans des organisations partidaires, intégrées dans le système, vouées exclusivement à la reproduction de ses élites et valorisant, pour ce faire, son oligarchie et ses chefs de file.
     
     

    3) Des fondements philosophiques et politiques pour saper le pouvoir des oligarchies
     

    Il y a toujours matière à réflexion ; tout système génère ses dissidents, notamment parmi les intellectuels. Mais, contrairement à ce que l’on est porté à penser, peu nombreux sont ceux sur lesquels l’esprit critique peut s’appuyer. La fonction des intellectuels, que produit le système, est programmée.

    Paradoxalement, elle est d’autant plus efficace que le lien avec la classe dirigeante est organique et non mécanique. Plus les intellectuels semblent posséder une marge d’autonomie dans le champ culturel, pour préconiser, en fin de compte, des améliorations adaptées ou des " déplorations " de convenance dans d’autres champs (politique, social, économique), plus ils apparaissent crédibles et sont, à cet effet, médiatisés au moment opportun, celui du " bloc historique " en constitution. Il y a donc une lutte entre les intellectuels traditionnels, passés de mode, issus d’une conjoncture dépassée ou en voie de dépassement, et les intellectuels organiques, qui justifient, célèbrent ou s’accommodent des temps présent et à venir. Ceux que nous avons évoqués, resitués dans leur période historique, en font partie. Et puis, minoritaires, quoique écrasant par la force de leur pensée, mais souvent marginalisés, folklorisés ou méconnus pour ce qu’ils écrivent, il y a les intellectuels en rupture, ceux qui prennent plus ou moins résolument parti pour les classes dominées. Par rapport à notre problématique de la nécessité incontournable ou non des oligarchies, c’est ceux là qui nous intéressent. Ils sont d’ailleurs devenus de grandes figures, que le système n’a de cesse de reléguer dans les sphères des spécialistes de la gnose, ou s’il ne peut y parvenir, il tente, par la récupération académique, de faire sombrer leurs propos les plus subversifs dans la fosse des déraisons déraisonnables. C’est quelques-unes de ces figures que nous allons évoquer, afin qu’elles nous montrent la contingence des oligarchies.

    Sartre prônait le primat de la praxis individuelle, comme fondement de la liberté. Cette activité pratique dans le monde, il la concevait, pour chaque individu, prétendant l’exercer, comme arrachement à sa propre condition : l’existence sociale de chaque être se définissant comme rapport aux autres, dans un système caractérisé par l’exploitation et la domination. Pour lui, et pour reprendre ses termes, l’individu ne peut se préserver qu’en se renouvelant, il est la possibilité de sa propre impossibilité. L’indignation, la révolte, n’en font pas un être libre, ni sa lutte pour le bien-être contre la rareté, pour obtenir plus qu’il ne possède. La liberté s’accomplit lorsque l’on s’arrache à la " pratico-inerte ", à notre destin social, lorsque l’individu se saisit, avec d’autres, du sens de l’Humanité et participe aux combats, pour s’affirmer en tant que tel, pour que les classes opprimées se libèrent de leurs chaînes et (ou) repoussent les dangers qui les menacent. Liberté individuelle et libération sociale sont dialectiquement unies. C’est la raison pour laquelle il oppose les " groupes sériels " aux " groupes en fusion ". Dans les premiers, sont rassemblés des séries d’individus, en attente (de l’autobus, du chef, …) ; ils entretiennent entre eux des rapports de solitude ; leur collection, leur coalition se définissent par rapport à quelque "chose " extérieur à eux. Ils sont un objet sans projet. Dans les seconds, chaque praxis individuelle est un élément constitutif d’une praxis commune, porteuse d’un projet, et chaque individu se fait violence contre la facilité de la " pratico-inerte ", de la vie vide de sens.  Ce qui menace de tels groupes est toujours externe à eux-mêmes, c’est l’apparition d’un tiers dirigeant, régulateur, qui entend institutionnaliser le groupe, le faire rentrer dans le rang, celui de la sérialité. Car, l’autorité qui prétend à la souveraineté sur les groupes possède les moyens légitimes de la coercition. Malgré ce risque, Sartre prétend, contre toutes les prétentions oligarchiques, que c’est " dans le rapport pratique primordial des individus entre eux, que s’instaure la possibilité du devenir dramatique de l’Humanité ".

    Pour Cornélius Castoriadis, l’Histoire est une activité ouverte et contingente, rien, a priori, n’est inscrit dans une nécessité historique, et le pire est toujours possible. L’à venir de la possible libération humaine appartient aux masses en mouvement, créatrices de nouvelles formes sociales, de nouveaux rapport sociaux, et, de citer les Etats Généraux, les Soviets, les coordinations, Lip …). Mais, elles ne peuvent transformer le monde qu’en se transformant elles-mêmes. Pour lui, le projet véritablement révolutionnaire, radical, ne peut se concrétiser que dans l’activité réelle et autonome des Hommes. Sans nier le potentiel subversif des idées émises en faveur d’une libération de l’Humanité, il prétend qu’exiger que le projet révolutionnaire soit fondé sur une théorie complète, c’est, de fait, assimiler la politique à une technique dont des oligarques, en mal de contrôle et de domination, s’empareront pour normaliser l’anormalité de l’effervescence créatrice, pour substituer l’inertie au mouvement. Face au poids de " l’institué ", le mouvement des masses est porteur d’autocréation de formes sociales nouvelles, " instituantes ". Aucune nécessité d’aucun ordre ne nous condamne à subir la répétition de la société instituée, l’ensemble des actes des Hommes s’inscrit dans la matérialité sociale, comme inertie et comme mouvement, il leur appartient de promouvoir un imaginaire social radical.

    Pour Rudolf Bahro, dissident de l’Allemagne de l’Est (encore sous la férule d’un régime de parti unique despotique), le pouvoir est d’autant plus dangereux qu’il apparaît comme l’expression de la prétendue volonté populaire. S’institue, dès lors, une " nouvelle caste scientifico-politique ", une structure quasi théocratique, où règnent les détenteurs du pouvoir, du savoir et de la police. Ces officiers du capitalisme d’Etat sont tout puissants parce qu’ils disposent d’une bureaucratie omnipotente dans toutes les pores de la société. C’est cette pyramide bureaucratique, permettant le règne sans partage de quelques oligarques, qu’il faut supprimer pour y substituer des associations différenciées, régies par le principe de la constante permutation des tâches. Pour éviter le retour des bureaucrates, il convient notamment, de mettre les informations à la portée de tous, de favoriser toutes les formes d’associations, visant à la prise en main autonome, par les citoyens eux-mêmes, de tous les secteurs de la réalité sociale. Mais, sans angélisme, la plus grande vigilance s’impose. Il ne faut pas sous-estimer les tendances à l’inertie, que la bureaucratie favorise, et au cynisme dont elle sait faire preuve, lorsque les menaces se précisent. Quant aux associations, lorsqu’elles sont instituées, officialisées, elles pratiquent souvent, par inertie, une  collusion  involontaire avec le pouvoir, l’opposition à sa majesté. Car, pour le dire à la manière d’Antonio Negri,  " les pouvoirs n’admettent que les nouveautés qu’ils ont longuement programmées, ce n’est pas de révoltes dont ils ont besoin, mais d’obéissance ", " de dressage des corps et des paroles, de quadrillage de l’existence ".

    D’ailleurs, le pouvoir n’est pas une propriété que l’on peut disséquer abstraitement ; comme le prétend Michel Foucault, c’est une stratégie faite de dispositions, de manœuvres, de tactiques, de techniques et de modes de fonctionnement, qui dressent, marquent, obligent à des cérémonies et des rituels de reconnaissance. Il n’existe qu’en instaurant une connivence entre les aspects pseudo-scientifiques du savoir qu’il prétend détenir et l’aspect technologique de la réglementation qu’il impose, comme consensus incorporé dans les êtres qu’il subordonne. La domination d’une minorité bureaucratique sur la majorité n’est pas une donnée initiale, mais terminale, car le pouvoir vient d’en bas, de l’inertie des masses et il s’autoreproduit sur la base des inégalités.

    Pour Claude Lefort, le pouvoir fascine, ensorcelle.

    Le culte du chef repose sur la couardise des sujets, leur complicité consciente-inconsciente, leur esprit de renoncement et leur accoutumance, qui rend impensable l’insoumission. Les pontifes porteurs du sens de l’Etat et du Parti imposent à la masse d’aimer sa dépendance ; des rituels de révérence sont institués à cet égard ; pour les récalcitrants, des places sont proposées pour les faire rentrer dans le giron, pour les protéger moyennant leur soumission. Quant aux mal-pensants, ils sont pourchassés pour hérésie ; des anathèmes leur sont lancés, comme autant de flèches diffamantes (archaïsme, gauchisme, anti-modernité, jalousie, irresponsabilité …). Pour lui, la démocratie vivante, c’est la division qui unit, elle est toujours rupture avec la légalité établie, c’est la mise hors jeu d’un centre de référence unique, la création d’espaces autonomes qui se recouvrent et se contestent les uns les autres, sans perdre leurs capacités d’indépendance. La démocratie est elle-même lorsqu’elle est sauvage, initiatrice, intempestive, elle n’est ni une procédure, ni une compilation d’opinions statistisées, elle est ouverture à des pratiques nouvelles qui font Histoire, elle s’oppose à la répétition du même, exploite toutes les ressources de la liberté et de la créativité. Quant aux droits reconnus, ils doivent permettre, lorsque l’on s’en saisit véritablement, de définir la légitimité des relations entre individus, de parler, d’écrire, d’imprimer, de conserver et de transmettre. C’est ainsi que peut se découvrir une dimension transversale des rapports sociaux, dimension qui contredit l’ordre vertical et hiérarchique.

     
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    Au terme de ce parcours, il apparaît que les partis ne sont pas consubstantiels à l’exercice de la démocratie. Ils ne sont qu’une forme historique adaptée à un certain stade du développement du capitalisme qui en a permis l’exercice, pour conforter son système.

    Dans les régimes à parti unique, il n’en est certes pas de même, puisque le minimum de façade démocratique disparaît derrière les lustres des grandes messes pontificales, encensant le Duce qui incarne le peuple et l’appareil d’Etat.

    En tout état de cause, les partis, tels qu’ils fonctionnent, portent en eux-mêmes, par la structure pyramidale et hiérarchique qui les régit, les frasques de la servitude volontaire dont elles recouvrent ses adhérents : l’oligarchie peut y faire son nid en toute tranquillité, d’autant que la soumission n’est, le plus souvent, qu’un " ajustement pratique spontané et socialement conditionné dont les mécanismes sont hors de la conscience immédiate "(21). S’arracher à " l’approbation spontanée des dires d’autrui, conserver son esprit critique éveillé, éviter les postures de dépendance et de convenance " demande un effort, parfois du courage, celui de se mettre en péril.

    Le contrôle démocratique est très certainement comme le dit Noam Chomsky, au cœur de toute entreprise de libération humaine mais d’ajouter que pour ce faire, il faut " stimuler, renforcer, conforter toutes les  énergies individuelles et sociales " ; celles-ci ne sauraient être confinées à la pratique rituelle de votes périodiques de représentants. Pour contraindre les partis à se transformer ou à imploser, il y a certes, dans la conjoncture présente, toute une dialectique entre mouvements et partis à instaurer. Reste que c’est dans les associations libres de travailleurs et de citoyens, que se niche le laboratoire de l’avenir.

    Débattre de cette question, aujourd’hui, n’est pas anodin. Les forces institutionnelles de la Gauche plurielle, autour des " éléphants " du PS, tentent de reconquérir une certaine virginité morale et sociale pour repartir à l’assaut de postes électoraux. Cette lutte pour les places, pour une opposition légitimiste, vis-à-vis de la mondialisation, ne peut que procurer de nouvelles illusions désastreuses : la production d’une nouvelle alternance sans alternative, et qui se fourvoiera encore plus dans les affres du social-libéralisme. Seule l’extrême droite populiste peut y trouver son compte.

    De même, les velléités précipitées de débats entre, d’une part, la mouvance sociale et politique de la " Gauche de la Gauche " et, d’autre part, des caciques des partis, trouveront très vite leurs limites dans des débouchés électoraux sans principes.

    Les différents collectifs, associations, ainsi que les sections syndicales, ont besoin préalablement de gagner la bataille de leur enracinement social, de montrer leurs capacités de mobilisation autonome, locales comme nationales, afin de faire bouger les lignes du rapport des forces et reconstruire l’espoir dans une véritable alternative à la mondialisation capitaliste.

    Enfin, pour pouvoir débattre, argumenter, convaincre, face aux " spécialistes " de la politique politicienne, il faut pouvoir disposer à travers tout le pays, d’un réseau de leaders reconnus par les collectifs, qui en auront permis l’émergence.

    L’angle de réflexion proposé (la production d’oligarchies dans les partis) suggère une prise de distance avec la réalité des partis de Gauche réellement existante. Il reste marqué par son approche sociologique qui en traduit ses limites. La composition sociologique des partis, leurs références historiques et idéologiques, leurs propositions et leurs programmes, ainsi que les pratiques concrètes et les comportements qu’ils induisent, devraient également être pris en compte.
     

    Gérard Deneux

      
    (1) c’est un point de vue que j’ai déjà développé, reposant sur les ouvrages de Castoriadis, Jacques Rancière
    (2) on fait ici abstraction des formes particulières de démocraties grecque et romaine
    (3) des formes de dictature militaire sont un des moyens de recours pour le capitalisme naissant de s’affirmer
    (4) " L’ère des Empires – 1875-1914 " Eric J. Hobsbawn – éd. Hachette Pluriel. Les citations qui suivent son tirées du chapitre IV " Du bon usage de la démocratie " p. 116 à 129
    (5) " Les partis politiques " Robert Michels – éd. Champs - Flammarion
    (6) le message aux classes dirigeantes de l’époque est sans ambiguïté (cité par Hobsbawn)
    (7) " Les partis politiques " p. 212-213
    (8) sur l’impact des modes de financement, voir plus loin
    (9)  lire à ce sujet " la nuit des prolétaires " de Jacques Rancière
    (10) article de Pierre Bourdieu dans  Actes et recherches en science sociales – " Votes " n° 140 de décembre 2001
    (11) lire Serge Halimi " Quand la Gauche essayait " Seuil Arléa
    (12) c ’est nous qui rajoutons pour la compréhension
    (13) ils auraient un droit inaliénable à être en tête de manifestation comme l’ont montré a contrario les incidents récents avec Guigou et Vaillant
    (14) c’est surtout vrai dans le parti dit " socialiste " et de plus en plus dans le PC
    (15) cette " tendance " s’illustre bien dans le PS : on est bien en mal de distinction pour cerner les différences entre Straus-Kahn, Fabius, Aubry, Hollande
    (16) mais que dire du groupe parlementaire sous le gouvernement Jospin, constitué de chevènementistes et de radicaux !
    (17) la tentative récente de Robert Hue de persuader le parti radical de présenter un candidat au 1er tour pour qu’il puisse au 2ème ratisser plus large, après désistement de la " potiche " est un exemple ( !) que l’on peut méditer.
    (18) sauf avis contraire, les citations sont tirées du livre de Robert Michels, déjà cité
    (19) voir les textes (et les références) parus sous le titre " URSS d’hier, Russie d’aujourd’hui " et qui, regroupés, enrichis, feront l’objet d’un numéro (à paraître) de la revue " Intervention "
    (20) lire à ce sujet la très instructive et très passionnante " Histoire populaire des Etats-Unis (de 1492 à nos jours) " d’Howard Zinn – éd. Agone
    (21) Alain Accardo " De notre servitude involontaire " éditions Agone
     

     

     

    Bibliographie
     

    Pour poursuivre le débat, quelques livres qui ont inspiré la présentation du thème :