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Etat policier ou dérive policière de l’Etat post-fordiste

Contribution de Gérard Deneux

L’approche de ce que fut le régime de Vichy doit nous aider, non pas à procéder à des amalgames et à des raccourcis forcément douteux avec la situation qui est la nôtre, mais plutôt à penser les différences avant de pointer ce qui serait de l’ordre des similitudes.

Le régime enfanté par l’occupation étrangère se " devait ", structurellement, de développer une collaboration de plus en plus active avec les nazis, sous peine de disparaître. Son autonomie relative était à ce prix. C’est ce qui explique, parmi d’autres facteurs, qu’au fur et à mesure de l’évolution de la 2ème guerre mondiale, de la montée de la Résistance en France, ce régime sera amené à renforcer son appareil de répression, de dictature policière, pour jouer le rôle de supplétif du nazisme, y compris dans les rafles antisémites, afin d’alimenter les fours crématoires de la " solution finale ".

Il n’empêche, comme l’a montré Annie Pavy, Vichy est d’abord un régime corporatiste, raciste, et de collaboration avec l’occupant. Il serait toutefois intéressant de pouvoir creuser ses origines idéologiques (Maurras…) et la nature de l’alliance qui, dans l’Etat, sous l’égide de la Droite extrême de nationalistes déchus parce que vaincus, fait coexister des forces aussi disparates que la technocratie envahissante, toute une partie du patronat qui veut tirer partie de la collaboration avec l’Allemagne et une Gauche extrême, qui, après avoir abandonné toutes références à la lutte des classes, s’est ralliée aux thèses fascistes (1). Il aurait lieu de s’interroger sur la relative réussite, dans les années 40-42, de ce régime, à s’enraciner dans les milieux populaires (chantiers de jeunesse, milices, références à la famille, à la terre paysanne), ainsi que sur les raisons de l’engouement réel pour les thèses racistes (" la France aux Français "). Des éléments d’explication peuvent, certes, être trouvés dans la démoralisation des couches populaires après la défaite, dans l’aide et la caution actives que la hiérarchie catholique (en particulier sa frange la plus traditionaliste, la plus hostile à la République) apporta au régime de Pétain. Mais ces éléments de compréhension seraient insuffisants, si l’on n’y ajoutait pas, pour le moins, les propres errements d’une Gauche colonialiste et raciste, et, au demeurant plus couarde que socialiste (guerre d’Espagne, esprit munichois, absence de volonté de s’attaquer au grand patronat, soumission du Parti communiste à la géopolitique de Moscou…).

Tracer ces pistes, c’est déjà prendre de la distance avec une période qui n’est pas la nôtre. Toutefois, ce rappel historique n’est pas anodin. Outre l’éducation populaire qu’il entend promouvoir, il met le doigt sur la possibilité, toujours actuelle, de vassalisation des " élites républicaines ". Le 10 juillet 1940, les députés, par une écrasante majorité donnèrent tous les pouvoirs au Maréchal Pétain. Ils signèrent l’arrêt de mort de la République. S’il y a une similitude inquiétante à relever avec les temps présents, c’est bien celle-là, cette possible soumission aux forces étrangères, aujourd’hui le capital transnational et l’Empire américain. Mais, ni le texte (les références idéologiques), ni le contexte ne sont les mêmes.

La période que nous vivons est caractérisée, au plan économique, par la suprématie du capital financier transnational et, dans le registre géopolitique, par la tendance de l’hyperpuissance américaine à vouloir se transformer en Empire. Les forces débridées du marché ne peuvent, à elles seules, assurer la " fin de l’Histoire ", la domination du modèle anglo-saxon de démocratie libérale de marché. Cette croyance répandue, médiatisée, assénée, après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes se réclamant du socialisme, a très vite trouvé ses propres limites. Le capitalisme post-fordiste n’est pas à l’abri de crises profondes qui ont fait émerger de nouvelles forces de contestation du système. De Seattle à Porto Alegre, des voix de plus en plus nombreuses s’unissent contre la " marchandisation du monde " et ses conséquences, elles affirment qu’un autre monde est possible, que celui que nous connaissons n’est pas la fin de l’Histoire. En outre, dans sa confrontation avec les pays du Sud, en particulier ceux qui possèdent des ressources énergétiques les plus importantes, l’hyperpuissance américaine se heurte à des modes de vie, des cultures, des civilisations extrêmement rétives à la culture marchandisée, de pacotille que l’on voudrait leur imposer. Du point de vue conjoncturel, des évènements ont accéléré le revirement de la politique nord-américaine : la montée de l’islamisme terroriste, l’attentat du 11 septembre, mais aussi la persistance de régimes nationalistes qui refusent de faire allégeance (Irak, Iran, Venezuela). L’Empire, fort de son complexe militaro-industriel qu’il ne cesse de renforcer, compte mettre au pas les récalcitrants de tous bords. Il prône désormais la " guerre sans limites ", se prépare à une guerre des civilisations " pour imposer son modèle. Son interventionnisme unilatéral est de plus en plus brutal et cynique. Il ne veut plus s’encombrer d’alliés, il ne veut que des vassaux. Mais les jeux ne sont pas faits !

Il n’empêche, les directives ultra-libérales de l’OMC n’ont pas changé : la déconstruction des Etats-Providence doit se poursuivre, malgré les résistances qu’elle rencontre. Dans ce contexte, l’Etat-Nation doit également s’adapter à la nouvelle donne (2). L’internationalisation croissante des marchés, la prépondérance des firmes transnationales, incitent aux abandons de souveraineté, à la constitution de système d’Etats extrêmement fluides, qui, pour l’essentiel, devraient se résumer à des zones de libre échange (UE, ALENA, …). Dans ce cadre, l’on assiste au démembrement des compétences de l’Etat au profit des Régions, des bassins d’emploi, des pays. Désormais, l’Etat sous-traite ses prérogatives aux pouvoirs locaux, afin de faciliter la pénétration du capital et au besoin de sa délocalisation. Il en résultera une inégalité de développement des territoires qui, confrontés à des crises sociales, en porteront la responsabilité. L’Etat post-fordiste qui se met en place de manière chaotique, et au coup par coup, rencontre deux types de difficultés. S’assurer le concours des classes moyennes fragilisées et empêcher l’émergence d’un mouvement social.

La campagne présidentielle axée, à Droite comme à Gauche, sur l’insécurité n’avait qu’une fonction. En effet, toutes les forces institutionnelles en présence, ou peu s’en faut, ne poursuivaient qu’un seul et même objectif : rafler la mise au Centre, jouer sur la peur qui gagne les couches moyennes

La politique néo-libérale a, de fait, généralisé l’insécurité sociale, appauvri les couches populaires, fragilisé les classes moyennes, ghettoisé les quartiers dits " difficiles ", favorisé le racisme, tenté de dresser les salariés les uns contre les autres (public-privé). Dans un tel contexte, la misère est réapparue, s’est étendue ; des pays du Sud et de l’Est appauvris, connaissant des " soubresauts dramatiques ", sont venues des populations qui, en émigrant, tentent de survivre.

La marge de manœuvre des Partis de Gouvernement est donc étroite : faute de pouvoir et de vouloir proposer une politique économique indépendante des forces du marché transnational, une politique de l’emploi en faveur des salariés, une défense des services publics, toutes prérogatives dont ils se sont délestés au profit de l’Union Européenne et de l’OMC, Droite et Gauche plurielle n’avaient plus que la " trique " à brandir. Comme l’a montré Paule Graouer, la Gauche social-libérale avait largement préparé, labouré le terrain aux lois liberticides de Sarkozy. Mais, ne nous y trompons pas, les normes constitutionnelles, la relative indépendance de la Justice n’ont pas été mises en cause. L’Etat UMP n’est pas un Etat policier. La dérive policière qu’il connaît vise à la fois, à rassurer les classes moyennes qui se sentent menacées par cette " plèbe  sans foi ni loi "  dont on grossit, à force de médiatisation l’importance réelle, et dans le même temps, à agiter l’épouvantail de la délinquance juvénile, à se servir de boucs émissaires commodes qui incommodent les " braves " bourgeois (prostituées, gens du voyage, mendiants …). La Droite se durcit pour garder un capital électoral que le Front National a tenté de lui ravir. Reste que cette démarche de shérif démago et populiste, que Sarko adopte, a de quoi inquiéter surtout lorsqu’il tente, par son discours guerrier, de rallier les couches populaires (état d’urgence dans les cages d’escaliers, protection des biens et des personnes) sur la base d’arguments de protection des populations. Cette dérive policière de la politique de la Droite, c’est le côté pile, le côté face, c’est la politique ultra-libérale de démantèlement des acquis sociaux et des services publics.

Il n’en demeure pas moins que tout l’arsenal législatif qui vient d’être voté, pourra servir à d’autres fins que celles annoncées. La restriction des libertés individuelles, l’extension du fichage, l’invitation à la délation, pourront être invoquées pour criminaliser les mouvements sociaux. Mais là, les choses ne sont pas si simples qu’il n’y paraît. L’action collective est moins maîtrisable que les actes individuels. D’autant, qu’au fil du temps, il va devenir de plus en plus difficile, pour les appareils syndicaux, toujours intégrés dans les instances étatiques, de s’y mouvoir comme si le compromis fordiste et keynésien était toujours à l’œuvre. D’autant que, désormais, dans l’opposition la Gauche de Gouvernement adopte, pour tenter de se redonner une assise populaire, une rhétorique antimondialisation de défense de services publics

… Bien sûr, il est difficile de regonfler un pneu crevé, même avec quelques rustines. Mais là, n’est pas l’essentiel. L’enjeu, c’est à la fois l’émergence d’un mouvement social autonome et la montée d’une mobilisation qui, sur la longue durée, devra être en capacité de s’opposer aux diktats de l’Empire américain.

Gérard Deneux

 

Notes :

(1) voir la dérive de Jacques Doriot, membre du comité central en 1934, qui, contre la ligne sectaire, préconisait avant l’heure, la lutte antifasciste avec les socialistes, puis, quittant ce parti, dérivera à l’extrême pour fonder un parti fasciste et collaborationniste.

Pour approfondir cette question des dérives possibles, lire " Les nouvelles passerelles de l’extrême Droite " Thierry Maricourt-ed. Syllepse

(2) lire à ce sujet " Le crépuscule des Etats-Nations " Alain Bihr – ed. Page deux


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