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Le revenu garanti

Intervention d’Annie Griffon, lors de la réunion-débat du 19 mars 2003

 

Introduction

Si le droit au travail est inscrit dans notre Constitution, le mot " travail " n’est pas dans la devise de la République française : " Liberté, Egalité, Fraternité ", sauf sous le régime de Vichy qui avait pour devise : " Travail, Famille, Patrie ".

L’oisiveté est souvent considérée comme dangereuse pour l’ordre social et les morales religieuses la condamnent sévèrement. Max Weber, dans " L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme " affirme que le verset de Saint Paul " Qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus " vaut pour chacun et sans restriction.

Cependant, le travail nuisible, c’est-à-dire contraire à l’intérêt général, qui, au nom du profit à court terme de quelques-uns, endommage gravement l’environnement et compromet la vie des générations futures, représente un danger beaucoup plus important que l’oisiveté pour notre société humaine.

Le principe du capitalisme, c’est la valeur ajoutée du travail qui enrichit celui qui possède les moyens de production. Celui qui ne possède rien vend sa force de travail. En ne considérant plus la finalité du travail, mais ses conséquences au niveau du travailleur, il est des emplois beaucoup plus enrichissants que d’autres, au niveau personnel. Le film de Pierre Carles " Danger travail " (2002) illustre cela admirablement. Un travail abrutissant, rapportant des revenus qui permettent à peine de survivre, est comparable à de l’esclavage : la seule différence, c’est la soi disant liberté du travailleur de quitter son travail en rompant le contrat avec son employeur. Or, cette liberté ne peut être effective que s’il a la possibilité d’avoir un revenu minimum garanti sans travailler.

Cependant, droit au travail et droit au revenu sont deux combats qu’il faut mener de front. On peut distinguer trois positions vis-à-vis du travail : une neutralité postulée, un rejet symbolique ou une promotion.

Il existe plusieurs types de revenus garantis :

- le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) pour les plus démunis, qui sont amenés à s’intégrer,

- l’Impôt Négatif (IN) qui est un aménagement du taux d’imposition, pour inciter au travail,

- le Revenu Emancipation qui ne répond pas nécessairement à un impératif économique de régulation.

Un revenu peut être versé sans contrepartie aux plus démunis, il s’agit du revenu inconditionnel, ou bien à l’ensemble de la population, on l’appelle alors revenu universel.

Les arguments contre l’établissement d’un revenu garanti existent à Gauche et à Droite, et il y a aussi des défenseurs d’un revenu garanti dans les deux camps, si bien qu’il n’est pas toujours simple de s’y retrouver. Des nuances apparemment infimes dissimulent de grandes divergences de vue.

Après un bref historique de la question du revenu garanti, j’essaierai de développer les arguments contre son instauration, venant des libéraux et de la Droite conservatrice, puis venant des socialistes, au sens large. J’exposerai ensuite les arguments en faveur de l’établissement de ce revenu dans la famille libérale, puis chez les socialistes et utopistes.

 

1 – Historique

Au Moyen Age, l’aide aux plus démunis relève de l’assistance caritative. Dès la fin du XVIème siècle, l’assistance commence à correspondre à un droit. Délivrés de l’arbitraire de l’Eglise, les pauvres se trouvent enfermés dans un système où les aides sont réservées aux " bons pauvres ".

An 1796, Thomas Paine, quaker anglais, élabore une réforme agraire et propose un revenu garanti à tous, hommes et femmes sans présomption d’inactivité, financé par un impôt progressif sur la fortune et par la suppression des aides militaires, ainsi que par une taxe sur le charbon. Des aides sont prévues pour tout enfant né, tout couple nouvellement marié, et pour le financement des obsèques. Il prévoit dans le même temps des aides en direction des travailleurs : pour les nouveaux arrivants, un travail de trois mois minimum est proposé, avec logement et repas quotidiens. Cela nous donne à réfléchir quand on pense au sort réservé aujourd’hui en France aux immigrés, ainsi qu’au fait divers d’un homme obligé de creuser la tombe de sa femme, parce que trop pauvre pour payer une inhumation. Chez Thomas Paine, sans doute impressionné par l’exécution de Babeuf en 1797, le plan agraire reste modéré.

A partir de la Révolution française, les plus pauvres dépendent de l’Etat, mais il existe une assistance communale. A la fin du XIXème siècle, les premiers plans de bienfaisance communaux en Europe imposent aux bénéficiaires un travail contraint. Plus tard, la tradition républicaine limite l’assistance par l’obligation au travail. Cependant, certaines communes européennes, traditionnellement engagées dans l’aide aux démunis, versent des aides inconditionnelles : Nuremberg, Strasbourg, Norwich, Lyon, en relais ou en complément avec les paroisses qui proposent des aumônes.

La tradition libérale se convertit peu à peu à l’idée d’un revenu versé sans contrepartie, mais très bas. La législation anglaise subit des revirements et des hésitations entre assistance discriminante et punitive, et assistance libérale et incitative.

Quant à la tradition utopiste, elle conçoit pour chacun des membres de la société un revenu identique, avec une participation aux travaux collectifs.

En 1905, le député socialiste Alexandre Mirmand défendait une allocation financière inconditionnelle, présentée comme un aménagement du droit au secours défini en 1789, au nom de l’universalisme républicain.

De nos jours, la massification du chômage a fait apparaître de nouvelles perspectives.

De 1960 à 1975, des rapports d’experts sur l’exclusion sociale, les inégalités de revenus, le quart monde, se succèdent. En 1962, le libéral Milton Friedman est l’auteur d’une première formule d’impôt négatif, dont l’objectif est d’amortir les fluctuations de l’impôt, en proposant une aide aux plus démunis dans un pays dépourvu de sécurité sociale, les Etats-Unis. Dans le même temps, des économistes, conduits par James Tobin, proposent de lutter contre la pauvreté en substituant aux aides classiques une allocation dégressive garantie.

En 1974, l’indemnisation du chômage est fixée à 90 % du dernier salaire, en France. Lionel Stoleru, ministre de Valéry Giscard d’Estaing, publie " Vaincre la pauvreté dans les pays riches " et René Lenoir " Les exclus ". Le premier propose de fixer un seuil monétaire, considérant la misère comme une absence de ressources, le second une procédure de réintégration sociale, considérant la misère comme une inadaptation, et propose de réduire l’écart des salaires. En 1975, les deux pistes de l’impôt négatif et du revenu minimum sont abandonnées, par crainte d’effets pervers, et des allocations spécifiques sont créées : l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) et l’Allocation Parent Isolé (API).  

En France, pays pourtant très centralisé, il n’existe pas de système unifié de revenu garanti. A Besançon, en 1975, les licenciés de l’usine Lip obtiennent une garantie de ressources sans contrepartie. Des revenus garantis existent à Nantes, mais réservés aux familles avec enfants, à Charleville-Mézières, une aide spécifique est allouée aux célibataires. L’association ATD Quart Monde expérimente une allocation aux familles avec enfants d’un montant de 95 % du salaire minimum sans aucune obligation en retour.

En 1981, le Syndicat des Chômeurs, avec Maurice Pagat, ancien métallurgiste, demande des indemnités égales à deux tiers du salaire minimum, occupe des locaux, organise des grèves de la faim, dénonce les actions caritatives et crée la Maison des Chômeurs à Paris.

En 1985, les TUC, travaux d’utilité collective, offrent un revenu minimum (2000 F soit 305 ¬) avec une contrepartie de la part du bénéficiaire.

En 1987, le conseil économique et social propose un revenu garanti, en contrepartie de la signature d’un contrat de projet d’insertion. 600 000 personnes en France ne disposent alors d’aucune ressource, et 700 000 chômeurs arrivent en fin de droits. 200 000 sont sans logement et un million sans couverture maladie.

En 1986, le syndicat des chômeurs se scinde entre la Fédération Nationale des Chômeurs (FNC) et le Mouvement National des Chômeurs et des Précaires (MNCP).

La revendication d’un salaire social conduit à la pratique de l’auto réduction et de la gratuité. L’auto réduction consiste à diminuer collectivement ses factures d’électricité. D’autres actions consistent à des appels à la fauche dans les supermarchés, ou à des sorties précipitées des restaurants au moment de l’addition. Ces combats ne visent plus le maintien de l’emploi ou l’augmentation des salaires, mais la satisfaction des besoins, dans la lignée des philosophes marxistes critiques Antonio Negri et Mario Tronti. Ces mobilisations et contestations ne sont pas entendues par la classe politique. Les travaux d’expertise menés par la revue " Cash " n’ont jamais été cités par le Gouvernement.

En 1988 est adoptée une allocation d’insertion, le RMI, sous le ministère de Claude Evin, en s’appuyant sur les propositions de Bellorgey. La question du lien entre revenu et démarche d’insertion n’est pas clairement tranchée. Garanti trois mois sans condition, il peut être suspendu au-delà, en l’absence d’engagement du bénéficiaire pour se réinsérer. Des associations de chômeurs demandent un revenu garanti sans obligation d’insertion.

Les années 90 verront l’émergence d’organisations de chômeurs en lutte pour la revalorisation des minima sociaux. Les rapports gouvernementaux prônent l’instauration d’un impôt négatif, au lieu d’une revalorisation salariale. Des associations de chômeurs proposent un revenu non suspensif, c’est-à-dire garanti.

En 1992, le RMI est soumis à une évaluation. Le bilan constate son inadaptation, et trouve inacceptable le contrôle social qui l’accompagne. La mobilisation des chômeurs retrouve des forces. Dans le même temps, des intellectuels élaborent des théories au niveau européen. A défaut d’être débattue par nos représentants politiques, la question du revenu minimum est discutée dans des cénacles d’économistes et de philosophes les plus divers : Pierre Bergé, Jean-Marc Ferry, Michel Aglietta, Guy Sorman, Dominique Meda.

En juin 1993, un vaste appel vise à regrouper tous ceux qui luttent contre le chômage et la précarité, mené notamment par AC !, qui politise la mobilisation, avec une critique idéologique du travail précaire. Les marches contre le chômage et la précarité revendiquent la réduction du temps de travail, et les idées de revenu garanti se diffusent. Le Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal (CARGO) est créé avec Laurent Guilloteau, suite au mouvement contre le projet de Contrat d’Insertion Professionnelle (CIP) jeune. Le DAL (Droit au Logement) occupe la rue du Dragon à Paris, et des droits y sont solennellement proclamés : droit au travail et au logement, égalité des droits en faveur des étrangers, prestation sociale automatique et revenu minimum inconditionnel.

En 1995, le MAUSS –Mouvement anti-utilitariste dans les Sciences Sociales- lance un appel européen, soutenu par Jean-Baptiste Foucauld, proche de Rocard. Quant à la revue Esprit(1), elle garde le silence. Parmi les signataires de l’appel, certains ont soutenu ensuite le plan Juppé, d’autres au contraire ont signé l’appel lancé par Bourdieu.

Les études de Yoland Bresson, Jacques Robin et René Passet montrent que l’essor technologique permet de libérer l’Homme de tâches aliénantes et de garantir un revenu pour tous. Une association européenne, baptisée " BIEN ", reprend l’œuvre du libéral John Rawls, et se déclare " de Gauche ", comparativement au Collectif belge " Charles Fourrier ".

En 1997, un collectif " Nous sommes la Gauche ", composé d’intellectuels d’associations des " Sans " signe un texte intitulé : " Pourquoi nous insistons " et lance un appel, après la manifestation du Parti Communiste Français pour l’emploi. Il est à noter que lors de cette manifestation, les slogans " Un revenu ? Pour tous ! Un logement ? Pour tous ! Des papiers ? Pour tous ! " ont été très largement scandés. La mobilisation se fait non pas en faveur d’une allocation universelle, mais autour d’un revenu inconditionnel, destiné à ceux dont les ressources sont jugées insuffisantes.

Durant l’hiver 97-98, les chômeurs revendiquent une augmentation significative des minima sociaux. La critique du travail précaire n’est pas partagée par tous les chômeurs. Pour certains chômeurs, anciens ouvriers syndiqués, le travail reste valorisé, associé à la sociabilité. Mais, plusieurs organisations s’attaquent à l’hégémonie caritative et syndicale, avec le slogan : " Un emploi, c’est un droit, un revenu, c’est un dû ! ".

Des intellectuels défendent l’idée d’un revenu de base inconditionnel : André Gorz, René Passet, Ignacio Ramonet, qui proposent d’ " établir un revenu de base inconditionnel pour tous, octroyé à tout individu dès sa naissance, sans aucune condition de statut familial ou professionnel ", le financement étant assuré par une taxe sur les transactions financières. Les jeunes Verts, écolos alternatifs et solidaires " Chiche ! " militent pour un revenu d’autonomie pour tous. Une alliance est proposée entre les chercheurs et les chômeurs et précaires.

Début 2001, la prime pour l’emploi se révèle un mécanisme très proche de celui de l’impôt négatif des libéraux des années 70. C’est une mesure compensatoire en direction des personnes à faibles ressources, dans le cadre d’une diminution des prélèvements obligatoires, mais elle ne répond pas aux situations de précarité les plus flagrantes.

Roger Godinot proposait l’Allocation Compensatrice de Revenu (ACR), dans une Commission pour rationaliser les aides sociales et les adapter à une transformation du marché du travail. Les préoccupations y sont uniquement économiques, visant à l’efficacité du système en place. Plus social, le revenu de citoyenneté, proposé par Alain Caillé, ne suscite pas le même intérêt de la part des Gouvernants. Les syndicalistes sont opposés à l’ACR, premier pas vers le démantèlement de la sécurité sociale et des institutions paritaires, le PS reste divisé, le PC et les Verts sont critiques et prônent un relèvement des minima sociaux et du salaire minimum.

La nature utilitariste de l’allocation compensatrice de revenu et la faiblesse du montant proposé la rendent très contestable, même pour les partisans d’un revenu garanti.

Enfin, le Plan d’Aide au Retour à l’Emploi (PARE), nouvelle convention proposée par le patronat, conditionne les indemnisations à des contreparties pour les bénéficiaires, malgré des assouplissements obtenus grâce aux mobilisations.

 

 

2 – Contre l’instauration d’un revenu garanti

 

2.1 – A Droite

Selon une certaine idéologie conservatrice, emploi et insertion constituent une obligation incontournable, le travail est une nécessité et la performance individuelle, un modèle. Il faut faire la distinction entre les pauvres volontaires, oisifs, et les pauvres involontaires, vieillards, invalides, aliénés ; la seconde catégorie peut être secourue (et encore …) ; quant aux individus de la première catégorie, ils doivent se soumettre. D’où la création de maisons de force où sont effectués, sous la contrainte, des travaux d’intérêt collectif puis d’intérêt privé par la suite. Le travail est un instrument de maintien de l’ordre public. La fameuse " trappe à l’inactivité " est brandie comme une menace, il faut à tout prix éviter le risque de découragement au travail. La misère est entretenue par la charité.

L’Etat Providence est fortement critiqué, les allocations sont considérées comme contre productives et sont accusées de créer de l’inflation et d’entraver la croissance. En 1987, mis à part quelques libéraux, l’ensemble de la Droite était opposée au projet de Michel Rocard. En 1988, la Droite trouve que la loi instaurant le RMI n’impose pas suffisamment de contreparties, et dénonce l’effet pervers d’une société d’assistance : " Dans notre pays, ce n’est pas le revenu qui est un droit, c’est le travail. Rien ne serait plus grave que de laisser se développer l’idée folle selon laquelle il serait possible en France d’être payé à ne rien faire. Au revenu minimum doit être indissociablement liée une activité minimum. La solidarité, c’est donnant-donnant " explique le député de droit (RPR) Jacques Godfrain, qui assimile le RMI à un contrat de droit privé. Et Jacques Toubon renchérit : " Le revenu qui peut assurer la subsistance ne risque-t-il pas de créer d’une part une désincitation au travail et d’autre part une forme de démobilisation ? ". Si même la garantie de subsistance représente un danger pour la société, les pauvres n’ont plus qu’à mourir de faim ! Le libéral Philippe Van Parijs déclare qu’ " il est répugnant de payer quelqu’un à ne rien faire ". Selon lui, cela n’est pas " légitime ". Se réfère-t-il à une loi divine ?

 

2.2 – A Gauche

La plupart des utopistes envisagent un revenu identique pour tous, mais avec une participation aux travaux de la collectivité. Il existe de mauvais pauvres qui ne doivent pas être aidés ; on ne doit pas encourager des individus égoïstes et paresseux. Jean Jaurès propose l’assistance salariale, avec cotisation obligatoire plutôt qu’une assistance financière inconditionnelle défendue par Alexandre Mirmand. Les " sans emploi " qui ne peuvent cotiser recevront des subsides, mais devront faire la preuve de leur indigence et fournir un travail d’intérêt général en compensation. Le danger d’un revenu inconditionnel réside dans l’affaiblissement de la société salariale. Le travail crée le lien social, et le salariat apporte un statut protecteur, qui est la matrice de base de la société actuelle.

L’impôt négatif est notamment fortement critiqué à Gauche. Les salaires risquent d’être tirés par le bas, et la protection sociale peu à peu effritée, par la remise en cause de la distribution horizontale des revenus, des actifs aux retraités. La réduction de l’écart des salaires est la priorité. Le financement massif d’équipements collectifs est préférable à l’instauration d’un revenu inconditionnel, les priorités demeurant la formation, l’éducation, le logement et l’emploi. En 1987, Michel Rocard déclare : " Le minimum social n’irait pas sans condition. Une contrepartie doit être exigée sous forme de participation à une formation ou à la réalisation de tâches d’intérêt collectives ". Une société solidaire et généreuse pourrait entrer en contradiction avec la politique du plein emploi.

Il ne faut pas faire triompher une logique libérale désincarnée, dans une société duale reposant sur l’assistance pour les pauvres d’une part, et l’assurance privée pour les riches d’autre part. L’instauration d’un revenu d’existence accroîtrait la coupure entre la population économiquement intégrée au sein du marché, et une frange marginalisée, enfermée dans une assistance.

Pour Dominique Meda, personnellement en désaccord avec le concept de " fin du travail ", le travail fixe les règles de l’échange et de la sociabilité. elle ne souhaite donc pas la délivrance du travail par l’instauration d’un revenu garanti, mais la libération dans le travail, à travers l’amélioration de ses conditions.

Enfin, pour les penseurs de Gauche non favorables au revenu d’existence, il faut en premier lieu réduire le temps de travail, et l’établissement d’une bonne Réduction du Temps de Travail n’est pas plus difficile à réaliser que celui d’un revenu garanti.

 

3 – Pour l’instauration d’un revenu garanti

3.1 – A Droite

Pour la tradition libérale, un revenu sans contrepartie doit être calculé au plus juste, afin d’ " encourager " les plus démunis à travailler ; il serait plus juste de dire : afin de les forcer à travailler. Dans le projet d’impôt négatif de Milton Friedman est incluse la suppression du salaire minimum et de toutes les autres formes de protection sociale : allocation familiale, minimum vieillesse, indemnisation chômage. La protection sociale est remplacée par un simple filet de sécurité peu coûteux, sans incidence sur le bon fonctionnement du libre échange. Ce mécanisme a été expérimenté par Johnson, Nixon aux Etats-Unis.

Cela revient à ce que l’Etat paie une partie du salaire, qui n’est donc pas soumise à la cotisation patronale. L’impôt négatif, qui déconnecte le revenu du travail, entraîne le plus grand nombre vers le secteur économique, et corrige les dysfonctionnements du marché et les imperfections du système. C’est un scénario de riposte à la pauvreté, qui permet l’incitation au travail à un moindre coût, favorise la flexibilité, et qui va jusqu’à la suppression du salaire minimum, d’où son extrême dangerosité. L’extension du chômage et de la pauvreté devient ainsi socialement acceptable. La crainte d’un probable désintéressement au travail entraîne la proposition d’un revenu minimum très bas, d’un montant inférieur au minimum vital.

Pour les libéraux, l’instauration d’un revenu minimum est conséquentaliste ; c’est un moyen en vue de rechercher l’efficacité économique, en remettant en cause le salariat, forme historique du travail.

 

3.2 – A Gauche

 

En 1905, Alexandre Mirmand propose une assistance financière inconditionnelle, en étendant le secours aux indigents valides. Il amende le texte de loi en remplaçant " indigent " par "ayant-droit " et l’expression " ont réclamé l’assistance " par " ont fait valoir leur droit ", etc. Ces nouvelles formulations, adoptées au Parlement, seront supprimées par les Sénateurs.

Depuis 25 ans, les organisations de chômeurs clament : " Un emploi, c’est un droit, un revenu, c’est un dû ! ", revendiquant pour tous, chômeurs, précaires, étudiants, un revenu minimum. Dans l’accord Verts-PS des législatives de 1997, figurait la phrase " un revenu minimum pour les 18-25 ans ".

Des universitaires, sociologues, économistes ont lancé un appel en faveur d’un revenu de citoyenneté, c’est-à-dire un revenu versé mensuellement de la naissance à la mort à tous les résidents d’un pays sans exiger de contrepartie, ou simplement à ceux dont les revenus sont insuffisants. Le revenu garanti permet à chacun de se libérer de la contrainte salariale et de construire son autonomie. Il s’agit de mettre en pratique " à chacun selon ses besoins ", comme le prône l’utopie communiste (sans pour autant remettre en cause la propriété privée).

Les projets de revenu garanti ne visent pas forcément au démantèlement de l’Etat social. Le travail peut être considéré comme central, activité nécessaire du salariat, mesuré à l’aulne des statuts protecteurs qu’il engendre plutôt qu’à ses formes d’aliénation.

La conception d’un revenu universel est différente de celle d’un impôt négatif. " La charité consacre les inégalités, la solidarité vise à les réduire " déclare Michel Rocard en 1983. Le véritable droit au revenu est double : droit au revenu et à l’insertion. Une trop grande conditionnalité risque d’accélérer l’exploitation des plus démunis. La Gauche est divisée sur le degré de la contrepartie demandée au bénéficiaire d’un revenu minimum. Le RMI est-il un droit ou peut-il être suspendu ?

Garantir un revenu, c’est défendre un droit, pour répondre avec dignité et justesse aux situations de précarité. Le versement doit être par conséquent irrévocable. Il s’agit d’éroder les inégalités sans délaisser la citoyenneté. C’est la quête obstinée du droit contre l’aléatoire de la charité. Alain Caillé, partisan d’un revenu inconditionnel, critique le contrôle social lié à la distribution d’un revenu, et souhaite qu’il soit cumulable avec un revenu d’activité. Des gens de Gauche, du pôle de la radicalité, proposent un revenu garanti proche du SMIC, financé grâce à la taxation des capitaux.

L’instauration d’un revenu garanti n’est pas conséquentaliste, comme le pensent les libéraux, mais déontologique : le critère de son instauration est la " fin ", c’est-à-dire la justice sociale et la citoyenneté pour tous. Les post-marxistes s’appuient sur la distinction de Marx entre liberté formelle et liberté réelle : " la liberté ne se réduit pas à la simple protection de soi contre les entraves d’autrui, suivant une conception éprouvée, mais à la capacité, notamment matérielle, d’exercer ensemble ces droits " : chacun aspire à une citoyenneté véritable et à dépasser un salariat précaire et aliénant.

Certains travailleurs sociaux préfèrent la notion de droit à l’insertion plutôt que celle de contrepartie. " Moi, je n’ai pas envie de contraindre les gens à être présents deux heures par jour quelque part parce qu’ils touchent mille francs par mois " déclare un travailleur social. Des associations intermédiaires qualifiées pour fournir des contrats de travail à des chômeurs de longue durée, choisissent de rompre avec les objectifs traditionnels afin de réguler les revenus des demandeurs d’emploi, grâce à des placements épisodiques, par exemple, la Maison des Chômeurs à La Rochelle en 1988.

Pourquoi le salaire exige-t-il encore une peine, alors que chaque année nous sommes collectivement plus riches ? Nous ne sommes plus dans le monde de la rareté, dans lequel d’éventuels parasites auraient pu mettre en danger la vie des autres. Quand il est librement choisi, le travail peut être vécu comme un plaisir, mais quand il est imposé, il peut être vécu comme une torture. Le travail peut être considéré comme une aliénation dont il faut se libérer, le moyen étant un revenu d’émancipation, alternative à la seule régulation du marché. L’entrée dans une nouvelle ère post-fordiste amène à une déconnection entre le revenu et le travail.

Le revenu garanti permet de se libérer du travail aliénant et précaire, ainsi que de l’aide sociale modeste et humiliante. Une nouvelle citoyenneté devient possible, la communauté politique peut être réinventée. Dans un contexte de croissance du chômage et de multiplication des licenciements collectifs, il s’agit, selon Toffler et Gorz, de dépasser grâce au bouleversement technologique les impératifs économiques et marchands. La croissance économique n’est plus nécessairement créatrice d’emploi ; il y a une crise durable et structurelle du travail, d’où la proposition de reverser une partie de la richesse produite. Selon André Gorz, le travail est devenu extérieur à l’individu, dont la seule motivation est l’appât du gain. " L’ouvrier assiste et se prête au travail qui se fait, il ne le fait plus ".

Le droit au revenu offre à chacun la possibilité de ne pas se soumettre à une activité salariée et de pouvoir ainsi mener des activités désintéressées, dites autonomes. Le désir de multi-activité est un besoin existentiel de tout Homme. L’indépendance économique est en quelque sorte le prolongement de l’autonomie morale, politique et culturelle. Le travail cesse alors d’être la principale source d’identité, les valeurs humaines n’étant plus dominées par les valeurs économiques. L’objectif du revenu minimum garanti n’est pas le retour au travail, mais le développement massif d’autres tâches : participation politique, vie associative, entraide, bénévolat.

 

Conclusion

Les dispositifs adoptés jusqu’alors, RMI, et surtout prime pour l’emploi ou impôt négatif, représentent davantage la négation même de l’esprit de la proposition de revenu garanti que le début de son instauration.

Comment s’y reconnaître dans les différentes propositions d’instauration de revenu garanti ? Certains discours sont apparemment convergents, mais seulement apparemment. Il faut éviter les pièges et notamment refuser le " TINA " de Margaret Thatcher " There is no alternative ". Selon cette théorie, les bouleversements technologiques amènent nécessairement l’accroissement de l’inégalité et de l’exclusion, l’accompagnement préconisé étant l’instauration d’un maigre filet de sécurité.

On peut au contraire considérer que c’est l’ordre capitaliste qui étouffe les potentialités des transformations technologiques.

Il y a trois critères pour s’y retrouver dans les propositions de revenu garanti : le but de son instauration, son montant et sa conditionnalité. L’un des critères et de connaître les motivations de ceux qui le défendent : le but est-il une société juste et de changer radicalement la répartition des richesses, ou une réponse efficace à la transformation économique ? S’agit-il de construire un autre monde socialement juste, ou de procéder à des adaptations pour aménager la société capitaliste ? Par exemple, dans le premier cas, le salaire minium est maintenu, dans le second cas, il vise à être supprimé.

Autre critère : le montant. Pour être réellement porteur d’émancipation sociale, le revenu minimum doit être d’un niveau décent, c’est-à-dire au moins supérieur à 610 ¬ (4000 F). Ce montant significatif doit être versé en permanence.

Le troisième critère est celui de la conditionnalité. Des indemnités conditionnées, comme l’institue le PARE, renforcent le contrôle social des plus pauvres pour supprimer les fameuses " trappes à l’inactivité " et organisent le retour au travail, en démantelant la solidarité sociale. " Le travail doit être aboli comme moyen de gagner sa vie (au risque de la perdre), et valorisé comme source d’épanouissement personnel " disent les écolos belges. Le PARE fait exactement l’inverse : la socialisation par le travail obligatoire. Cette mise au travail forcé transforme le phénomène de chômage de masse en phénomène de pauvreté de masse, de travailleurs pauvres. Le revenu garanti doit être inconditionnel et permanent. La revendication d’un revenu garanti diffère radicalement d’un ersatz auxiliaire de régulation de l’économie libérale, élaboré par de solides réseaux dans la haute fonction publique. Nous risquerions d’aboutir à une société duale, dans laquelle des assurances réservées, capitalisation individuelle pour les plus riches, côtoieraient un contrôle social et une assistance fiscalisée pour les plus pauvres.

Aujourd’hui, les intellectuels et chercheurs qui proposent un véritable revenu garanti, d’un montant suffisant et inconditionnel, restent isolés, et le mouvement social faible. Afin de ne pas être confisquée et détournée par des administrateurs statisticiens à la recherche de l’efficacité du système d’économie capitaliste, il est important que cette revendication soit portée par un réel mouvement social. D’où la nécessité de donner les outils de réflexion aux victimes du système, chômeurs et précaires.

Les progrès scientifiques et techniques permettent-ils que des personnes vivent encore dans l’extrême pauvreté, et que, bien au chaud dans nos pantoufles, au nom d’un idéal soi disant de Gauche de plein emploi, nous refusions de mettre en œuvre une utopie concrète, celle de l’autonomie, du travail choisi et du temps libéré ?

" Le but final de la nouvelle pratique sociale a été formulé : l’abolition du travail, l’utilisation d’une socialisation des moyens de production pour le développement libre de tous les individus – le reste est la tâche de l’activité de l’Homme à proprement parler " Marcuse Reason and Revolution (1941)

" S’il retrouvait l’ascendant comme principe de civilisation, l’impulsion du jeu transformerait la réalité. La Nature – le monde objectif – ne serait plus appréhendée comme dominant l’Homme (comme dans la société primitive), ni comme dominée par l’Homme (comme dans la société établie) mais comme objet de " contemplation ". L’expérience esthétique arrêterait la productivité violente et exploitative qui a fait de l’Homme un instrument de travail. Au-delà du besoin et de l’anxiété, l’activité humaine deviendrait jeu et spectacle – la libre manifestation de son potentiel " Eros and Civilisation (1955)

 

Annie Griffon

 

Notes :

(1) revue humaniste (fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, avec, à l’origine, des penseurs chrétiens progressistes), a pris fait et cause pour la 2ème Gauche sociale-libérale avec Pierre Rosanvallon, qui s’est opposé au mouvement de décembre 1995.

 

 

 

Bibliographie

  • " Le revenu d’existence ou la métamorphose de l’être vivant " Yoland Bresson – édition l’Esprit frappeur – août 2000
  • " Garantir le revenu garanti " Laurent Geffroy – Recherches – édition la Découverte-MAUSS- mars 2002
  • " Avenue du plein emploi " Attac – Thomas Courtrot et Michel Husson – édition Mille et une nuits
  • " Ecologie, Travail, Revenu " Ecorev’, revue critique d’écologie politique – n°7 - hiver 2001
  • " Misère du présent, richesses du possible " André Gorz – édition

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