Agriculture, entre raison et déraison
Contribution de Régis Coromina
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L’agriculture traverse une passe difficile. Inutile de revenir sur l’ESB et autre fièvre aphteuse, les médias en ont suffisamment fait leurs « choux gras ». Ces « crises » sont tout sauf une surprise pour qui s’intéresse un peu de près au monde agricole et à ses pratiques productivistes. On ne joue pas les apprentis sorciers, les alchimistes de la nature, sans en payer les conséquences un jour ou l’autre. Mais l’homme n’est-il pas un animal doué de raison ? Il devrait donc, en toute logique, tirer les conclusions de ses errements passés et s’engager sur de nouvelles voies. Concernant l’agriculture, ou plutôt une certaine agriculture, l’entêtement semble tenir lieu de politique.

Au moment où l’opinion réclame des méthodes de production plus respectueuses de l’environnement, certains agriculteurs, certainement « intoxiqués » par l’industrie chimique, le lobby agricole, les chambres d’agriculture etc., refusent d’admettre qu’ils font fausse route et vont ainsi à l’encontre de l’intérêt public. Ils accusent au contraire les « méchants écolos » de propager de fausses informations et de salir leur profession. Le drame se situe là justement : ces gens agissent comme des industriels, ils se pensent en tant que chefs d’entreprise qui doivent rentabiliser leur outil de production. Pour eux, la nature n’est plus qu’un matériau corvéable à merci, un moyen pour atteindre un objectif de rentabilité. Alors qu’ils devraient être les premiers écologistes, comme l’étaient leurs prédécesseurs, défendant la terre qui les fait vivre, ils s’acharnent à l’abîmer, sans se soucier des conséquences à moyen et long terme. Quelle nature vont-ils laisser aux générations futures, terme si à la mode ? Il n’est pas besoin d’être devin pour le savoir, il n’y a qu’à observer ce qui se passe d’ores et déjà, sous nos yeux effarés.

Les exemples ne manquent pas : pollutions des eaux et de l’air par le trio infernal pesticides-insecticides-engrais, contamination de la faune et de la flore sauvages par ces mêmes produits, assèchement des zones humides par drainage, irrigation intensive, etc. Certes, ces procédés ont permis un certain nombre de progrès qu’il ne faut pas nier. C’est leur utilisation déraisonnable qui est en cause.

Pour illustrer ce débat, nous allons nous appuyer sur le cas de la bromadiolone. Il s’agit d’un anti-coagulant utilisé principalement dans l’Est de la France et plus particulièrement dans le Haut-Doubs, dans la lutte contre le campagnol. Son utilisation à grande échelle, de façon non sélective, entraîne de véritables catastrophes écologiques.
 

La bromadiolone, un drame écologique, un scandale politique
 

Tout d’abord, fixons le contexte d’utilisation de ce produit.
La pullulation du campagnol est un phénomène naturel qui se produit selon des cycles de cinq ou six ans. Ces alternances d’abondance et de rareté fournissent de la nourriture à de nombreuses espèces sans endommager la végétation. Quand ils deviennent trop nombreux, les campagnols attirent quantité de prédateurs qui les chassent et en réduisent le nombre. Ainsi, le milieu vivant se trouve naturellement auto-régulé et parfaitement équilibré à l’échelle de quelques années.

Mais, de nouvelles pratiques agricoles ont affecté ces cycles naturels. Le compactage des terrains par les engins mécaniques, la monoculture, la conversion des terres pour l’élevage laitier, la destruction des haies ont façonné un milieu ouvert, favorable au campagnol et défavorable à ses prédateurs, de sorte que les cycles n’ont cessé de se rapprocher, jusqu’à devenir très problématiques pour les exploitants dans les années 80.

On décide alors de répondre à cette situation par des moyens chimiques et de combattre les campagnols en les empoisonnant. La bromadiolone était utilisée contre les rats dans les grandes villes. On choisit de l’employer aussi à la campagne, en négligeant l’impact négatif, pourtant connu de ce produit.

La bromadiolone agit sur la coagulation du sang des animaux à sang chaud. Son ingestion entraîne une mort lente et pénible dans un délai de 24 à 36 heures. Ainsi, le rongeur ayant avalé ce poison n’en meurt que deux jours plus tard pendant lesquels, très affaibli, il est très vulnérable à ses prédateurs naturels. Or, le campagnol est un peu comme le plancton des carnivores terrestres, il est à la base de la chaîne alimentaire pour un grand nombre d’espèces : belettes, renards, putois, fouines, blaireaux, sangliers, rapaces, lynx…, en les mangeant en grande quantité, finissent par s’empoisonner à leur tour.

A titre d’exemple, en 1998/99, en Franche Comté, à la suite d’une seule campagne sur 44 000 hectares, on a dénombré 846 victimes « non-ciblées », c’est-à-dire indirectes (427 buses, 232 renards, 11 blaireaux, 53 milans royaux…). Dans le Doubs, on estime à 70 % la diminution des effectifs du milan royal, espèce protégée et menacée.
Par ailleurs, aucune étude n’a jusqu’à présent été menée sur les risques sanitaires pour l’homme : ni la concentration en poison dans le lait, et donc dans le fromage, ni celle dans l’eau des nappes phréatiques ne sont connues. Pourtant, on peut raisonnablement penser que les risques ne sont pas négligeables.

Pourquoi, alors, le principe de précaution, utilisé à tort et à travers ces derniers temps, ne s’applique-t-il pas ici ? Il faut croire que cela gênerait trop l’industrie agrochimique et certains milieux agricoles. Et puis, peut-être, la médiatisation est-elle encore insuffisante. En attendant, les services de l’Etat, et en premier lieu les Préfets, qui décident des campagnes de lutte chimique, mettent un zèle exemplaire à encourager le recours à la bromadiolone. Ainsi depuis 1998, le produit est-il autorisé sur appâts secs, comme le blé, et simplement répandus sur le sol, ce qui multiplie le nombre et la diversité des victimes. Mais l’épandage est plus facile et moins coûteux…En revanche, l’Etat ferme les yeux sur les nombreux manquements aux règles d’utilisation régulièrement constatés.
 

Un procédé inefficace
 

Malgré ces mesures extrêmes, les objectifs de contrôle de population de surmulots ou de campagnols n’ont pas été atteints. Les dégâts ont à peine diminué. Au lieu de considérer à la fois le peu d’efficacité des campagnes et les dégâts qu’elles occasionnent, on a préféré s’entêter dans l’erreur en augmentant les doses et les surfaces traitées. Un cycle infernal est enclenché.

Ni l’administration, ni le milieu scientifique ou agricole n’envisagent pour l’instant d’alternative à la bromadiolone. Pourtant, tous les acteurs doivent comprendre qu’il convient maintenant de mener un lutte raisonnée et intégrée. La pullulation des campagnols est due aux modifications que l’homme a imposées à son environnement. Les réponses appropriées passent par le respect des équilibres naturels. Pour cela, de nouvelles méthodes culturales doivent être appliquées :

· rotation des cultures,
· retour aux herbages,
· restauration des haies qui fractionnent l’espace et procurent des abris aux prédateurs.

Des agriculteurs ont compris l’urgence de la situation et ont fait machine arrière. Ils sont encore trop peu nombreux. Pourtant il est plus économique et propre de laisser un renard dévorer ses 2 000 campagnols par an que de répandre massivement un poison dévastateur. Alors, qu’attend-on pour l’interdire ou au moins le réglementer fortement ?

Les associations écologistes ont multiplié les recours tant devant les juridictions européennes que devant les tribunaux administratifs, avec quelques succès symboliques (annulation du décret préfectoral dans le département du Jura en 1999) mais sans obtenir jusqu’à présent l’abandon du produit. Il serait bien plus simple que la décision vienne du Ministre de l’agriculture. Mais, M. Glavany ne veut rien entendre, malgré les demandes appuyées de sa collègue Dominique Voynet. Faudra-t-il attendre qu’un nouveau scandale éclate pour que les choses bougent ?

En attendant, que peut faire tout un chacun devant une telle situation ? Tout d’abord, le faire savoir, en parler autour de soi. Ensuite, signer les pétitions qui circulent. Nous joignons celle de l’ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages : www.aspas-natur.org)

Régis Coromina
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