« Les évangélistes du marché » - Keith Dixon (1)
Contribution d’Odile Mangeot
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Le Royaume-Uni –dans les années 80- sous Thatcher- devient le pays du « libéralisme réel ».
Keith Dixon analyse le long travail de « subversion intellectuelle », mené depuis les années 30, contre l’ordre keynesien ; ce travail aboutit grâce à la crise économique et politique en Grande Bretagne.

Ce livre nous pose la  question du « marché sans entraves » et de ses conséquences, mais surtout, il nous décrit le processus d’hégémonie de la pensée unique.

Il peut nous stimuler dans la construction d’un mouvement de résistance à cette « pensée unique ».
 

I – Portrait d’un « évangéliste du marché »

Il a un ennemi : l’Etat interventionniste. Pour lui, rêver d’une démocratie politique et d’un planisme économique, c’est rêver d’un Etat totalitaire. Il veut construire un nouveau sens commun : le marché sans entraves, avec une monnaie forte, des finances publiques saines ; il veut « réduire » l’Etat, combattre le service public, ses insuffisances, ses lourdeurs.C’est son Evangile.

 Dès lors, il faut disqualifier l’adversaire qui ne se plie pas à cette pensée et aux contraintes de la mondialisation libérale. L’adversaire de cette pensée est fatalement archaïque, idéaliste, irresponsable, utopiste ; il est la « loony left » ( la  gauche  « barjo ») que la droite britannique dénonçait dans les années 80.

Comment évangélise-t-il ? Il a une « boîte à penser », un « think tank ». Dans l’absolu, c’est un forum de réflexion, vecteur de l’activisme politique de certains intellectuels. Certains sont indépendants et méritent ce nom. D’autres se consacrent à la défense et à l’illustration de certaines doctrines, faisant avancer leur pensée et non la pensée.

II – Naissance et organisation de la pensée néo-libérale.

Elle remonte aux années 30. Le premier « think tank » néo-libéral britannique est né en 1938, à Paris, le Colloque Walter Lippmann est la première réunion internationale de l’avant-garde intellectuelle du libéralisme économique militant. Une trentaine de journalistes, universitaires, économistes, sous la houlette de l’école autrichienne de Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises et du principal théoricien du monétarisme, l’Américain Milton Friedman. Pour eux, le collectivisme (nazisme, fascisme, régime soviétique, nouvelle doctrine keynesienne) est l’ennemi. Il faut s’organiser contre la « dérive étatiste de l’Occident », créer un centre international pour la rénovation du libéralisme.

 Il ne verra pas le jour à cause de la guerre. Ce n’est que partie remise. La pensée chemine.

En avril 1947 naît la Société du Mont Pèlerin. Elle structure l’opposition intellectuelle à toutes formes d’interventions étatiques. Von Hayek, von Mises et Milton Friedman ont pour objectif principal de renverser l’ordre keynesien, pour stratégie, d’organiser le courant contestataire, de développer une cohérence théorique en évitant les dérives thématiques marginalisantes (extrèmismes, xénophobie…), de constituer des réseaux politiques (le parti conservateur en Grande-Bretagne), sociaux, d’influence et d’entraide, médiatiques (Newsweek, Daily Telegraph…), et enfin des réseaux dans le monde des entreprises. La stratégie consiste  également en la création « d’écoles » ou de centres de formation intellectuelle, grâce à des bailleurs de fonds –c’est notamment Antony Fisher, milliardaire éleveur industriel de poulets- qui financent l’IEA –Institut des Affaires Economiques. Ces réseaux et instituts vont se développer au Canada, à San Francisco, en Australie, en Amérique latine… Les philosophes et écrivains, intellectuels, du XIXème siècle en Grande-Bretagne, sont hostiles aux valeurs du capitalisme ; il faut entreprendre la conversion de ces faiseurs d’opinion.
 

Le mûrissement de la pensée est à l’œuvre. Le maillage est tissé. Reste le travail du champ politique pour la « prise de pouvoir ». Ce n’est donc pas la fatalité si la crise britannique, dans les années 70, a permis au néo-libéralisme de percer.

III – La pensée néo-libérale est au pouvoir

La Grande-Bretagne, dans les années 70, traverse une crise économique, avec des conflits sociaux forts (les mineurs en 74),  une crise constitutionnelle (troubles en Irlande du Nord) et  une crise politique. L’on assiste successivement  à la division du parti conservateur (rupture thatchérienne), à la prise du pouvoir par les travaillistes (Harold Wilson) avec une faible majorité au Parlement, puis à la crise du parti travailliste, qui aboutit à la création du parti social démocrate en 1981.

La pensée néo-libérale peut ainsi s’épanouir. L’heure est aux ruptures radicales face au keynesianisme. C’est, alors, dans les années 70/75, la grande période des conversions et des reniements intellectuels, favorisée par une activité redoublée de l’IEA. Le keynesianisme a failli. Tournons-nous vers le néo-libéralisme. Von Hayek obtient le prix nobel d’économie en 74.

En 74, Thatcher et sa tête pensante Keith Joseph, créent le Centre d’Etudes Politiques, moyen de combat intellectuel militant en faveur des idées néo-libérales du parti conservateur. En 75, elle prend la direction du parti conservateur… on connaît la suite (cf référence au texte qui précède de Bernard Marion), jusqu’au « digne héritier » qui « parfait l’œuvre » !!!
 
 

Ce phénomène s’étend à l’Europe pour
 devenir le fondement d’une pensée
économique et sociale internationale
 unique, exprimée dans l’accord de
 Maastricht et dans le projet de l’AMI
(Accord multilatéral sur l’investissement).
 
 
 
 
 

Conclusion

Aujourd’hui, partout où l’on a « libéré » les forces du marché, les inégalités sociales se sont accrues. En Grande-Bretagne, 30 % de la population active est dans la détresse matérielle, des milliers d’enfants de moins de 12 ans travaillent, les « petits boulots » fleurissent, le mouvement syndical est affaibli, mais les valeurs collectives restent vivaces.

En France, on a vu une centrale syndicale défendre la réduction des droits sociaux au nom du réalisme économique mais on a aussi vu fleurir les mouvements plus radicaux refusant la paix avec le capitalisme. « Si la pensée est unique, elle n’est pas partagée par tout le monde ».

Dans le monde, les crises économiques successives soulignent l’écart entre réalité et utopie néo-libérale. La naissance de mouvements contre l’AMI, d’ATTAC, des mouvements de chômeurs, de SUD… la naissance en France et ailleurs des Groupes du Monde Diplo, tout cela crée l’espoir, qu’à l’inverse du mouvement néo-libéral, le mouvement de lutte contre la pensée unique ultra-libérale, contre la marchandisation du monde est en route ;  les conversions sont à l’œuvre, celles qui luttent contre « cette utopie d’une exploitation sans limites »(2), destructrice de l’Homme et de la biosphère.
 

Odile Mangeot
 
 

(1) Les évangélistes du Marché – Keith Dixon- ed. Raisons d’Agir- 1998-
(2) Pierre Bourdieu – « le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites » in Contre-feux, Liber-Raisons d’agir, 1998

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