La politique est un marché
Intervention de Brahim Mahi le 20 novembre 2002

Les propos qui suivent sont volontairement provocateurs à l’extrême, inspirés par le livre de Jacques Généreux " Droite-Gauche-Droite " ; ils décrivent le marché politique, ses clients, ses risques, ou comment se vendre pour réussir en politique.

Tout comme les entrepreneurs recherchent le maximum de profits monétaires, les hommes politiques visent le maximum de profit politique, c’est-à-dire la plus grande part de marché dans l’opinion publique ou dans les différents pouvoirs à exercer. Ils utilisent, à cet effet, les sondages afin de drainer le maximum de voix pour parvenir à une investiture.

C’est cet ensemble d’objectifs purement " politiciens " qui constituent la finalité essentielle de l’action politique. Ainsi, bien-être collectif, justice, croissance ne sont poursuivis que dans la mesure où ils contribuent à la maximisation des profits politiques.

Quelle que soit leur motivation, les hommes politiques sont contraints de se comporter comme si la conquête du pouvoir constituait leur préoccupation majeure. Les individus les plus attirés par le pouvoir se spécialisent dans l’action politique, tandis que les plus altruistes s’orientent vers l’humanitaire : Mère Térésa est à Calcutta pas au Palais Bourbon.

Si la politique se gère comme des un marché ; pour autant, le citoyen-consommateur n’est pas garanti du produit qu’il aura choisi.

Le citoyen demande des résultats mais on lui vend des moyens. De surcroît, habituellement, l’électeur ne peut exprimer sa demande pour un produit (action) particulier. Les produits politiques sont des produits joints : ils sont vendus par paquets, sous la forme d’un programme ; l’électeur ne peut recomposer, à sa guise, son panier de mesures. Il doit choisir un lot en bloc ou le rejeter. Enfin, dans une démocratie participative, l’électeur ne se prononce pas directement sur des programmes de gouvernement : il désigne les hommes auxquels il souhaite confier le pouvoir.

Quand un consommateur veut une tomate, il demande une tomate et obtient une tomate ! En revanche, quand un citoyen veut du travail pour tous, on lui offre de choisir entre Dupond et Durand. Le fait d’exprimer sa préférence pour Dupond ne garantit en rien que ce dernier aura le pouvoir. Et le fait que Dupont gagne les élections ne garantit pas qu’il appliquera son programme. Si, enfin, Dupont applique son programme, cela n’assure pas automatiquement un travail pour tous.

Avant de choisir, le citoyen peut-il s’informer sur le produit ?

L’objectif des leaders politiques n’est pas d’informer sérieusement et objectivement le public, il est de retenir son attention et de le persuader. C’est pourquoi le débat politique porte rarement sur les vrais problèmes mais plutôt sur les aspects les plus simples, les plus généraux, les plus visibles, les plus symboliques, bref, tout ce qui est susceptible de capter facilement l’attention de l’opinion et d’emporter son adhésion, surtout ce qui frappe l’esprit en même temps qu’il l’aveugle. Un orateur politique fera plus facilement appel à la sensibilité qu’à la raison. En matière d’immigration, par exemple, il sera plus convaincant s’il réveille le sentiment nationaliste des uns et le fantasme de fraternité universel des autres, plutôt que s’il analyse scientifiquement toutes les données du problème. Le discours politique est devenu un lieu de la propagande pour la persuasion, pas celui de l’information pour le débat.

Comment peut-on voter au royaume des aveugles ?

A quoi servirait-il de retenir trop en détail des expériences politiques passées, dans un monde changeant où les remèdes autrefois efficaces ne sont plus forcément pertinents aujourd’hui ? A l’égard des politiques, l’ignorance n’est pas seule rationnelle, l’amnésie aussi.

L’on peut penser que la lente diffusion des informations et la répétition des expériences enrichissent peu à peu la connaissance que le citoyen a du monde, inscrit dans le long mouvement de l’Histoire, et de la société dans laquelle il vit, ce qui peut lui permettre de choisir. Mais c’est oublier que la politique choisit le court terme et s’adapte chaque fois que surgit un problème nouveau ; il faut bien l’admettre : la démocratie est le royaume des aveugles. On vote aveugle ou on s’abstient. Cela coûte si peu, et ça fait tellement plaisir de dire ce que l’on pense. On suit simplement le modèle familial, on vote comme papa ou le contraire par désir d’émancipation. On suit le modèle du groupe social auquel on veut s’identifier et par lequel on veut être reconnu : on vote à Droite parce que l’on est patron, on vote communiste parce que l’on est ouvrier, on vote à Gauche parce que l’on est jeune …

On se réfère à l’étiquette politique du candidat. On manifeste plus une obédience idéologique que l’adhésion à un programme précis. On vote pour untel parce qu’il est communiste, socialo, nationaliste ou libéral ou démocrate chrétien. L’étiquette idéologique d’un candidat rend au consommateur politique le même genre de service que la marque et son label pour les autres produits : elle constitue un condensé d’informations qui, à chaque acte de consommation (à chaque vote), dispense d’une enquête supplémentaire sur les caractéristiques réelles du produit.

Mais, les partisans, les indécis et les abstentionnistes ?

Les partisans existent à Droite comme à Gauche, et ne changent pas d’avis. Ce n’est donc pas eux qui déterminent les changements politiques, mais les indécis et les abstentionnistes. Ceux-là font et défont les majorités. Les transformations les plus radicales se trouvent donc, ainsi, décidées par la population la moins informée et par l’opinion la moins arrêtée quant à la pertinence des nouvelles politiques. Gageons que les hommes politiques vont porter une attention toute particulière à la demande de cette population versatile. Une attention parfois plus nette que celle réservée à leurs partisans les plus fidèles. Car l’offre des produits politiques est bien évidemment conditionnée par l’état de la demande politique. Nous entrons ainsi dans le fonctionnement du marché politique.

L’entreprise politique face à son marché

Si les programmes de Gouvernement sont destinés à un marché politique, ils ne sont pas d’abord établis en fonction de leur efficacité pour la collectivité, mais selon leur rentabilité politique, c’est-à-dire leur capacité à développer la part des leaders et de leur parti sur le marché politique. Comme au marché, ce n’est ni l’offre ni la demande qui déterminent le choix, mais l’interaction entre les deux.

La première tâche stratégique de la firme politique consiste donc à identifier clairement son marché, repérer là où les créneaux sont les plus porteurs, ceux qui lui permettront de maximiser les voix des électeurs ou le nombre d’élus. L’entreprise politique ne peut viser tous les électeurs en même temps parce qu’ils constituent une population hétérogène aux attentes variées : elle doit donc choisir sa cible commerciale, ses clients privilégiés.

Pour un parti, les seules chances d’étendre rapidement son marché reposent sur sa capacité à capter les voix des clients potentiels. Si l’on veut constituer un parti de gouvernement, il faut pouvoir capter sa clientèle potentielle en sus de ses partisans et militants. Il faut poser des accords de compromis avec des partis voisins et s’écarter ainsi un peu plus de son créneau idéologique initial.

Mai, les partis qui, à force de vouloir contenter tout le monde, offrent des programmes trop neutres, risquent des pertes importantes au profit de ceux qui adaptent un discours aux différents micro-marchés, constitués par chaque composante politiquement significative de la population. Le succès repose souvent sur la capacité à convaincre les indécis et les abstentionnistes, susceptibles de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. En ce cas, les programmes politiques ne doivent pas être conçus pour satisfaire en priorité les partisans : après tout, à moins de s’abstenir, ces derniers n’auront pas d’autre choix que de soutenir leur parti. Il est nécessaire de concéder des compromis par rapport aux positions idéologiques initiales : une démocratie ne se gouverne pas aux extrêmes.

Comment plaire à tout le monde sans décevoir  ?

Les entreprises jouent sur la publicité, le design, l’emballage. Les politiques choisissent les mêmes concepts. Il est possible de donner l’impression qu’on est vraiment de Gauche tout en pratiquant des politiques de Droite et réciproquement. Au moment du vote, l’électeur ne soutient pas un homme ou un programme parce qu’il sait ce qu’il contient, mais parce qu’il en a l’impression. C’est juste une question d’emballage des produits politiques. Pour convaincre ses militants ou partisans, les politiques restent fidèles à la ligne idéologique qu’ils soutiennent. Il suffit à court terme de marteler des slogans et d’entreprendre quelques actions largement médiatisées, sans conséquences réelles, mais hautement symboliques sur le plan idéologique.

On peut momentanément ne pas vraiment faire ce que l’on dit, et ne pas vraiment dire ce que l’on fait, mais pas tout le temps. Avec le temps, les partisans et les militants, avec le secours éventuel de la presse, risquent de percer à jour les manipulations qui perdurent.

Telles sont les embûches de la démocratie et du si difficile accès au pouvoir !

N’allez surtout pas imaginer que je refuserais l’existence des partis politiques, non, je souhaiterais seulement, comme un certain nombre de jeunes, que l’on s’étonne de voir rejeter les institutions, renvoyer à ceux qui ont corrompu le concept noble de démocratie, leur propre image qu’ils ne réussissent plus à dissimuler. Bien entendu, je crois en la force et la conviction des militants d’hier, d’aujourd’hui et ceux de demain, qui permettront de lutter pour un monde plus juste et plus égalitaire.

Brahim Mahi