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" Après l’Empire "

Essai sur la décomposition du système américain

Par Emmanuel TODD - Ed. Gallimard, août 2002.

 

Note de lecture par Martine Robert : une vision originale sur la puissance réelle des USA, qui donne confiance dans un avenir européen, à la condition de savoir le construire sur des bases démocratiques et soucieuses d’apporter plus de bien être et de sécurité pour tous.

 

Les Etats Unis sont en train de devenir pour le monde un problème. Garants de la liberté politique et de l’ordre économique durant un demi-siècle, ils apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre international, entretenant là où ils le peuvent, l’incertitude et le conflit. L’élévation du terrorisme au statut de force universelle institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle de la planète : tout se passe comme si les USA recherchaient le maintien d’un certain niveau de tension internationale, une situation de guerre limitée mais endémique. La lutte contre Al Qaïda, qui aurait pu institutionnaliser la légitimité des USA si elle avait été menée modestement et raisonnablement, a mis en évidence une irresponsabilité démultipliée. L’image d’une Amérique narcissique, agitée et agressive, a remplacé en quelques mois celle de la nation blessée, sympathique et indispensable à notre équilibre.

Quel modèle explicatif donner à cette situation ?

Si nous voulons comprendre ce qui se passe nous devons absolument refuser le modèle d’une Amérique agissant en vertu d’un plan global, pensé rationnellement et appliqué méthodiquement. Il existe un cours de la politique extérieure américaine qui mène quelque part, mais à la manière d’un fleuve, en suivant la ligne de la plus grande pente.

 

LE MYTHE DU TERRORISME UNIVERSEL

 

Au delà des images catastrophiques véhiculées par les média, il faut noter la gigantesque révolution culturelle que constitue la progression, entre 1980 et 2000, du taux d’alphabétisation des individus de 15 ans et plus, partout dans le monde, même dans les pays les plus défavorisés : ainsi, il est passé de 40 à 67% au Rwanda, de 18% à 47% en Afghanistan, de 14% à 40% au Mali….

L’apprentissage de la lecture et de l’écriture fait effectivement accéder chacun à un niveau supérieur de conscience. La chute des indices de fécondité révèle la profondeur de cette mutation.

Le monde est en train d’achever sa transition démographique : en 1981, l’indice mondial de fécondité était de 3,7 enfants par femme. Il est en 2001 à 2,8 enfants par femme, et les écarts entre les pays tendent à se réduire : en 2001, 2,1 enfants par femme aux USA, 1,9 en France, 1,8 en Chine et en Thaïlande, 2,6 en Iran… même dans les pays où il reste élevé, le mouvement de baisse est amorcé, et notamment dans les pays musulmans.

Ensemble, alphabétisation et contrôle des naissances dessinent une histoire du monde encourageante ; ils révèlent une humanité en train de s’arracher au sous développement. L’accession à la modernité mentale s’accompagne souvent d’une explosion de violence idéologique : c’est ce qui se passe aujourd’hui dans les pays musulmans, qui sont, pour des raisons diverses, les moins avancés dans ce domaine sur la planète. Certains pays musulmans (Arabie Saoudite, Pakistan..) s’engagent seulement maintenant dans la voie de la modernisation mentale, mais une bonne partie du monde musulman est déjà en voie d’apaisement.

Si la tendance se poursuivait, ce serait le triomphe de la doctrine des Nations Unies, et aucun rôle spécial ne serait proposé aux USA, qui alors seraient priés de redevenir une nation démocratique et libérale comme les autres, de démobiliser son appareil militaire, et de prendre une retraite stratégique bien méritée….

Absurde du point de vue du monde musulman, qui sortira de sa crise de transition sans intervention extérieure, la notion de terrorisme universel n’est utile qu’à l’Amérique si elle a besoin d’un ancien monde enflammé par un état de guerre permanent.

 

DES ETATS UNIS ECONOMIQUEMENT DEPENDANTS

 

La liste des déficits commerciaux américains est impressionnante. Pour l’année 2001 : 83 milliards de dollars avec la Chine, 60 avec l’Union Européenne, 30 avec le Mexique… même Israël, la Russie et l’Ukraine sont excédentaires dans leurs échanges avec les USA.

L’importation de matières premières n’est pas la cause de ce déficit. Le pétrole n’explique que 80 milliards, les produits manufacturés, 366 milliards. Année après année, l’avance américaine fond dans tous les domaines. L’excédent de la balance commerciale américaine pour les biens de technologie avancée est passé de 35 milliards de dollars en 1990 à 5 milliards en 2001, et celle-ci est déficitaire en 2002.

Ce déficit est apparu très rapidement. En 1929, 44,5% de la production industrielle mondiale se trouvaient aux USA. 70 ans plus tard, le produit industriel américain est un peu inférieur à celui de l’Union Européenne et à peine supérieur à celui du Japon.

La libéralisation des échanges commerciaux a entraîné une montée des inégalités à l’échelle mondiale. Partout, la concurrence internationale a favorisé une stagnation de la masse salariale et une explosion des profits. Mais des salaires écrasés ne permettent pas l’absorption d’une production qui s’accroît. Dans cette économie mondiale déprimée, la propension de l’Amérique à consommer finit par être considérée comme un bienfait par la planète entière : le déficit commercial américain peut être qualifié de prélèvement impérial.

Pour l’essentiel, le tribut prélevé est obtenu librement, spontanément. C’est le mouvement du capital financier qui assure l’équilibre de la balance des paiements américains : le mouvement du capital vers l’espace intérieur américain permet l’achat de biens venus de l’ensemble du monde.

Notre servitude volontaire, cependant, ne peut se maintenir que si les USA nous traitent de façon équitable, mieux, s’ils nous considèrent comme des membres de la société dominante centrale, c’est le principe même de toute dynamique impériale. Or, c’est l’exact inverse qui se produit.

 

Le recul de l’universalisme

 

On observe aux USA un remplacement de la glorification de l’égalité des droits par la sacralisation de la " diversité " qui justifie l’apparition d’une oligarchie, engendrée par l’émergence d’une nouvelle stratification éducative qui clive la société. L’option " intégration impériale " impliquerait du point de vue des classes dirigeantes européennes une renonciation à défendre l’indépendance de leurs peuples, mais en contrepartie, pour ce qui les concerne, une intégration de plein droit à la classe dirigeante américaine. C’était l’hypothèse d’un Jean Marie Messier, par exemple. Mais la spoliation de plus en plus fréquente des Européens aisés, par Wall Street, les entreprises américaines ou les banques, rend cette option de moins en moins attrayante.

La rhétorique américaine de l’ " empire du mal " exprime en fait une obsession qui vient de l’intérieur des USA : renonciation à l’égalité, montée d’une ploutocratie irresponsable, vie à crédit des consommateurs et du pays tout entier. L’Amérique affaiblie et improductive de l’an 2000 n’est plus tolérante. Cette prétention récente à l’hégémonie sociale et culturelle, ce processus d’expansion narcissique n’est qu’un signe parmi d’autres du dramatique déclin de la puissance économique et militaire réelle.

 

AFFRONTER LE FORT OU DOMINER LE FAIBLE ?

 

Hyper puissance autonome en 1945, l’Amérique est devenue pour l’économie mondiale une sorte de trou noir absorbant marchandises et capitaux mais incapable de fournir en retour des biens équivalents.

Pour assurer sa prise sur ce monde qui la nourrit, elle doit redéfinir son rôle, ce qui n’est pas facile. L’affaiblissement de son universalisme lui a fait perdre conscience que, si elle veut continuer de régner, elle doit traiter de façon égalitaire l’Europe et le Japon, ses alliés principaux, qui ensemble dominent l’industrie mondiale.

L’option impériale est récente, elle a été prise vers 1995, comme une solution de facilité après l’effondrement du système soviétique. Dans ce schéma, les Etats Unis doivent acquérir un monopole mondial de la violence légitime, alors qu’ils n’en ont les moyens ni économiquement, ni militairement, ni idéologiquement.

La technique utilisée est le micro militarisme théâtral : démontrer la nécessité de l’Amérique dans le monde en écrasant lentement des adversaires insignifiants. Le gros de son activité se concentre donc désormais sur le monde musulman, au nom de la " lutte contre le terrorisme "

Trois facteurs permettent d’expliquer cette fixation, qui renvoient chacun à une des déficiences de l’Amérique :

  • Le recul de l’universalisme idéologique conduit à une nouvelle intolérance concernant le statut de la femme dans le monde musulman
  • La chute de l’efficacité économique mène à une obsession du pétrole arabe
  • L’insuffisance militaire des Etats Unis fait du monde musulman, dont la faiblesse en ce domaine est extrême, une cible préférentielle.

 

Le retour de la russie

 

La Russie est l’unique adversaire militaire des USA, et elle est en train de redevenir un acteur stable et fiable de l’équilibre des puissances. la Russie peut à nouveau se comporter comme un partenaire financier fiable, assurant sans difficulté sa dette extérieure (sans l’aide du FMI ou de la banque mondiale). Elle rétablit aussi une capacité militaire, qui la pose comme élément modérateur, face au comportement incertain et agressif des USA.

La Russie échange 10 milliards ¬ avec les USA, 75 milliards avec l’Europe : elle peut se passer des USA, non de l’Europe, et elle est en train de proposer implicitement à l’Europe un contrepoids à l’influence américaine sur le plan militaire et la sécurité dans ses approvisionnements énergétiques.

La Russie a accepté pacifiquement tous les retraits qui lui ont été imposés : satellites d’Europe de l’est, états baltes, républiques du Caucase et de l’Asie centrale, et même Biélorussie et Ukraine, au cœur de l’Etat. Elle a ainsi démontré qu’elle était une très grande nation calculatrice et responsable.

Si elle ne sombre pas dans l’anarchie ou l’autoritarisme, elle peut devenir un facteur d’équilibre fondamental : une nation forte, sans être hégémonique, exprimant une perception égalitaire des rapports entre les peuples. Cette posture sera d’autant plus facile à tenir qu’elle n’est pas, au contraire des USA, dépendante de prélèvements asymétriques sur le monde, en matière de marchandises, capitaux, ou pétroles. (totale indépendance énergétique).

 

L’EMANCIPATION DE L’EUROPE

 

Dans un premier temps, après le 11 septembre, les Européens ont fait preuve d’une belle solidarité envers les USA. Mais cette dernière s’est effritée tout au long de l’année 2002. Et on a vu l’impensable se produire, l’émergence progressive – certes inachevée - d’une sensibilité internationale commune aux Français, aux Allemands et aux Britanniques. A la grande fureur des dirigeants américains, les Européens ont fini par se mette d’accord sur la fabrication d’un Airbus destiné au transport militaire. Ils ont également lancé le projet Galiléo de repérage par satellite, destiné à briser le monopole américain du GPS. On a vu à cette occasion la force économique et technologique concrète de l’Europe.

Mais en fait, les Européens n’ont pas véritablement choisi entre intégration à l’empire ou indépendance. Les deux forces agissent de façon croissante, et simultanément. : les dirigeants européens ont simultanément libéralisé l’économie et unifié le continent. L’Europe et devenue, ainsi que les USA le désiraient, une zone de libre échange dépourvue de protection tarifaire (à l’exception de la politique agricole commune). Mais l’Euro rétablit dans les faits une protection de l’économie européenne.

Cependant, le modèle social américain menace l’Europe. La sécurité sociale est au cœur de l’équilibre de chacune des sociétés européennes. C’est pourquoi l’exportation par les Etat Unis de leur modèle spécifique de capitalisme dérégulé constitue une menace pour les sociétés européennes et aussi japonaises. Les tentatives incessantes pour adapter à ce modèle libéral les sociétés fortement enracinées et étatisées du Vieux Continent sont en train de les faire exploser, comme en témoigne la montée régulière de l’extrême droite à travers les élections qui se succèdent. Un temps bénéficiaires du libre échange, les puissances industrielles majeures que sont le Japon et l’Allemagne, sont à présent étouffées par l’insuffisance de la demande mondiale.

Les Européens sont très conscients des problèmes que leur pose l’Amérique, dont la masse les protège et les opprime à la fois. Ils sont très faiblement conscients des problèmes qu’ils posent aux Etat Unis. Car la puissance économique existe en elle même, les mécanismes d’intégration et de concentration, qui en découlent, produisent spontanément des effets stratégiques à moyen ou long terme.

Le libre échange ne produit pas en pratique un monde unifié. La réalité statistique, c’est l’intensification prioritaire des échanges entre pays proches et la constitution de régions économiques intégrées d’échelle continentale : Europe, Amérique de Nord et du Centre, Amérique du Sud, Extrême Orient. L’Europe devient ainsi une puissance autonome, presque malgré elle.

Si nous adoptons une vision économique des questions stratégiques et si nous analysons la partie du monde qui se développe réellement, là où des industries naissent et où la société s’éveille et se démocratise, sur les marges de l’Europe, et non en Ouzbékistan ou en Afghanistan, l’inexistence économique et matérielle de l’Amérique devient le phénomène flagrant. Le Royaume Uni commerce 3,5 fois plus avec l’Europe des 12 qu’avec les USA, la Turquie 4,5 fois plus, la Pologne 15 fois plus. La globalisation, dans ses interactions de proximité géographique, déplace vers l’Eurasie le centre de gravité économique du monde, et tend à isoler l’Amérique.

Au contraire des USA, l’Europe n’a pas de problème particulier avec le monde extérieur. Elle est en interaction commerciale normale ave le reste de la planète. Son intérêt stratégique à long terme est donc la paix. Or, la politique extérieure des USA est de plus en plus structurée par deux conflits principaux : avec la Russie, obstacle fondamental de l’hégémonie américaine mais trop forte pour être abattue ; et le monde musulman, qui sert à la mise en scène de la puissance américaine, ce qui a pour effet indésirable l’exportation du conflit israélo-palestinien sur le sol européen.

L’Europe est désormais en opposition radicale avec les choix américains.

 

Conclusion

Que s’est il passé durant la dernière décennie ? Deux empires bien réels étaient face à face, dont l’un s’est écroulé. L’Amérique a cru pouvoir alors étendre son hégémonie à l’ensemble de la planète, alors même que son contrôle sur sa propre sphère était déjà en train de faiblir.

Ne pouvant contrôler les vraies puissances de son temps – Japon et Europe dans le domaine industriel – ni casser la Russie dans le domaine du nucléaire militaire, l’Amérique a dû, pour mettre en scène un semblant d’empire, faire le choix d’une action militaire et diplomatique s’exerçant dans l’univers des non puissances : l’ " axe du mal " et le monde arabe, dont l’intersection se trouve en Irak. Mais cette stratégie est contre productive : ce militarisme démonstratif inquiète les vraies puissances (Europe, Russie, Japon) et les pousse à se rapprocher.

Le contrôle des champs pétroliers du golfe persique se présente comme l’objectif rationnel de l’action américaine dans la sphère des pays faibles. Il n’est rationnel qu’en apparence, puisque la dépendance américaine est désormais universelle. Elle induit de la part de l’Europe et du Japon une tendance au rapprochement avec la Russie, redevenue deuxième producteur de pétrole mondial, et entre les deux économies, également menacées par les USA : ainsi, le Japon a investi, en 2000, 27 milliards de yens en Europe, et seulement 13,5 milliards aux Etats Unis ; en 1993, les proportions étaient inverses.

Le monde qui se crée ne sera pas un empire contrôlé par une seule puissance. Il ne sera pas non plus uniformément démocratique et libéral, selon le rêve de Fukuyama ; le monde en développement marche tendanciellement vers la démocratie, poussé en ce sens par l’alphabétisation de masse qui engendre des sociétés culturellement homogènes. Le monde développé de la Triade est, quant à lui, rongé à des degrés divers par une tendance à l’oligarchie, engendrée par l’émergence d’une nouvelle stratification éducative qui clive la société.

L’existence de l’euro conduira à plus de concertation économique entre nations européennes et à l’émergence d’une politique budgétaire commune, sous peine de disparaître. Mais cela brisera aussi, de fait, le monopole américain de la régulation conjoncturelle. Si les Européens commencent à faire des politiques de relance globale, ils annihileront du même coup le seul service réel des Etat Unis au monde, le soutien keynésien de la demande. Les USA seraient alors contraints de vivre comme les autres nations, en équilibrant leurs comptes extérieurs. Ils en sont certes capables, en raison de la souplesse de leur économie et de leur attachement au principe de la liberté politique. Mais le voudront ils ?

Aucun pays n’a réussi à accroître sa puissance par la guerre, ou même par la seule augmentation de ses forces armées. La France, l’Allemagne, le Japon, le Russie ont immensément perdu à ce jeu par le passé. Osons devenir forts en acceptant de nous concentrer sur les problèmes économiques et sociaux internes de nos sociétés. Laissons l’Amérique actuelle, si elle le désire, épuiser ce qui lui reste d’énergie dans la " lutte contre le terrorisme ", ersatz de lutte pour le maintien d’une hégémonie qui n’existe déjà plus. Si elle s’obstine à vouloir démontrer sa toute puissance, elle n’aboutira qu’à révéler au monde son impuissance.

 

Martine Robert


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