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Domination controversée des Etats-Unis dans la région du Golfe (1953-1989)

La facture sanglante pour les peuples

Contribution de Gérard Deneux

 

L’agression contre l’Irak, l’occupation de ce pays et la prétention américaine, avec ses alliés de circonstances, d’y instaurer sa propre version de la démocratie, ont parfois fait perdre de vue que cette politique de domination de la région du Golfe persique est une longue histoire de " coups tordus ", de manipulations et d’exportation d’un terrorisme d’Etat extrêmement dangereux pour la Paix du Monde.

Si la conjoncture et les motifs qui ont poussé les néo-conservateurs américains à se lancer directement dans une guerre contre un pays souverain, sans mandat de l’ONU et contre les opinions publiques, sont largement connus, leurs menées agressives et leurs prétentions à dominer cette partie du monde, avant la 2ème guerre du Golfe, le sont moins.

En fait, tout commence après la 2ème guerre mondiale. Elle devait se conclure par un partage du monde entre les deux superpuissances que les nationalismes et mouvements de libération nationale vont perturber. Après les accords de Yalta, l’Iran, Israël, l’Arabie Saoudite, piliers stratégiques de l’hégémonie américaine dans la région, et pour quelques temps encore, l’Irak sous domination anglaise, devaient assurer aux puissances occidentales la main mise sur ces riches régions aux " inépuisables réserves " énergétiques. Or, l’échiquier géostratégique n’a cessé d’être bouleversé à la fois par les aspirations des peuples et les volontés des dirigeants des pays dominés et de jouer un rôle régional qui leur fut fatal. Ce fut le cas de Khomeyni et de Saddam Hussein qui devaient jouer le rôle de marionnettes qu’on leur avait assigné, mais qui prétendirent échapper à leurs maître.

Pour l’impérialisme américain, un chah docile est acceptable, sinon il convient de le noyer dans le sang iranien. Face aux prétentions nationalistes du peuple irakien et à sa volonté d’indépendance, tout doit être tenté pour faire retomber ce pays dans l’escarcelle etatsunienne. Et, si le régime de Khomeyni devient un " pantin hystérique " qui échappe à toute maîtrise, c’est une guerre contre l’Iran qu’il faut sous-traiter jusqu’à épuisement du bras armé irakien contre ce pays, car la chair à canons des peuples d’Orient n’a bien évidemment aucune valeur au regard de la vente des armes de destruction massive … C’est cette histoire, apparemment complexe, que nous voulons évoquer, sous l’angle de l’interventionnisme occidental et, en premier lieu, des Etats-Unis.

 

1 - Noyer son chah dans le sang iranien

 

En 1953, l’administration américaine, par CIA interposée, renversait le Gouvernement Mossadegh en Iran. Sa politique nationaliste, son rapprochement vis-à-vis de l’URSS étaient jugés contraires aux intérêts américains. Toute une campagne de dénigrement et de déstabilisation fut menée contre cet " homme immoral ". Norman Schwarzkopf (dont le fils devait s’illustrer bien des années plus tard). Instructeur de l’armée iranienne, parvint à organiser de fausses manifestations communistes avec force figurants payés par la CIA. Leurré, le parti Toudeh s’y rallia, provoquant troubles et contre manifestations religieuses qui se terminèrent par la répression de l’armée. 300 personnes furent tuées, Mossadegh démissionna et le chah put s’installer sur son trône.

Pour les USA, l’Iran devait jouer le rôle de gendarme de la région avec Israël, pour contenir le communisme, étouffer les aspirations sociales et nationales. Cette fonction de contrôle et de défense du Golfe persique, de base avancée américaine, le chah l’a remplie jusque dans les années 70. Mais, à l’occasion de la guerre du Kippour, de la réaction de l’OPEP, il manifesta des velléités d’indépendance. Doté dès 1974, avec l’accord de la France et des USA, de centrales atomiques, assuré par Kissinger en 1976 que les USA allaient lui fournir des réacteurs, fort de l’entrée dans le capital d’Eurodif, pour un montant de 1 milliard de dollars, il pensait que l’Iran, puissance nucléaire, allait pouvoir jouer seul dans la cour des grands. Il manifesta donc sa volonté de leadership au sein de l’OPEP et prétendit faire grimper les prix : " Il est anormal, aberrant, en vérité, que le pétrole soit meilleur marché que l’eau d’Evian ". C’en était trop, le chah avait franchi la ligne jaune. C’était l’homme à abattre, d’autant qu’arrogant vis-à-vis de ses maîtres, il prétendait " nous serons la 5ème puissance militaire du monde dans 5 ou 6 ans. "

Mais, en Iran, à l’époque, les Américains sont chez eux : ils fournissent les armes, encadrent l’armée au moyen de 11 000 militaires US et d’un nombre considérable de civils ; leurs services secrets ont formé et noyauté la police politique iranienne, la terrible Savak. Ils résolurent donc de se débarrasser du chah au moyen d’une " révolution " qu’ils pensaient pouvoir contrôler. Pour les basses besognes, ils eurent recours à la France de Valéry Giscard d’Estaing.

Ainsi, dès 1976, s’amorça une intense campagne idéologique au nom de la démocratie et des droits de l’Homme. Cette déstabilisation, mise en œuvre par les médias occidentaux et les relais iraniens sur place, s’en prit à la corruption de la famille royale, et dénonça les exactions de la Savak. En 1977, le " postier " Poniatowski, envoyé par Giscard d’Estaing, à la demande de Jimmy Carter, tenta de convaincre le chah de démissionner. Il rentra bredouille. Dès lors, s’amorce un jeu dangereux. Carter fait le choix des mollahs fanatiques pour évincer la Gauche, surtout les communistes qui y sont très actifs. La campagne idéologique s’intensifie. Les religieux débordent les laïcs et les nationalistes. Le 7 janvier 1978, éclatent les premières émeutes dans la ville sainte de Quom. Les mollahs entrent en action, la tactique des deuils permanents (manifestations) succédant à la répression policière, permet, de manière croissante, de manipuler les foules. En juillet de la même année, cette agitation islamiste a gagné tout le pays qui semble devenir incontrôlable. L’armée reste dans les casernes.

Le 5 août 1978, le chah tente de calmer le jeu en annonçant la tenue d’élections au cours desquelles tous les partis pourront présenter des candidats. L’incendie criminel du cinéma Rex, où périrent 400 personnes, tombe à point nommé ; l’agitation reprend. La Maison Blanche confie à l’ayatollah Khomeyni, le rôle de figure emblématique de la révolution. Des manifestations monstres réclament son retour. Le 6 octobre, Saddam Hussein accède à la demande d’expulsion de ce personnage chiite trop encombrant. Il s’installe avec la bénédiction de VGE en France, à Neauphle-le- Château, auprès de Bani Sadr et d’opposants libéraux au régime du chah. Disposant d’un studio bien aménagé, les opposants enregistrent, dupliquent, acheminent en Iran des milliers de cassettes de la voix du maître. Ce quartier général, bien en cours auprès des puissances occidentales, s’organise, les autorités françaises ayant fait installer de multiples lignes téléphoniques pour qu’il puisse être en liaison constante avec ses relais en terre iranienne. En Iran, l’affaire se corse, malgré les pressions américaines amicales et la proposition de retraite dorée, le chah ne veut pas partir. Emeutes, batailles de rues se succèdent, les grèves interrompent les exportations pétrolières. Le quartier général de Bani Sadr accroît la tension : on annonce le retour imminent de Khomeyni. Quelques jours plus tard, 2 millions de personnes manifestent à Karbala. Le chah tente un nouveau coup : il nomme Chapour Baktiar, 1er ministre, qui s’empresse de supprimer la censure, de dissoudre la Savak. Mais, rien n’y fait, il est dans l’incapacité de gouverner.

Les dernières grandes manœuvres américaines d’exportation de la guerre civile se mettent en place. Elles se veulent pacifiques… Début janvier, le général américain Huyser se rend en Iran pour préparer le ralliement de l’armée au nouveau régime qui va s’installer. Carter convoque à la Guadeloupe Valery Giscard d’Estaing et Helmut Schmitt pour leur annoncer sa décision irrévocable de " lâcher " le chah … Depuis Washington, Cyrus Vance déclare que le souverain va " prendre quelques jours de vacances ". Entre temps, Khomeyni arrive à Téhéran où il est adulé par une foule fanatisée. Le 11 février 1979, après quelques combats fratricides, l’armée se rallie au nouveau régime ; le 5, Mehdi Barzagan, l’homme des Américains est nommé 1er Ministre par Khomeyni. Le 16, le chah quitte l’Iran. Carter semble avoir toutes les cartes dans son jeu. Khomeyni le libérateur, cantonné dans son rôle, va pouvoir entretenir un fort courant anticommuniste.

Mais la machine à manipuler déraille : habile, cynique, retors, l’ayatollah en fait trop. Il accuse d’abord ses chaperons laïcs de faire le jeu d’un complot communiste. Les manifestants de Gauche sont pourchassés aux cris " d’il n’y a d’autre Parti que le Parti de Dieu ". Des purges terribles commencent. Des milliers de personnes sont arrêtées par des comités Khomeyni et sommairement exécutées. La République islamique est proclamée le 2 avril, la Gauche est marginalisée. De le boite de pandore, la créature échappe à son maître car Khomeyni refuse d’abandonner le programme nucléaire de l’Iran, de renoncer à la participation iranienne à l’entreprise française Eurodif, celle-ci lui donnant accès à l’uranium. Il exige la reprise des fournitures d’armes américaines. Sa tactique consiste à provoquer un point de non retour pour faire cesser la main mise américaine sur son pays. Le séjour du chah dans un hôpital américain est un prétexte tout trouvé pour l’attaque de l’ambassade américaine et la prise d’otages. A la veille de l’élection américaine, de sombres tractations avec Reagan provoqueront l’Irangate. Le rusé Khomeyni, misant sur l’élection de Reagan, négocie avec lui la montée de la tension pour libérer les otages contre des armes. Ce scénario machiavélique fonctionne à merveille. L’arrêt des importations de pétrole, le gel des avoirs iraniens, n’y changeront rien, ni la démission de l’homme de paille Barzagan après son entretien à Alger avec Brzerzinski (conseiller de Carter). Au contraire, la voie de l’islamisation se durcit : les modérés sont arrêtés, fusillés. En janvier 80, Bani Sadr est nommé 1er Ministre, il ne parviendra pas à infléchir la ligne khomeyniste. Et puis, c’est le fiasco,  le 25 avril, de l’opération commando pour libérer les otages. Les hélicoptères s’écrasent… Il faut avec Reagan changer de politique. Carter, l’apprenti sorcier a fait choux blanc, l’Iran semble perdu pour les Etats-Unis. Alors, s’engagent d’autres manœuvres dangereuses avec Saddam Hussein.

De ce qui précède, il ne faudrait pas en conclure trop rapidement que la " révolution iranienne " n’est que l’œuvre de manipulations incontrôlées. On ne souffle pas impunément sur les braises. Le retour de flammes est d’autant plus puissant que les braises sont chauffées à blanc. Si le peuple iranien a pu être mobilisé dans les formes les plus fanatisées, c’est non seulement parce qu’il endurait, depuis des décennies, une dictature des plus pesantes au cours de laquelle aucune forme d’expression politique n’était permise, les partis d’opposition étant réprimés, leurs militants incarcérés, torturés par la Savak ou exilés, mais aussi, parce que la modernisation à marche forcée conduite par le chah prenait le contre pied de toutes les valeurs traditionnelles de la société. Le mode de vie en était bouleversé. Les Chiites, majoritaires, persécutés, entretenaient une sourde opposition qui se réfugiait dans les mosquées.

Apprentis sorciers, les Américains ont attisé le vent de la fronde et de la révolte qui s’est avéré funeste pour leurs propres intérêts, mais bien plus dramatique encore pour le peuple. Lorsque les mollahs les plus rétrogrades ont commencé à rencontrer des difficultés, la planche de salut leur fut fournie par la guerre Iran-Irak où le fanatisme, en butte à la résistance de la société, a pu se conjuguer avec le nationalisme, lui redonnant une nouvelle vigueur. En misant sur Saddam Hussein, l’impérialisme US fit de nouveau un mauvais calcul dont les peuples payèrent la facture sanglante.

 

2 - L’Irak tombe dans l’escarcelle américaine

Depuis 1958, la situation de l’Irak a connu bien des bouleversements. Le 14 juillet de cette même année, le général Kassem, à la tête d’un groupe " d’officiers libres " s’est emparé du pouvoir et a mis fin à la monarchie hachémite pro-anglaise. La décolonisation semble en marche. Mais ce nationaliste de Gauche, allié aux communistes et aux chiites, effraie. Il est renversé en février 1963 par un groupe d’officiers alliés aux baasistes avec l’aide discrète de la CIA. C’est une contre révolution menée au profit des classes possédantes sunnites. L’impitoyable répression fait des milliers de morts. Face aux exactions commises, l’exaspération est à son comble, les Chiites quittent le parti Baas. Nouveau coup d’Etat en novembre 1963, mené par Al Salam Aref. Un semblant de normalité s’impose mais les élites irakiennes seront dans l’impossibilité de réaliser une unité nationale entre Sunnites, Chiites et Kurdes.

Dès lors, au sein du parti Baas, les solidarités tribales l’emportent contre les références idéologiques (nationalisme, socialisme et liberté). En 1964, Saddam Hussein contrôle les services de renseignements. 17 juillet 1968, nouveau coup d’Etat, le clan Takriti prend définitivement l’avantage. Le général Amed Hammel el Bakr gouverne en tandem avec Saddam Hussein, son parent. Tout semble aller pour le mieux. En 1972, un traité d’amitié est passé avec l’URSS qui fournit des armes à l’Irak. Le pétrole est nationalisé totalement en 1975 et la rente pétrolière permet effectivement un réel développement du pays. Mais, l’Irak reste dans l’incapacité de régler ses divisions confessionnelles et ethniques en particulier son " problème " kurde.

Pour les Etats-Unis, dès les années 1975, la brèche est ouverte. Ils arment la guérilla kurde de Barzani. Comme l’Iran du chah, loin de chercher à assurer la victoire des rebelles, encore moins l’indépendance du Kurdistan, ils entendent maintenir " un degré assez évolué de tension pour affaiblir le régime baasiste ". Que la rébellion s’effondre sous les coups de boutoir de l’armée irakienne, que la déportation des Kurdes en soit la conséquence (200 000 d’entre eux se réfugient en Iran), peu importe. Cyniquement, Kissinger en fera l’aveu " les actions clandestines ne peuvent se confondre avec une œuvre missionnaire ".

Coup de théâtre en 1978 : en novembre, le coup d’Etat communiste à Kaboul semble bouleverser l’échiquier du Moyen-Orient. Les USA réagissent en soutenant la résistance fondamentaliste afghane, en se servant de leurs alliés sunnites d’Arabie Saoudite. Ces derniers, " déstabilisés " par la virulence du chiisme en Iran, vont pratiquer la surenchère afin de garder le leadership de l’islamisme. Au cours de cette même période, le régime irakien se heurte, dans son propre pays, aux Chiites majoritaires. En 1974, cinq oulémas sont exécutés, les manifestations et les émeutes de 1977 et 1979 sont durement réprimées par l’armée et les milices baasistes. En réaction, les dirigeants religieux chiites lancent une fatwa interdisant aux musulmans d’adhérer au parti Baas. La base sociale de cette formation politique se rétrécit aux clans sunnites. Pour se maintenir au pouvoir et renforcer son assise sunnite, le pouvoir lance des campagnes racistes. Les Chiites sont assimilés à des Persans iraniens, voire aux sionistes. Nombre d’entre eux sont des commerçants ce qui permet de glisser de l’antisionisme à l’antisémitisme. Sur le plan extérieur, compte tenu de la trop forte influence des communistes en terre chiite et du soutien que Moscou apportait à la revendication kurde, le parti Baas cherche à diversifier ses alliances. Dès 1970, il se tourne vers la France. Des contrats d’armement importants sont signés, ils comprennent la livraison de " Mirage III ".

Le 16 juillet 1979, Saddam Hussein assume seul la totalité du pouvoir. Après des purges sanglantes au sein du parti Baas et du Conseil de commandement, il opère un spectaculaire renversement d’alliances : il renforce ses liens avec l’Occident, signe un pacte avec l’Arabie Saoudite pour éliminer la Gauche marxisante du Sud Yémen. L’homme qui, dans sa jeunesse, avait tenté sans succès, d’assassiner le général Kassem, s’était réfugié en Egypte où il avait pris contact avec l’ambassade américaine, était disposé à accomplir les basses œuvres de l’impérialisme américain. Ces avances de service sont dépourvues d’ambiguïtés. Non seulement, il tient des discours anticommunistes virulents à propos de l’Afghanistan mais condamne également l’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran. Les Chiites sont ses ennemis comme ils le sont devenus pour les Etats-Unis, n’en déplaise à Jimmy Carter qui " s’est fait rouler dans la farine " par l’ayatollah Khomeyni. Brzezinski ne s’y trompe pas : " Saddam est un contre feu à la révolution islamique et à l’expansionnisme soviétique ". Il va être utilisé sans vergogne d’autant que les Etats-Unis sont empêtrés dans l’Irangate, à la veille des élections présidentielles américaines, et mis au défi par le développement d’actions terroristes commanditées par l’Iran.

En effet, le candidat Reagan, en octobre 1980, passe un accord secret avec l’ayatollah Khomeyni : contre la promesse de reprise des fournitures d’armes à l’Iran, selon les contrats conclus avec le chah désormais déchu, les otages américains ne seront libérés qu’après l’élection présidentielle. Misant sur l’impuissance de l’administration Carter, les Républicains accélèrent la chute de popularité de celui-ci, en menant campagne pour la libération des otages. Le 4 novembre, Reagan est élu. Le 20 novembre 1981, a lieu la passation de pouvoirs et la prestation de serment du nouveau président. Au même moment, des avions décollent d’Iran pour ramener les otages. En juillet 1981, Reagan tient ses promesses de fournitures d’armes.

Mais, les différends et les tensions entre l’Iran et l’ensemble des puissances occidentales et leurs alliés au Proche-Orient ne peuvent que s’accroître. L’objectif de l’impérialisme américain, bien que dissimulé sous une apparente neutralité, est sans équivoque : c’est le " projet de récupération " de l’Iran, perdu depuis l’effondrement de la monarchie du chah. En juillet 1980, Brzezinski s’est entretenu avec Saddam Hussein, un accord a été conclu, l’Irak entrera en guerre contre l’Iran, en contrepartie, le régime irakien bénéficiera de livraisons massives d’armes les plus modernes. Le 22 septembre, l’armée irakienne envahit l’Iran. Face à la menace, Téhéran adopte un ton encore plus agressif vis-à-vis des puissances occidentales qui ont commandité cette opération en espérant que le régime s’effondrera. Se fondant sur les accords conclus antérieurement à l’installation de la République islamique, Khomeyni prétend – à juste titre du point de vue du droit commercial – que les contrats doivent être honorés : en effet, l’arme atomique peut être dissuasive, le renforcement de l’armée iranienne est impératif. Désormais, pendant 8 années, exportation de la guerre de destruction, massacres massifs et actes terroristes de représailles vont occuper le devant de la scène au Moyen Orient.

On peut expliquer pour partie le silence de la communauté internationale face à l’agression irakienne de l’Iran, par le soutien tacite que la plupart des pays ont accordé à l’Irak, pays laïque dont la propagande occidentale vantait à cette époque les mérites face aux fanatiques chiites. Mais, ce serait trop simple, d’autant que les fondamentalistes afghans étaient traités en héros de l’Occident, face à l’expansionnisme soviétique. La politique de " deux poids, deux mesures ", fondée sur un cynisme lucratif, reposait sur la volonté d’épuiser deux puissances régionales en conflit, en se servant de l’une pour affaiblir l’autre, avant de se retourner contre un régime affaibli, endetté, aux abois, qui avait servi de massue contre l’Iran.

 

3 - La sous-traitance de la guerre contre l’Iran et ses aléas

Pendant toute cette guerre de 8 ans, qui fut une grande boucherie, à l’image de la guerre 14-18 en Europe, l’Irak fut surarmé et le régime iranien conforté afin que les prétentions irakiennes soient contenues. Avant d’évoquer le déroulement de ce conflit meurtrier et ses atrocités génocidaires, dont furent complices les puissances occidentales, il convient de montrer, contre la propagande déversée par les médias, que les armes les plus sophistiquées, les plus meurtrières, furent fournies par les pays se réclamant des Droits de l’Homme. En fait, cette 1ère guerre du golfe a été commanditée, entretenue jusqu’à l’épuisement des deux belligérants. Lorsque l’impérialisme américain sifflera la fin de la partie, l’Iran signera rapidement le cessez-le-feu …

En apparence, les USA restent neutres par rapport à ce " conflit régional ". En fait, la législation américaine, interdisant la livraison d’armes aux deux protagonistes, est contournée. Par l’intermédiaire de la France, du Portugal, de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Suisse, de la Belgique, de la Turquie, du Pakistan et même de la Corée du Nord, l’administration américaine sous-traite les livraisons d’armes, bien qu’il lui arrive d’enfreindre ses propres règles quand la nécessité ou l’urgence s’en fait sentir.

A l’Irak, le Pentagone, par l’intermédiaire de ses avions espions Awacs, fournit des renseignements militaires précis sur le positionnement des troupes iraniennes ainsi que des facilités de paiement pour l’achat d’armes américaines par Arabie Saoudite interposée. A l’Iran, ce sont des radars, des pièces de rechange pour les avions F4, F5 et F 14, qui sont livrées. Aux uns et aux autres, des hélicoptères de combat. En 1982, pour permettre à l’Irak, en difficulté, de continuer la guerre, la Maison Blanche accorde 300 millions de dollars de subvention pour l’achat de riz et de blé américains. En 1985, lorsque le régime de Saddam Hussein est aux abois, les stratèges américains, pour prolonger le conflit, lui fourniront des matériels de haute technologie, des ordinateurs pour perfectionner la précision de leurs missiles balistiques.

Ce ne fut pourtant pas de tout repos pour eux : des groupes pro-iraniens s’emparent en 1984 d’otages américains au Liban dont William Buckley, chef de la CIA dans ce pays. L’Iran exige l’arrêt de l’aide américaine à l’Irak et la livraison d’armes payées sous le régime du chah pour un montant de 11 milliards de dollars. Le 8 août 1985, Reagan cède, les armes sont pour partie acheminées, le retour des otages est programmé avant les élections sénatoriales de novembre 1986, pour assurer la victoire des Républicains. L’Irangate, c’est toujours cette duplicité et cette manipulation de l’opinion mais aussi l’utilisation d’autres pays arabes comme l’Arabie Saoudite, qui livrera par l’intermédiaire de M. Khashoggi, milliardaire Saoudien, 32 milliards d’armes à l’Irak et à d’autres pour entretenir des " guerres de basse intensité ". Ce rôle de courtier, d’exportateur du terrorisme d’Etat américain, l’Egypte de Moubarak, la Jordanie de Hussein l’assumeront également.

La France assumera également une fonction majeure dans le dispositif américain et sera, par conséquent, l’objet de représailles iraniennes sous forme d’attentats terroristes. En septembre 1980, Tarek Aziz, de passage à Paris, rencontre des dirigeants du Parti socialiste. De 1980 à 1983, les ventes d’armes françaises se chiffrent à 5,6 milliards de dollars. Des contrats civils sont également signés. En 1987, l’Irak accumule une dette de 20 à 30 milliards de francs auprès des entreprises françaises. Mais, ce qui provoque le déchaînement de la presse iranienne contre la France, " satellite américain ", c’est la livraison de 60 " Mirage F1 " à l’Irak. Cette vente est considérée par Khomeyni et son entourage comme un " véritable acte de guerre " à leur encontre. Et pourtant cet engagement va encore s’accélérer avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir (mai 81).

L’habillage idéologique des marchands de mort, des industriels et des milieux d’affaires va permettre d’armer l’Irak dans des proportions et une qualité qui outrepassent sans aucune retenue les accords conclus : il s’agissait de soutenir un régime laïque moderne, celui de Saddam Hussein, contre une théocratie, un système médiéval, à la tête duquel se trouve le fanatique Khomeyni. Cette fable " républicaine " du Bien contre le Mal sera resservie sous une autre forme, plus religieuse, quelques années plus tard. En attendant, le complexe militaro-industriel, la SPI Batignole, St Gobain, Thomson, Dassault, l’aérospatiale, la société Luchaire … y trouvent leur compte. En 1983, Charles Hernu prend la décision généreuse de prêter cinq " Super Etendard " équipés de missiles " Exocet ", pour ne pas surcharger la trésorerie de Saddam Hussein ( !). Ces " livraisons illicites, contraires au Droit international comme au Droit interne, s’effectuent au nom de la Paix " mais, comme l’avouera Claude Cheysson, Ministre des affaires extérieures " pas au prix d’une victoire iranienne ". C’est la raison pour laquelle, en 1983, le lobby d’armements français obtient du Gouvernement " socialiste " le rééchelonnement de la dette irakienne et un prêt bancaire de plus d’un milliard de dollars. En 1984, Roland Dumas donne son feu vert pour la vente secrète de 24 " Mirage F1 ". Lors d’un séminaire de réflexion avec les industriels, André Giraud les encouragera : " Exportez davantage ", " ne concevez plus de matériels sans songer à leurs débouchés extérieurs ".

Mais l’Iran ne reste pas sans réagir, d’autant que le pouvoir mitterrandien accueille Radjavi, dirigeant des Moudjahidines du peuple et Bani Sadr, qui sont désormais des opposants à Khomeyni. Le 30 mars 1985, Hachemi Rafsandjani, le Président du Parlement iranien, tient des propos sans ambiguïté et lourds de conséquences : " … les torts que vous avez infligés à notre révolution sont pires que ceux que l’Amérique nous a fait subir. En ce moment vos fusées (livrées à l’Irak) coulent nos navires dans le Golfe, vos banques bloquent nos fonds, votre police protège nos ennemis terroristes qui ont massacré nos meilleurs dirigeants ". Outre la rupture des relations culturelles et commerciales avec ce pays, la France maintient son refus de rembourser le prêt de 1 milliard de dollars correspondant à la participation iranienne à Eurodif. Les attentats se multiplient, dont celui de Beyrouth en 1983, au cours duquel 60 Français sont tués. Finalement, pour calmer la colère islamique, Paris livre 100 000 obus par l’intermédiaire de la Société Luchaire à des prix prohibitifs et consent en juin 1986, à expulser Massoud Radjavi qui se réfugie en Irak puis, en novembre, en guise d’acompte, remet un chèque de 330 millions de dollars à Téhéran, le reste des avoirs iraniens continuant à être gelés par le commissariat à l’Energie Atomique (CEA).  

Ces méthodes d’escroquerie internationale et de surarmement de l’Irak sont largement partagées. Les Gouvernants, les lobbies industriels en France, en Italie, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, n’ont aucun scrupule pour mettre sur pied des usines chimiques. En 1983, les doctes professeurs de morale occidentaux ne trouveront rien à redire contre l’utilisation d’armes chimiques, comme le gaz moutarde, contre les " vagues humaines " iraniennes.  Il faut croire que les " fanatiques chiites " ne sont pas tout à fait des hommes …( !)

Parler de cynisme de la " communauté internationale " sous hégémonie américaine est encore un doux euphémisme diplomatique. Pour en juger, il suffit d’examiner le rôle joué par Israël dans la guerre Iran-Irak.

De 1977 à 1987, les Gouvernements sionistes ont approvisionné en armements, pour plusieurs milliards de dollars, la République islamique. Ils n’ont pu le faire que par l’intermédiaire de l’assistance militaire et économique américaine dont le montant est impressionnant (3,5 milliards $ par an en moyenne). Leurs livraisons à l’Iran leur permirent de se débarrasser, au prix fort, de leurs armes démodées, tout en assurant la modernisation de leurs propres unités. C’est essentiellement par ce mécanisme qu’Israël peut se maintenir au rang de 5ème puissance pour l’exportation d’armes. Ce système permit à l’administration américaine de contourner sa propre législation sur la vente d’armes à l’Iran. Ariel Sharon, en visite à Paris en septembre 1983, puis lors d’une tournée aux USA en 1984, laissera échapper " Washington est parfaitement au courant de ces transactions …", d’autant qu’au delà de leur lucrativité, leurs buts ne faisaient pas l’ombre d’un doute : le quotidien israélien Haaretz, résumant l’opinion de la classe politique de son pays, n’en fit pas mystère " notre intérêt réside dans la survie de Saddam Hussein et de Khomeyni ". Et, pour expliciter la véracité de son jugement, de citer respectivement Leev Schiff, spécialiste des questions militaires et Yitzhak Rabin : " Tant qu’ils resteront au pouvoir, on peut être sûr que la guerre du Golfe ne s’arrêtera pas ", " Israël aspire à ce qu’il n’y ait pas de vainqueur dans cette guerre ".

Ce qui fit dire à Eric Rouleau " Jamais (cette) guerre n’aurait pu se prolonger si longtemps sans ce commerce des armements ", sans ces " ventes d’armes américaines aux ramifications multiples ".

A dire vrai, ce cynisme dans les relations internationales s’apparente à un parrainage maffieux aux conséquences dramatiques et criminelles car la chair à canons, qu’elle soit irakienne ou iranienne, ne valait pas bien cher. Le déroulement du conflit en est l’amère illustration.

 

4 - De la chair à canons pour rétablir l’hégémonie US dans la région

Le 22 septembre 1980, les troupes de Saddam Hussein envahissent l’Iran. Il s’agit, par la force, de s’emparer de la riche région du Chatt El Arab, que les " Perses " auraient arrachée à la Mésopotamie arabe. Le racisme anti-persan est sensé justifier cette guerre. Encouragé par les grandes puissances, pensant réduire son opposition chiite, le maître de Bagdad, bien conseillé, pense pouvoir profiter de l’affaiblissement réel du régime iranien, en proie à des divisions fratricides et au mécontentement populaire qui se manifestent contre " les excès " du régime islamique. Mais, les supputations des stratèges occidentaux et irakiens vont être démentis. En effet, contre l’envahisseur, le réflexe patriotique va favoriser la levée en masse en Iran, accroître le prestige affaibli du guide de la révolution ; les pasdarans en profiteront pour liquider les adversaires de Droite et Gauche, au régime jusqu’à effacer toute solution de rechange politique : en 1983, la purge était achevée, les intellectuels de Gauche réduits au silence, la résistance kurde noyée dans le sang, le clergé modéré n’avait plus droit de cité.

En novembre 1980, les forces irakiennes occupent la terre iranienne sur un large front de 1 500 kms, sur plus de 50 kms de profondeur. C’est un immense champ de bataille qui s’étend sur plus de 5 000 km². La cité industrielle d’Akaba de 150 000 habitants, ainsi que la grande raffinerie de pétrole, ne sont qu’un champ de ruines. Quant à la ville portuaire de Khorramchar (300 000 habitants), après bombardements et pilonnages massifs, elle est réduite à un tas de gravas. Après ces premiers succès des armées irakiennes, le conflit se transforme en une sanglante guerre de position. Les dirigeants américains et irakiens pensaient que l’Iran allait sombrer dans le chaos, que l’armée irakienne, bras armé de Washington, pouvait suffire à faire sauter Khomeyni. Il n’en a rien été.

Pendant 6 mois, les armées en présence se font face dans de meurtriers corps à corps. 250 000 hommes du côté irakien, 300 000 iraniens de l’autre. Mais, le régime de Téhéran dispose de plus de 400 000 réservistes.

En septembre 1981, la situation se retourne. La contre-offensive iranienne permet la reconquête de Khorramchar, les troupes irakiennes se retirent. Mi-juillet 1982, les troupes de Khomeyni pénètrent en Irak. Non seulement, elles ont repris la quasi totalité du territoire antérieurement occupé, mais menacent désormais d’isoler Bassorah de Bagdad et de provoquer un soulèvement chiite dans cette ville du Sud.

Les services américains alarmés, estimant que les forces irakiennes sont au bord de l’effondrement, informent leurs alliés du Golfe qu’une défaite de l’Irak serait contraire aux intérêts américains mais qu’il n’est pas permis d’utiliser l’arme atomique. Ceux-ci s’exécutent en s’empressant de fournir aide et assistance militaire à l’Irak. " La centrale nucléaire de Busher en Iran est bombardée par des avions irakiens dont certains sont pilotés par des militaires français ". 1982, toujours, les Israéliens bombardent Osirak, centrale nucléaire irakienne, construite par la France. Les rôles ont bien été répartis, on ne soufflera mot du nombre de morts et autres dommages collatéraux … La Maison Blanche veille uniquement à ce que la guerre ne soit gagnée par aucun des belligérants. Les mettre à genoux, tous deux, pour reprendre le contrôle de la situation devient leur unique préoccupation, mais ils ne doivent pas jouer avec le nucléaire, toutes les autres armes de destruction massive leur sont permises, surtout du côté irakien. Face à l’Iran, rien de plus légitime ( !) d’utiliser les armes chimiques et les gaz car il ne s’agit pas seulement de sauver l’Irak d’une défaite mais de réunir les conditions pour que la guerre se poursuive : l’équilibre des forces doit être maintenu. Et la guerre dure … mais, malgré toute l’aide occidentale, le rapport de forces reste en faveur de l’Iran. En février 1984, les îles Majnoun, riches en pétrole sont occupées. Les Irakiens ripostent en utilisant massivement des armes chimiques. Et la guerre dure … le credo américain demeure, " ni vainqueur, ni vaincu " ou, pour le dire à la manière d’Henri Kissinger " nous voulons qu’ils s’entretuent le plus longtemps possible ".

En 1988, pénétrant au Kurdistan irakien, Bagdad subit des revers cuisants. Fao est reprise. C’en est trop : la punition va être sévère. La marine américaine coule les navires et bombarde les installations pétrolières iraniennes dans le Golfe. Cette entrée en guerre aux côtés de l’un des belligérants n’a évidemment pas besoin de l’aval de l’ONU ( !)

Saddam Hussein répand la terreur au Kurdistan ; c’est la campagne Al Anfal et l’utilisation massive d’armes chimiques contre la population kurde. On dénombrera 180 000 morts kurdes. Des déportations massives et la terreur provoqueront l’exode de 2 millions d’entre eux. Aujourd’hui, Halabja, cette ville kurde, est l’équivalent irakien d’Oradour-sur-Glane. Mais, à l’époque, ce génocide ne suscite guère de réprobations. En 1986, des officiels américains pouvaient déclarer qu’ils étaient en capacité d’aider l’Irak à produire des missiles balistiques, capables d’atteindre Téhéran. En 1988, la musique sinistre des affaires n’est plus la même : un contrat d’un milliard de dollars est conclu afin de construire un nouveau complexe pétrochimique en vue d’intensifier la production d’armes qui, sur le terrain, ont fait leur preuve.

 Toutefois, Washington a décidé de siffler la fin de la partie. Le 20 juillet 1987, l’ONU adopte une résolution, demandant aux deux belligérants de signer un cessez-le-feu. Les Iraniens, forts de leur avantage sur le terrain, refusent. En avril 1988, (comme signalé plus haut) les USA interviennent directement (sans mandat … !) et détruisent la majeure partie de la flotte iranienne. Mais, Téhéran s’entête. Le 3 juillet 1988, l’armée américaine commet un acte terroriste de grande ampleur, aussitôt qualifié de " méprise " : un Airbus de la compagnie Iran-Air est abattu par un missile tiré par un croiseur américain.

 Bilan : 290 personnes tuées. Aucune enquête ne sera diligentée, mais le signal est clair, Khomeyni a compris, le 18 juillet, il accepte le cessez-le-feu.

Désormais, l’Irak ne doit plus pouvoir menacer l’Iran avec ses fusées. Le 17 août 1989, un attentat de grande ampleur est commis contre l’usine d’Al Hillal, située à 80 kms de Bagdad. Cette usine secrète, fabricant des carburants solides pour une grande variété de missiles, est entièrement détruite. L’on sait que l’explosion fut particulièrement violente, on ignore bien évidemment le nombre de morts et de blessés et tout indique que cette opération de destruction a été menée conjointement par le Mossad, la CIA et le M 16 britannique.

La guerre Iran-Irak est achevée. En 8 ans, elle a fait plus de 1 500 000 victimes dont près des 2/3 sont Iraniens.

Et les affaires continuent ou reprennent. Le 2 avril 1990, Francis Scheer reprend le chemin de Téhéran pour conclure un accord dont bénéficieront les firmes françaises, pour reconstruire des installations pétrolières détruites par les " Super-Etendard " équipés d’Exocet.

Mais, déjà, la 2ème guerre du Golfe se profile à l’horizon car Saddam Hussein, après avoir été le petit soldat des Américains, refuse de rentrer dans le rang, d’autant que son pouvoir est menacé et son pays ruiné, endetté, exsangue ...

 

Gérard Deneux

 


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