« Un digne héritier » – Keith Dixon –  éd.Raisons d’agir-
Contribution  de Bernard Marion
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Keith Dixon a écrit un autre livre « Les évangélistes du marché », qui est une réflexion sur la construction de la Pensée Unique à partir des années 70 et sur le long travail de subversion intellectuelle depuis les années 30, entrepris contre l’ordre keynesien.
La lecture parallèle de son second livre, consacré au « blairisme », est un éclairage indispensable pour comprendre, lutter et résister aux idées libérales dominantes.

Le livre « Un digne héritier » a été écrit en 1999. Depuis cette date, les évènements politiques ont été nombreux. Mais, l’évolution de la situation en Grande-Bretagne a précédé beaucoup les débats de la Gauche européenne entre autres, et l’orientation économique et sociale du pays depuis les années 70 a poursuivi l’offensive de restauration néo-libérale (entreprise sous Reagan aux Etats-Unis) sous couvert de la mondialisation.

Il s’agit de comprendre, à travers le livre de Keith Dixon, un phénomène politique, le Blairisme, de situer sa place dans l’histoire de la Gauche anglaise, et cela, à partir de la rhétorique (le discours) et des réalités de la modernisation du Parti travailliste.  Quand Anthony Blair prend la tête du parti travailliste, à la mort de John Smith en 1994, il n’est guère connu et pourtant, il est militant depuis plusieurs années et membre du cabinet fantôme mis en place sous l’ère Thatcher. D’ailleurs, les médias vont l’affubler du surnom de « Bambi ». Comment le gentil personnage de Disney s’est-il transformé en homme politique aux dents acérées, pourfendeur de la « vieille Gauche », des pauvres, des petits délinquants, et va-t-en guerre de l’intervention au Kosovo ?
 

I – Le blairisme (le néo-travaillisme) comme poursuite du thatchérisme : la continuité
 
 

En 1975, Thatcher prend la direction du parti conservateur : elle entreprend le démantèlement syndical, la remise en cause globale des fondements du compromis social démocrate de l’après-guerre.
 En 1979, victoire des conservateurs aux législatives, nouveau credo monétariste, intervention du FMI, réduction drastique des dépenses publiques, abandon du volet social, privatisations, marchandisation de toutes les activités.
En 1990, en Grande-Bretagne, l’économie est massivement sous contrôle privé. Le marché du travail est le plus déréglementé d’Europe et les salariés britanniques les moins protégés.
En 1995, Tony Blair « relooke » le parti travailliste et s’engage à  ne pas toucher aux grandes lignes d’une politique néo-libérale.

Le blairisme avait besoin de créer une rupture avec le travaillisme anglais, issu de la 2ème guerre, avec les politiques économiques et sociales mises en place au pouvoir : Etat social, intervention de l’Etat dans l’économie, bref, « d’en finir avec le socialisme ». La mondialisation en œuvre depuis plusieurs années va venir à l’aide des néo-travaillistes, en leur offrant une justification à leur rhétorique : « le marché est le moteur indispensable de l’économie, la mondialisation nécessite que les entreprises soient compétitives, que les firmes étrangères puissent investir sans entraves en Grande-Bretagne. L’Etat doit donc leur offrir les conditions d’une fiscalité qui les attire, quitte à mettre à mal l’Etat-Providence. C’est cela la « modernisation » thème déjà cher à la Droite travailliste sous la direction des anciens leaders Kinnock et Smith.
 
 

II – Le néo-travaillisme
 

En finir avec le socialisme
 

Le premier acte symbolique, destiné à signaler la volonté de rupture avec le passé du Parti travailliste, et donc avec le « vieux » travaillisme, fut sa décision d’exiger une révision, dès 1995, de l’article 4 de la constitution du Parti travailliste. Blair signalera plus tard cette décision, approuvée par deux tiers des délégués au congrès spécial du Parti travailliste en avril 1995, comme la « refondation » du travaillisme britannique. La comparaison avec le congrès de Bad Godesberg du SPD allemand, qui vit les socialistes allemands rompre définitivement avec la tradition marxiste, vint tout naturellement dans beaucoup des commentaires médiatiques de l’époque, même si la doctrine marxiste avait eu peu d’influence au sein du Parti travailliste.
 

La rédaction originelle de l’article 4, datant de 1918, préconisait l’obtention, pour les travailleurs intellectuels et manuels du « plein fruit de leur industrie et la distribution la plus équitable de ce fruit qui puisse être envisagée sur la base de la propriété commune des moyens de production, de distribution et d’échange, et du système le  plus approprié d’administration et de contrôle populaires de chaque industrie ou service ». De compromis boiteux proposé par l’intellectuel Fabian, Sydney Webb, et le syndicaliste travailliste transfuge du libéralisme, Arthur Henderson, pour tenter d’unir les différentes tendances du jeune Parti travailliste autour d’un projet de société commun, l’article 4 est devenu au fil des ans, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, la pierre de touche de la gauche travailliste, la preuve en quelque sorte que le parti qui, une fois au pouvoir, n’avait jamais sérieusement envisagé de mettre en œuvre ces objectifs ambitieux, avait quand même une âme (et que ceux et celles qui croyaient à une possible transformation socialiste de leur société y avaient une place). La droite travailliste ne s’y trompait pas d’ailleurs lorsqu’elle lança dès les années 50 une campagne pour la révision de cet article : il s’agissait effectivement de rompre avec les objectifs socialistes du travaillisme. Mais jusqu’à l’arrivée de Blair, aucun dirigeant n’avait réussi à supprimer cette énonciation, un peu alambiquée certes, de l’utopie collectiviste. En y réussissant, Blair a enterré symboliquement la tradition socialiste qui, dans toute sa diversité, barrait la  troisième voie vers l’acceptation des lois d’airain du marché.
 

La nouvelle rédaction de l’article 4, qui emprunte beaucoup à la rhétorique communautariste, évacue toute référence à la propriété des moyens de production (et pour cause) et aux modes de gestion des entreprises. Elle définit le Parti travailliste comme un parti « socialiste démocratique » (termes d’ailleurs que Blair n’aime guère et n’utilise jamais dans ses discours publics) qui « croit que, par la force de nos efforts communs, nous pouvons faire plus que nous ne pouvons faire seuls, ce qui implique pour chacun les moyens de réaliser son plein potentiel, et pour tous une communauté où le pouvoir, la richesse et les chances sont aux mains du plus grand nombre et non pas de quelques-uns ; où les droits dont nous jouissons reflètent nos obligations… ». Pour arriver à ces objectifs, sans doute louables mais terriblement vagues, il faut « une économie dynamique », « une société juste », « une démocratie ouverte » et « un environnement sain ».
 

Mais, la nouvelle orthodoxie économique (la troisième voie) lentement élaborée par Blair et ses théoriciens Giddens et Stuart Hill, n’est pas forcément monnayable dans le domaine électoral : aucun parti ne pourrait mobiliser son électorat sur la base de l’acceptation générale du règne sans partage du capital mondialisé et de la « promotion des bienfaits de la main invisible du marché » (Même pendant les années fastes de Thatcher, il a fallu proposer autre chose que l’éloge Hayekien du marché : par ex, le nationalisme impérial et nostalgique pendant la guerre des Malouines.

Blair et le nouveau groupe dirigeant ont eu aussi à réinventer une mystique politique ; Le recours au verbe « communautariste », au langage des nouvelles solidarités arrimées aux devoirs et aux responsabilités sont de plus en plus fréquents.  On cherchera à réactiver une dimension puritaine et moraliste de la tradition travailliste.
 

Ainsi, dans ses discours publics, Blair mettra de plus en plus  l’accent sur sa «vision morale » pour le XXIè siècle, dénonçant l’égoïsme et le laxisme moral de nos sociétés, s’élevant contre les fléaux de la petite délinquance et de la promiscuité sexuelle adolescente, prêchant en faveur des valeurs chrétiennes incarnées dans la vie de famille (traditionnelle s’entend), proposant des mesures parfois draconiennes (la prison pour de très jeunes délinquants ; le couvre-feu pour les adolescents aux appétits sexuels débridés) pour un retour à l’ordre public .
 

On cherchera aussi à renforcer l’image « radicalement moderniste » du néo-travaillisme, surtout dans le domaine constitutionnel : autonomie de l’Irlande du Nord, Pays de Galles, Ecosse, engagement de la réforme de la Chambre des Lords.
 

Les pratiques gouvernementales blairistes
 

1 – La stratégie néo-travailliste qui sera mise en œuvre après la victoire de mai 1997 peut se résumer ainsi : un cadre économique général hérité des néo-libéraux conservateurs (priorité de la lutte contre l’inflation ; compression des dépenses de l’Etat et des impôts directs ; retrait massif de l’Etat du domaine économique ; maintien de la «flexibilité » sur le marché du travail et donc de la quasi totalité du dispositif juridique anti-syndical introduit par Thatcher…) à l’intérieur duquel s’imbrique un petit nombre de réformes sociales « de gauche » destinées à souder les électeurs paléo-travaillistes au bloc « modernisateur » et un ensemble de mesures qui ont pour objectif de stabiliser l’ordre constitutionnel britannique mis à mal par des années de contestation nationaliste dans les pays de la périphérie (sans parler de la guerre civile en Irlande du Nord).
 
 
 

2 – Privatisation et « partenariat » public-privé –
La privatisation prend des formes diverses sous les
 néo-travaillistes. A côté de la privatisation
« classique » c’est-à-dire le transfert pur et simple
 d’actifs ou d’activités du public vers le privé
 (la décision récente de privatiser le contrôle
 aérien britannique en est un exemple parmi d’autres)
 on voit émerger des formes plus hybrides.
Pour desserrer la contrainte financière publique, des
 projets de « partenariat public-privé »
 ont été promus dans plusieurs domaines-clé. Ainsi,
 l’initiative financière privée (Private Finance Initiative) initialement introduite par les conservateurs pour
 développer la privatisation « rampante » des services publics a été non seulement conservée mais développée par l’administration néo-travailliste. Par ce biais des entreprises privées sont non seulement sollicitées pour la construction de nouveaux hôpitaux et de nouvelles écoles, mais elles en deviennent propriétaires. On arrive ainsi à une privatisation partielle de fait.

Les effets de cette semi-privatisation se conjuguent avec les pratiques sociales acceptées sinon encouragées par les néo-travaillistes après avoir été préconisées par les thatchériens et qui conduisent de fait à un élargissement du secteur privé. Au nom de « l’équité sociale », on pousse par exemple les couches moyennes à acheter des services qui auparavant étaient fournis à tous par le secteur public. Ceci est vrai pour la santé, mais la même tendance se remarque dans le secteur éducatif : dans l’enseignement primaire et secondaire, il y a eu un transfert assez massif des enfants des couches moyennes hors secteur public, ce qui tend à aggraver une ségrégation sociale déjà très marquée dans le système éducatif britannique. La mise en concurrence des établissements scolaires publics, encouragée par les néo-travaillistes, et l’affichage des établissements qui « ne réussissent pas » (dans le cadre d’une politique dite de « naming and shaming ») renforce elle aussi, au sein même du secteur public les effets de ségrégation sociale, les autorités scolaires se réservant le droit de refuser certains enfants qui pourraient « ternir la réputation » de leur école. L’introduction, par le gouvernement travailliste en 1998, de frais d’inscription très élevés (10 000 francs minimum par an) pour des études universitaires (toujours au  nom de l’équité sociale) et le remplacement progressif des bourses par des prêts, viennent tout naturellement renforcer la sélection sociale dans l’enseignement supérieur.

Les exemples de la nouvelle pratique néo-travailliste de partenariat public-privé et de ses conséquences parfois étonnantes abondent. On pourrait citer, par exemple, le maintien des prisons privées en Grande-Bretagne, et cela malgré l’opposition initiale du très blairiste Jack Straw (qui les trouvait « moralement répugnantes »), certes avant qu’il ne devienne ministre de l’Intérieur dans le gouvernement néo-travailliste.

Autre exemple de partenariat public-privé, largement inspiré par l’expérience américaine : la Mac.Education
En 1998, le ministère de l’éducation introduisit la transnationale de la restauration rapide McDo, comme partenaire dans la zone d’éducation prioritaire du nord du Somerset, consolidant ainsi le rôle joué par cette firme dans l’enseignement britannique depuis le début des années 90 (dans un « pack éducatif » distribué dans les écoles primaires, le sponsor McDonalds invitait les enfants à faire de l’histoire locale en réfléchissant aux différents utilisations antérieures … du site du restaurant McDonalds dans leur ville ; parallèlement les enseignants de musique étaient invités à inventer des chansons sur le thème « Old McDonald had a store »). On est ici apparemment en pleine modernité éducative.
Conclusion
 

Quel sera l’évolution du travaillisme anglais, de la gauche plus largement ? Comment la Gauche européenne se situera par rapport à cette évolution, et plus précisément, quelles résistances existent aujourd’hui face à ce qui est une démission idéologique, une rupture politique dans l’histoire de la Gauche et du mouvement ouvrier ?

Une analyse critique de 4 années d’exercice du pouvoir par les néo-travaillistes britanniques est nécessaire. La présentation lénifiante du miracle économique britannique commence à trouver ses contradicteurs. Ainsi, par exemple, le mythe de la flexibilité et ses prétendus effets bénéfiques sur l’emploi et la compétitivité des entreprises commencent à faire long feu, et la dérégulation du marché de l’emploi à faire l’objet d’analyses moins favorables. Les petits boulots londoniens aux conditions qui rappellent l’époque victorienne attirent moins les jeunes chercheurs d’emploi français. La flexibilité telle qu’elle s’est développée a été surtout un moyen de discipliner les salariés qui, pendant une trentaine d’années, après la seconde guerre mondiale, avaient avec l’aide des syndicats, accumulé un formidable potentiel défensif organisationnel et symbolique, face aux employeurs.

La modernisation néo-travailliste n’a apporté aucune  solution à ceux et celles qui étaient en droit d’attendre une amélioration significative de leur situation de la part du parti qui est au pouvoir, largement grâce à leurs suffrages : chômeurs, salariés pauvres et moins pauvres qui subissent de plein fouet la « révolution néo-libérale » largement institutionnalisée par les blairistes.

Bernard Marion

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