La question est examinée au cours des années 70-90 dans
une usine d’environ 2500 personnes, filiale d’un groupe employant plus
de 30.000 personnes.
L’auteur a été employé comme salarié du
groupe 1973 à 1995 ; sa vie industrielle a pris fin en février
1995, date de son licenciement économique au-delà de l’âge
de 55 ans.
Durant l’ensemble de sa carrière industrielle il s’est attaché
à conserver l’intégralité des tracts syndicaux, communiqués
de direction, journaux d’entreprise.
2 - QUESTIONNEMENT
Comme le titre l’indique, ce texte parle du passage du Monde Industriel
au Monde Marchand. Ceci nous amène à nous poser plusieurs
questions :
Y a t-il eu passage du Monde Industriel au Monde Marchand ?
Tous les acteurs sociaux sont–ils passés du Monde Industriel
au Monde Marchand ?
En quoi a consisté ce passage ? S’est il accompagné de
la disparition et de l’apparition de certains traits caractéristiques
?
Quand, où et comment s’est-il produit ?
Nous tenterons de trouver une réponse à ces questions
avec l’aide exclusive de tracts syndicaux et communiqués de Direction
patiemment recueillis une vie professionnelle et en nous limitant, dans
un premier temps, au seul examen des années 77 et 89.
3 - NOS INSPIRATEURS
Viviane Isambert–Jamati, qui est reconnue dans la littérature
comme le modèle de réussite d’une analyse thématique
de contenu, (Isambert-Jamati (Viviane), Crises de la Société,
crises de l’Enseignement, Paris, Ed. de l’EHESS et INRA, 1989.) a été
notre première inspiratrice. Elle examinait la variation, pendant
une centaine d’années, du discours des orateurs de distribution
des prix ; c’est-à-dire d’un seul acteur social. Nous nous promenons
moins dans le temps, mais nous examinons par contre les discours de 4 acteurs
sociaux : une direction et trois syndicats
Raymond Aron (Dix-huit leçons sur la société industrielle,
Gallimard, Paris, 1992) nous a fourni une description de traits communs
aux sociétés industrielles et Thorsten Veblen (1899, Théorie
de la classe de loisirs, tr. fr, Paris, Gallimard, 1970.) une distinction
entre l’instinct industrieux des artisans et l’instinct prédateur
des marchands.
Nous avons essentiellement retenu de Luc Boltanski et Laurent Thévenot
(De la justification, Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard,
1991) qu’il existait plusieurs Mondes dans lesquels les acteurs sociaux
se justifiaient en grandeur ; Boltanski et Thévenot différencient
six mondes dont les caractéristiques essentielles sont les suivantes
:
Dans le Monde civique on accède à la grandeur en sacrifiant
les intérêts particuliers et immédiats.
Au sein du Monde industriel l’évaluation de la grandeur
des personnes se réfère à la mobilisation d’un principe
supérieur commun d’efficacité.
Le Monde marchand est un monde où l’intérêt est
la vraie motivation.
Dans le Monde de l’opinion le rapport de grandeur est une relation
d’identification.
Boltanski et Thévenot appellent monde domestique un monde
où la grandeur est fonction de la position occupée dans des
chaînes de dépendances personnelles.
Enfin dans le Monde de l’Inspiration les personnes sont plus ou moins
grandes en tant qu’elles sont susceptibles de connaître le jaillissement
de l’inspiration.
Nous avons retenu aussi que ces mondes étaient ouverts, qu’il
y avait des possibilités de compromis entre différents mondes
et passage d’un Monde à un autre. C’était bien ce que nous
cherchions à analyser en évoquant le passage du Monde industriel
au Monde Marchand.
3 - METHODOLOGIE
Disons un mot du choix de la méthode thématique utilisée
pour analyser le contenu des documents recueillis. Celle-ci consiste en
la recherche de différents thèmes et catégories auxquels
il est fait appel dans le discours.
Une autre inspiratrice : Laurence Bardin (L’analyse de contenu, Paris,
P.U.F., 1986.) et sa théorisation de l’organisation en boites
et en tas nous a aidé dans ce travail. Nous avons d’abord fait des
petits tas avec les mots et les éléments de phases,
que nous trouvions significatifs dans les textes considérés,
et nous avons groupé ces tas dans des boites et ainsi de suite.
Nous avons terminé en mettant les petites boites (les catégories)
dans des grandes boites (les thèmes) pour arriver à des thèmes
et catégories significatives et différenciées.
Le comptage du nombre de lignes utilisée à chaque apparition
d’une catégorie dans le discours nous a servi de moyen de quantification
des thèmes et catégories.
Nous avons procédé de la sorte pour chaque acteur social
et nous avons bien sûr réalisé une synthèse
de l’ensemble ainsi obtenu afin que les thèmes et catégories
examinées soient les mêmes pour tous les acteurs sociaux
Nous avons utilisé le logiciel Excel pour effectuer tous les
calculs nécessaires. (voir feuille n°1).
4 - THEMES ET CATEGORIES DENOMBREES
Nous avons ainsi recensé 9 grands thèmes et 57 catégories
à l’intérieur de ces thèmes.
On trouvera en annexe la liste, de ces différents thèmes
et catégories avec leur quantification dans le discours pour chaque
acteur social dans l’année 77 et l’année 89.
5 - REPONSES A NOS QUESTIONS
Il nous faut examiner maintenant les réponses à apporter à nos diverses questions de départ.
Nous allons nous intéresser d’abord aux disparitions et apparitions de traits caractéristiques survenus entre 77 et 89 dans le vocabulaire de la Direction et des Syndicats.
Le changement est surtout flagrant chez la Direction.
Son vocabulaire est devenu offensif en 89 alors que celui de la Direction
de 77 était défensif.
Examinons maintenant thème par thème les changements quantitatifs et qualitatifs rencontrés.
L’évolution de la Direction sur le thème du temps a été
considérable. Nos mesures quantitatives montrent un passage de 18,6%
à 1,3%.
La Direction attachait en 77 une importance très grande à
un temps organisé d’une manière très précise
autour du temps de travail ; en 89 elle manifeste une indifférence
totale vis à vis du temps.
La Direction va passer d’un espace de 77 organisé et aux
frontières très précises en particulier autour de
l’établissement industriel à un espace de 89 aux contours
imprécis. Cet espace devient par contre illimité avec la
glorification de la mondialisation.
Curieusement l’espace virtuel du sponsoring sportif dans l’ascension
des sommets de l’Himalaya est décrit d’une manière excessivement
précise.
La part consacré au Bilan et à l’Organisation de l’Entreprise
s’est considérablement accru quantitativement entre 77 et 89, l’Entreprise
devient le centre des préoccupations.
Ce recentrage sur l’entreprise se produisait au moment même où
l’entreprise licenciait.
Sur le plan qualitatif la Direction est passée d’un discours
de 77 avec une égale importance attachée à toutes
les fonctions de l’entreprise à un discours de 89 privilégiant
très nettement l’aspect commercial. L’introduction en 77 d’une organisation
par ligne produits a pu constituer un des préludes à ce changement.
On constate en 89 une plus grande précision dans la description
des investissements qui sont effectivement devenus très importants
après 81 suite à la prise de contrôle de la compagnie
par l’Etat.
La Direction de 77 attache une importance très grande au rôle
de l’Etat. Celle de 89 parle abondamment de ses actionnaires privés.
Ceci est assez curieux car en 77 la plus grande partie du capital était
détenue par des actionnaires privés et américains
; en 89 par contre l’Etat est de loin l’actionnaire principal et le PDG
de la Compagnie est nommé en conseil des ministres.
Dans les deux années ; une constante existe : la Direction ne
se glorifie pas des bénéfices dans les communiqués
destinés au Personnel.
Dans le domaine des classifications professionnelles et institutionnelles
la montée des accents individualistes dans le discours de
89 remplace le collectif hiérarchisé au centre de son discours
de 77.
Des agrégats d’individus indifférenciés au sein
de groupes et de clans aux contours indéfinis ont remplacé
des appartenances fonctionnelles, de métier, ou organisationnelles.
Les Elites peu nombreuses ( les cadres supérieurs) prennent le pas
sur des hiérarchies organisées.
En dessous de la qualification cadre on est qualifié par ce
qu’on n’est pas ; on qualifie de non-cadres les salariés ouvriers,
employés, techniciens n’appartenant pas à la catégorie
cadre.
Vient ensuite un changement complet dans l’appréciation des
compétences : le savoir- être et le faire-savoir remplacent
le savoir et le savoir faire.
En 77 le thème de la rémunération du travail occupe
une place très importante dans le discours de la Direction et elle
s’efforce de justifier ses positions vis à vis des syndicats même
si les désaccords de fond restent importants sur ce sujet en particulier
sur ce qu’elle appelle les charges salariales.
En 77 la Direction affiche même parfois une volonté d’augmenter
préférentiellement les bas salaires qui correspond à
un certain souci d’égalitarisme.
En 89 les augmentations s’individualisent de plus en plus.
En 77 la Direction essaye de mettre en place un système d’emplois
jeunes au financement duquel participe le gouvernement barriste de l’époque.
En 89 le non-emploi devient une affaire que chacun doit régler
individuellement en devenant compétitif sur le marché du
travail.
La chute quantitative sur le thème des avantages sociaux est
vertigineuse. En 79 la Direction éprouvait le besoin de montrer
à ses salariés l’importance et la spécificité
des avantages sociaux de l’entreprise.
En 89 la crise de l’emploi est passée . Les avantages sociaux
sont considérés comme extérieurs à l’Entreprise,
ils n’intéressent donc pas une Direction dont le discours est centré
sur l’Entreprise.
La façon d’apprécier l’environnement de l’entreprise change.
En 77 la Direction trouve très naturel que l’Etat soit interventionniste
et proclame un blocage des salaires mais aussi des prix, alors qu’en 89
l’Etat n’est quasiment plus mentionné.
Le sponsoring sportif (d’expéditions à l’assaut de hauts
sommets de l’Himalaya) devient un point de repère très important
en 89 ; le sport permet de révéler l’agressivité dans
la prouesse et exalte l’esprit de compétition. Cette prouesse a
l’avantage d’être facilement mesurable et peut donc servir d’exemple
à suivre.
En 77 la Direction ne s’intéresse pas à la Communication,
elle se contente de s’extasier devant les nouveaux moyens de communication
à la portée de chacun comme la télévision et
essaye d’utiliser celle-ci pour ses messages internes.
En 89 la Communication prend une importance énorme. Elle devient
un moyen d’influencer les esprits. Dans ce contexte les Images Symboliques
deviennent différentes et plus nombreuses comme si le virtuel remplaçait
le réel. Elle a même son propre drapeau comme l’avaient avant
elle la Nation, l’Armée ou L’Eglise. L’Entreprise devient donc l’institution
importante au détriment d’ailleurs de la Nation, de l’Eglise et
de l’Armée et surtout d’une institution plus abstraite : l’Etat.
Le thème mode d’action fait l’objet d’une croissance énorme
chez la Direction entre 77 et 89.
La Direction de 89 va prôner l’individualisation des comportements
pour mieux s’opposer aux Syndicats partisans de l’action collective. C’est
là que le caractère offensif du projet de la Direction de
89 est le plus marqué.
Les communiqués de Direction laissent une place très importante
en 77 à la publication de Petites Annonces réservées
au Personnel. Celles-ci occupent 38% de l’espace total de l’impression.
Elles concernent des propositions de vente, d’achat et de dons entre
membres du Personnel, les annonces matrimoniales sont exclues!
Ces annonces ne constituent pas à proprement parler un discours
de la Direction ; nous les avons donc exclues, après beaucoup d’hésitations,
des opérations de quantification des thèmes ; mais leur importance
plus ou moins grande est à étudier avec attention.
Ainsi la disparition définitive de ces petites annonces en 83
est intéressante à plus d’un titre. La diffusion gratuite,
à partir de 79, d’un journal de petites annonces payantes dans la
région de B. accroît encore l’intérêt que nous
devons y porter.
En 77 on est dans une société où les dons et les
contre-dons subsistent encore ; la Direction de 77, dans ce que d’aucuns
peuvent appeler du paternalisme, fait don au Personnel de la parution des
petites annonces ; ceci peut être considéré comme un
don fait par la Direction aux membres du Personnel pour les récompenser
des services rendus à la Direction pendant leur travail et en même
temps comme une attente de recevoir de ce Personnel un contre-don
pour le don des petites annonces.
En 89, on est passé dans une Société où
l’échange marchand prime tout.
Chez les Syndicats les changements sont moins flagrants.
Après avoir été offensif en 77, le vocabulaire
est devenu défensif en 89.
principaux éléments .
La perception historique du temps est présente chez la CGT en
77 et 89. En 77 l’avenir est radieux. En 89 le temps est considéré
dans une perspective nostalgique. La CGT et la CFDT s’insurgent en 89 contre
la flexibilité qui est une manière de nier l’organisation
temporelle.
La CFDT, comme la CGT a une vision historique du temps en 77. Elle
perd toute vision historique en 89. Par contre elle commence à insister
alors pour la réduction du temps de travail.
La CGC montre en 89 sa peur de l’avenir et entre ainsi dans une vision
historique.
En 77 la CFDT exalte l’espace provincial ; elle est à l’époque
à la pointe d’un discours qui prône la décentralisation
de l’Etat jacobin.
Pour la CGT les choses se passent complètement différemment
: l’Etat centralisé est au centre de tout.
La CFDT de 89 n’accroît pas sa vision de l’espace en quantité
mais l’élargit ; le local diminue au profit du national et
de l’international.
La CGT à l’inverse accroît sa vision de l’espace
en quantité et la recentre sur le local.
La CGC, comme la CGT, accroît sa vision de l’espace en
quantité et la recentre sur le local.
Sur le thème Bilan et Organisation : en 77 comme en 89, les Syndicats
trouvent toujours que les bénéfices sont trop importants,
mais le contenu du discours change considérablement : il passe d’une
critique de caractère idéologique concernant l’organisation
future à mettre en place dans un futur plus ou moins lointain
à une critique plus précise des résultats pratiques
de la politique de la Direction. Ainsi en 77 la CFDT parlait d’autogestion
et la CGT de nationalisation.
En 89 les Syndicats se font plus précis en critiquant
les choix des investissements effectués par la Direction. La Direction
est accusée de mener une politique de désengagement industriel.
On l’accuse de mauvaise organisation et surtout de mauvaise gestion des
effectifs (sous-entendu : ayant entraîné des licenciements).
Considérons le thème classifications : en 77 la CFDT était
favorable à un affaiblissement des pouvoirs de la hiérarchie,
alors que la CGC et à un degré moindre la CGT étaient,
comme la Direction, favorables à un système hiérarchique
fort et organisé.
Le mot travailleur revient comme un leitmotiv dans presque tous
les tracts de la CGT et de la CFDT en 77. Son emploi correspond à
une sorte d’incantation rituelle rappelant à chaque instant l’appartenance
au marxisme ; il désigne celui qui vit uniquement de son travail
contrairement au capitaliste qui récupère à son profit
une partie de la valeur de ce travail.
Les positions changent peu dans ce domaine en 89 même si la CGC
abandonne un peu son nombrilisme sur les cadres, et se rapproche des autres
Syndicats.
L’Entreprise en tant qu’entité institutionnelle intéressait
peu les Syndicats en 77.
Il en va autrement en 89 où la sauvegarde de l’Entreprise devient
primordiale.
Le mot travailleur a disparu presque complètement du vocabulaire
de la CGT et de la CFDT en 89. Sa disparition désigne peut-être
un détachement du marxisme dans son utilisation comme rituel.
En 77 la CFDT privilégie l’égalité dans le thème
travail et rémunérations. Elle présente un budget
type très détaillé comprenant loyers, nourriture,
santé, transports, loisirs, habillement, investissement en matériel,
etc. et tente de démontrer qu’il est difficile de vivre avec un
salaire ne permettant pas de satisfaire les besoins de ce budget.
La CGC, par contre, dénonce l’égalitarisme au sein
de l’Entreprise. La CGT se bat avant tout sur la perte de pouvoir d’achat
érodée par l’inflation, pour elle la principale inégalité
réside dans la différence entre capitalistes et non capitalistes,
on peut donc augmenter tout le monde sans problème.
En 89 le thème est fortement déclinant chez tous les
acteurs sociaux, les licenciements sont passés par-là et
le discours moral va s’imposer chez les Syndicats pour défendre
les licenciés qui sont victimes de la plus grande inégalité
: la perte de leur travail.
En 77 le discours de la CFDT est à la fois important et
diversifié sur le thème des avantages sociaux, c’est un programme
complet de société qui est proposé.
La CGC est très opposée à la CFDT sur ce point
comme sur beaucoup d’autres, elle insiste sur le fait que les cadres sont
plus imposés que les autres catégories sociales.
Sur Santé et Sécu, le discours de la CGT est proche de
celui de la CFDT.
En 89 le thème est en chute libre chez les Syndicats qui se
contentent d’être défensifs ; mais pour la CFDT comme
pour la CGT, Santé et Sécu, reste un point de résistance
fort car les salariés sont très attachés au système
de protection sociale en place.
En 77 le thème environnement de l’Entreprise est à un
taux moyen à la CFDT. Pour la CFDT, l’Etat est l’adversaire
dans le sens où il représente l’autorité et, est
par les règles qu’il impose, un obstacle à la liberté.
La CFDT veut s’emparer de l’Etat pour détruire l’Etat.
Le thème est par contre très présent à
la CGC ; l’Etat est considéré comme l’adversaire qui augmente
les impôts des cadres.
Le thème est également très présent à
la CGT. Pour la CGT l’attitude vis à vis de l’Etat est plus complexe.
Dans le système capitaliste en place, l’Etat est un adversaire au
service des intérêts des capitalistes . Par contre l’Etat
devient bénéfique quand il est au service des travailleurs,
ainsi la CGT insiste sur l’urgence de la nationalisation de l’ensemble
des grandes entreprises et de leurs filiales en cas de victoire de la Gauche.
En 89 la CFDT a complètement changé de discours, l’Etat
adversaire s’est transformé en Etat ami qui peut adoucir les plans
sociaux et faire respecter des règles sociales.
Le discours de la CGT va par contre différer sensiblement sur
le rôle de l’Etat ; on y rappelle plus volontiers les responsabilités
de l’Etat actionnaire et donc du gouvernement socialiste de l’époque.
L’importance accordée au thème Communication diminue très
fortement entre 77 et 89 pour la CFDT et la CGC. Le nombre de tracts diminue
aussi à la CFDT.
Il augmente légèrement à la CGT avec toujours
une très forte part de recours à la publicité dans
les tracts.
Contrairement à la Direction, les Syndicats ne semblent pas
être entrés dans l’ère de la Communication dans la
période considérée.
Le thème Mode d’actions était monopolisé entièrement
par les Syndicats en 77.
Les Syndicats appelaient alors à des actions collectives (généralement
pour obtenir des avantages supplémentaires pour le Personnel). Ils
continuent à le faire en 89 mais pour s’opposer à des licenciements
en cours dans l’Etablissement.
La crise de Emploi est d’ailleurs au centre de tous les discours de
tous les acteurs sociaux en 77 comme en 89, même si les moyens d’y
remédier sont fondamentalement différents chez chacun d’eux.
La société française, dans son ensemble, est traumatisée
par l’augmentation du chômage.
Y a t-il eu passage du Monde Industriel au Monde Marchand ?
En prenant appui sur les définitions de Boltanski et Thévenot,
nous avons cherché à saisir à quels Mondes faisaient
appels la Direction et les Syndicats en 77 et en 89.
Les diverses opérations de quantification et de qualification
opérées sur les documents examinés à l’intérieur
de tous les thèmes et catégories considérées
aboutissent sensiblement à des conclusions identiques :
La Direction est passée du Monde Industriel au Monde Marchand
; nous observons en outre différents compromis avec d’autres
Mondes : en 77 c’était avec le Monde Civique et le Monde domestique,
en 89 avec le Monde de l’Opinion.
Aucun autre acteur social considéré n’a suivi un parcours identique :
Ainsi la CGC qui venait d’un monde industriel est resté dans
ce Monde Industriel en réalisant en 89 un compromis avec le Monde
civique.
La CGT a accentué en 89 vers le Monde Industriel un compromis
déjà bien entamé en 77 entre le Monde Civique et le
Monde Industriel.
La CFDT entièrement dans le Monde Civique en 77 réalise
en 89 un compromis de ce Monde Civique avec le Monde Industriel.
Il y a enfin comme une sorte de récupération par les
Syndicats ouvriers d’un Monde Industriel abandonné par la Direction
afin de retrouver une possibilité de dialogue en justification avec
celle-ci qui n’est plus possible avec le Monde Marchand.
La CGC se tourne, quant à elle, vers le Monde Civique des autres
Syndicats présents dans l’Entreprise car ses possibilités
de dialogue avec la Direction s’amenuisent. La Direction en 89 n’a plus
besoin de dialoguer préférentiellement avec la base des cadres
car elle dispose d’un nombre très important de cadres biens formés.
6 - OU, QUAND, COMMENT ET POURQUOI SE SONT PRODUITS LES PASSAGES DANS DES MONDES DIFFERENTS ET LES CHANGEMENTS QUI CARACTERISENT CES PASSAGES ?
Le modèle Boltanskien des Mondes fournit un cadre très
intéressant pour décrire, à un moment déterminé,
les références auprès desquelles les groupes sociaux
se justifient de leurs actions réelles ou envisagées.
Pour comprendre le basculement d’un groupe social d’un Monde dans un
autre entre deux époques historiquement définies, il ne me
semble pas susceptible de fournir à lui seul les éléments
de réponse suffisants. Le modèle est une aide à la
compréhension du réel, mais il n’en est que la représentation,
il ne saurait en aucun cas se substituer au réel.
Il est sûr aussi qu’on ne peut pas trouver une explication aux
changements observés entre 77 et 99 d’après la seule comparaison
de documents des deux années 77 et 89. Une analyse de documents
en des points plus fréquents pris entre 73 et 95 devrait nous
aider à mieux déterminer les facteurs du changement.
Nous avons constaté que le changement de vocabulaire de la Direction
s’est produit d’une manière très soudaine et intense au cours
de l’année 84. Il venait après la victoire de la Gauche en
81 et surtout après le plan de rigueur de 83. L’échec de
la Gauche laissait le champ libre à la Direction pour imposer un
discours offensif.
EN GUISE DE CONCLUSION GENERALE
Pour effectuer ce travail nous avons raisonné à partir de catégories dont les acteurs sociaux définissent les frontières ; or, comme nous avons pu l’observer, les définitions de ces frontières et parfois même de la catégorie toute entière changent au cours du temps. Les comparaisons quantitatives dans l’utilisation des catégories doivent donc être pondérées, comme nous l’avons fait par le changement intervenu dans leur signification qualitative.
Il est certain que l’écriture de tracts et communiqués de Direction ne représente qu’une partie faible de la vie sociale d’une Entreprise, aussi les conclusions que l’on peut tirer de ces documents ne peuvent aboutir qu’à des résultats partiels dans la connaissance sociale. Des entretiens avec un échantillon nombreux et diversifié des employés du groupe industriel examiné devaient apporter un éclairage nouveau et essentiel.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Isambert-Jamati (Viviane), Crises de la Société, crises
de l’Enseignement, Paris, Ed. de l’EHESS et INRA, 1989.
Raymond Aron (Dix-huit leçons sur la société industrielle,
Gallimard, Paris, 1992.
Veblen (Thorsten) Théorie de la classe de loisirs, tr. fr, Paris,
Gallimard, 1970.
Boltanski (Luc) Thévenot (Laurent), De la justification, Les
économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
Bardin (Laurence), L’analyse de contenu, Paris, P.U.F., 1986.