A la suite de mai 68, le mouvement ouvrier connaît une grande
combativité qui va progressivement s’épuiser face à
la contre offensive idéologique patronale relayée ensuite
par le discours politique libéral. La restructuration du capitalisme
dans un contexte qui lui est favorable va ensuite atteindre les fondements
sociologiques de la classe ouvrière. Démoralisé, le
mouvement social va connaître un reflux durable dont il peine à
sortir.
I – De 1969 à 1978, une classe ouvrière combative
Cette période est marquée surtout dans sa première phase par des luttes très dures. Radioceta en 1967, Ferrodo en 70, Moulinex en 71 et Lip en 73. La généralisation du travail parcellisé n’est plus admise. L’élévation des aspirations écloses en 1968 traduisent, non seulement une évolution des mœurs, un niveau d’études supérieures, mais surtout, un refus des hiérarchies paternalistes et corporatistes. La lutte des OS n’est plus subordonnée aux professionnels qui, surtout à la CGT, sont représentatifs d’un fonctionnement syndical en décalage avec les revendications à l’autonomie ouvrière. Dans de nombreuses luttes, en effet, l’aliénation au travail pose la question de la modification des rapports de production. Les comités centraux de grève, l’élection des délégués d’ateliers justifient, dans la pratique, l’aspiration au contrôle démocratique de l’entreprise, à l’autogestion. Les discours prétendument utopiques de démocratie sociale rencontrent la réalité des luttes concrètes.
Ce mouvement social offensif déborde largement les limites de la classe ouvrière. Tout converge pour le conforter : un syndicalisme très actif, des discours dominants faisant référence aux classes sociales, des intellectuels analysant le monde social sous la forme d’un rapport de forces.
Le discours de la CFDT laisse entendre que l’Etat centralisateur est l’ennemi principal, l’autogestion par bassin d’emploi serait possible sous la forme de « vivre et travailler au Pays », pour autant que la « bonne gestion » « avec » ( !) les salariés permette de ranger au Musée de l’Histoire le taylorisme et le fordisme. Dans sa concurrence avec la CGT, la centrale animée par E. Descamps rencontre les aspirations des jeunes ouvriers, des immigrés, des femmes.
La CGT, dont la longue histoire s’appuie sur les ouvriers professionnels, résiste à la critique « artiste », celle qui met en cause l’aliénation au travail, la discipline hiérarchique pesante du taylorisme, celle qui nie toute initiative, toute créativité. Son analyse du capitalisme la conduit à investir la machine étatique pour la transformer de l’intérieur par les nationalisations. Elle lui « interdit » en quelque sorte, de faire confiance dans « l’énergie créatrice des masses ». Et, pourtant, quelle énergie ! De 71 à 75, l’on compte chaque année 4 millions de jours de grève. De 76 à 80, le mouvement va commencer à s’essouffler (3 millions de jours de grève par an). En 92, on en sera à 500 000 jours de grève… mais nous n’en sommes pas encore là.
Car, pendant cette période, patronat et gouvernement cèdent.
Sur les rémunérations d’abord, et ce, d’autant plus facilement
que le contexte d’inflation permet rapidement de récupérer
la mise, mais surtout parce qu’ils espèrent ainsi restaurer la paix
sociale dans les usines. Mais, rien n’y fait, pour l’essentiel, les syndicats
ne contrôlent plus leur base. Alors, pour le maintien du statu quo
du pouvoir dans l’entreprise, l’on octroie le SMIC (indexé), en
1969, la 4ème semaine de congés payés, en 1970, la
mensualisation, puis l’indemnisation de la maternité. Il s’agit
d’avancées les plus significatives depuis la Libération.
Mais cela ne semble pas suffire. Conseils d’usines, délégués
d’ateliers, contrôle des modalités de travail chez FIAT… pour
le CNPF « c’est une ingérence intolérable et dangereuse
» qu’il convient de condamner « au nom des lois naturelles
de l’économie » (déjà et toujours !). Déjà
de nouvelles voix se font entendre pour légitimer sur de nouvelles
bases un capitalisme fordiste contesté en profondeur.
II – La contre offensive idéologique du patronat
Le constat précède, de la part du patronat, la récupération de la critique « artiste » par le nouveau management, et ce, avant même que ne s’opère la restructuration du capitalisme. Il convient de souligner que cette contre offensive s’est déroulée sur un terrain d’autant plus favorable qu’elle a reçu l’appui de forces syndicales avant d’obtenir la bénédiction politique de socialistes honteux convertis et subjugués, dès 1983, par les sirènes du libéralisme.
Sous l’égide de l’OCDE, réuni en mai 1971, une réunion d’experts patronaux français constate : un « phénomène de dégradation (du) comportement des travailleurs » se traduisant par un «durcissement des attitudes des salariés » et plus généralement un « fléchissement des motivations dans l’industrie » qui atteint non seulement les ouvriers mais également la maîtrise et les cadres. Les usines sont ingouvernables puisque l’on y relève « le défi permanent à l’autorité », la persistance de « conflits d’une violence disproportionnée à leurs causes », une « guerilla permanente sur les lieux de travail », le « refus du travail chez les jeunes », « l’exigence d’autonomie chez les cadres ». Ces extraits du rapport présenté par le professeur Revans préparent le terrain à la contre offensive que va lancer une fraction du patronat : « Entreprise et Progrès ».
Dressant un bilan négatif de la politique contractuelle destinée, par des augmentations de salaires, à acheter la paix sociale, soulignant que celle-ci est, par ailleurs, trop coûteuse car elle provoque la baisse de la productivité, le patronat en pointe, propose de reprendre la contrôle de la force de travail en contournant les syndicats. D’ailleurs, ceux-ci ne contrôlent plus leur base, les grèves spontanées se multiplient. Elles sont le signe d’une révolte contre le taylorisme qu’il faut intégrer.
Cette officine patronale déclare, et c’est là la nouveauté du discours, tout n’est pas à rejeter dans idées de 68. Il faut enrichir les tâches, mobiliser les ouvriers pour travailler autrement. Cette mission novatrice est dévolue au nouveau management. Cette nouvelle politique prône l’individualisation des salaires et des avantages, la constitution de petites unités indépendantes, les centres de profits autonomes, la sous-traitance et plus généralement, un discours idéologique où il est question d’initiatives, de suggestions, de créativité, d’autonomie des personnes…En octobre 1977, François Ceyrac officialise la nouvelle donne idéologique du patronat : « La réalité des entreprises est diverse, mouvante, différenciée, rebelle par nature à des formules d’organisation rigides et abstraites, à des schémas préétablis, l’entreprise est le lieu privilégié de l’innovation sociale, de l’imagination créative, de la libre initiative ». Bref, il convient d’abandonner les grandes concentrations ouvrières fordistes, et prôner la restructuration des rapports de production en faisant jouer externalisation, sous-traitance, flexibilité, juste à temps, polyvalence, délocalisation, ce qui, bien évidemment, aura pour conséquence objective la destruction des collectifs ouvriers.
Cette contre offensive qui récupère le discours critique
de 68, intervient dans un contexte favorable. Le PC et la CGT sont affaiblis,
la nébuleuse contestataire qui s’est émoussée, déserte
les usines pour se concentrer sur des problèmes de société
(féministes, homosexuels, écologistes) ; l’unité syndicale
CGT et CFDT est rompue en 79 ; d’ailleurs en 1986 paraissent deux discours
convergents attestant de la victoire patronale et l’alignement de surenchère
de la CFDT qui semble avoir trouvé la ligne d’horizon de son recentrage.
Yvon Gattaz – 1986- critique « la rigidité ,
la réglementation et l’irréversibilité des
avantages acquis qui bloquent l’emploi » ( !).
Il réclame « la possibilité de moduler
les effectifs, de licencier librement, de
développer la flexibilité des salaires
pour tenir compte des mérites et des
qualités individuelles », et ce, en prenant
position contre l’égalitarisme qui générerait
la passivité (1).
Quant à Edmond Maire, cette même année 1986, il
entend donner des leçons de capitalisme, non plus seulement en accusant
les patrons imprévoyants de mauvaise gestion, comme la CFDT a su
souvent le faire, mais en s’opposant, pour se poser en collaborateur éclairé.
Critiquant la politique libérale du patronat par effet de style
pour préserver sa notoriété d’opposant responsable,
il s’interroge… sur la meilleure façon d’améliorer la rentabilité
des entreprises. Leur handicap, dit-il, résiderait dans un mode
de gestion archaïque et centralisé. Se posant en moderne décentralisateur,
il poursuit « il faut donner à nos ( !) entreprises la qualité,
la souplesse, la capacité d’adaptation et d’innovation dont elles
ont besoin, il faut mettre au point les formes d’organisation de travail
souples et qualifiantes… Et, les adaptations nécessaires ( !) dans
les acquis sociaux doivent être définies contractuellement…
La réduction du temps de travail trouve alors tout son sens ».
Ces morceaux d’anthologie valaient d’être restitués pour
montrer combien les évolutions actuelles (que l’on pense aux fonds
de pension, au PARE) s’inscrivent dans le cadre de discours de régression
sociale programmés avant qu’ils ne produisent tous leurs effets.
Retenons à ce stade la capacité sociale
du capitalisme à récupérer les thèmes de l’aliénation
bureaucratique pour servir un discours frelaté d’émancipation.
« En dépit de leurs phrases pompeuses, qui soi disant bouleversent
le monde (ces) idéologues… sont les plus grands conservateurs »
(2) pour reprendre le mot de Marx à propos des jeunes hégéliens.
III – Restructuration du capitalisme et reflux du mouvement social
Derrière les mots, derrière la récupération
de la « critique artiste », la nébuleuse des discours
de réarmement moral du capitalisme, se profile une autre réalité
: l’ouverture au marché international, la dérégulation
de l’économie, la globalisation financière, le retrait de
l’Etat naguère interventionniste, l’introduction des nouvelles technologies,
les délocalisations d’industries de main d’œuvre et la montée
en puissance des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI). Sur fond d’épuisement
des modèles fordiste et keynésien émerge, venu d’Amérique
et de la Grande Bretagne, une conception agressive du capitalisme libéral
dominé par le capital financier et se soumettant la logique
entrepreneuriale qui avait prévalu sous les 30 Glorieuses.
L’idéologie libérale et néo-managériale
sert à
masquer la réalité pesante de ces faits.
Elle serait le résultat, voulu par personne,
d’une logique adaptative, darwinienne
de l’économie, la résurgence de ces
« fondamentaux » qu’il faudrait accepter
comme une loi incontournable.
L’idéologie néo-libérale fabrique du consensus
autour de ces nouvelles conceptions
rétrogrades, présentées sous le label de
la post-modernité. Or, ces nouveaux rapports
d’exploitation et d’oppression, les socialistes
qui vont parvenir au pouvoir, vont très vite
les adopter sous différents vocables : la rigueur
nécessaire, la modernisation de l’économie…
A partir de 1983, le 2ème Gouvernement Mauroy abandonne toute possibilité de régulation de l’économie : la relance dans une économie en voie de mondialisation s’est révélée un cruel échec (3). Le retour est brutal, l’entreprise est encensée, l’indexation des salaires sur les prix est abandonnée, les contrats atypiques mettent en cause le statut des travailleurs, les CDD se multiplient. Même les lois Auroux, présentées comme une avancée sociale, favorisent paradoxalement la précarisation et l’individualisation des conditions de travail. Cette « conquête » est en effet, compte tenu de la réalité syndicale, une mesure à double tranchant. Les négociations syndicales sont déplacées au niveau de l’entreprise, là où les militants syndicaux de par leur manque d’expertise et de présence dans les entreprises, sont les plus faibles, à la différence des négociations par branche. En outre, l’extension des compétences syndicales, les multiples représentations favorisent la professionnalisation bureaucratique des militants, les coupent de leur base, de leurs adhérents.
Cette « réforme » se produit à un moment de
licenciements massifs, de fermeture des grands bastions syndicaux (sidérurgie,
mines de fer, chantiers navals) de l’exclusion des salariés les
plus âgés, ceux précisément qui sont porteurs
de la mémoire ouvrière. Quant aux milliers de syndicalistes
de base, ils sont dans cette conjoncture, les premiers licenciés.
Ce qui se produit, c’est la désintégration de multiples communautés
de travail, viviers de la résistance ouvrière. Mais, pour
une certaine forme de syndicalisme recentré sur la négociation
de la régression sociale, qui accepte la flexibilité (accord
de 1984), l’important réside dans l’investissement de l’appareil
para-étatique, pour cogérer la restructuration du capitalisme.
« Les adhérents sont devenus une charge : il faut s’occuper
d’eux, alors que la Loi a confié de nombreuses fonctions aux syndicalistes
et qu’ils peuvent les assumer sans avoir besoin d’adhérents »(1).
D’ailleurs, certaines sections ne se réunissent plus. « La
fin des syndicats, c’est d’abord la fin des militants »(1).
Les chiffres sont sans appel : le nombre d’adhérents aux syndicats
chute de 50 % de 1976 à 1988. En 1976, les syndiqués représentaient
20 % de la population active, ils ne sont plus que 9 % en 1999. en 1995,
l’abstention des salariés aux élections prud’homales est
de 65 %. A partir de 8 %, le taux de chômage a entraîné
une baisse brutale de la syndicalisation. La classe ouvrière, éclatée,
saignée est profondément démoralisée. Ce découragement
est d’autant plus notable chez les professionnels les moins qualifiés.
La combativité s’émousse : 3 millions de jours de grève
chaque année de 76 à 80, 1.5 million de 81 à 85, 500
000 en 92. En 1995, sans que cela puisse faire illusion, l’on assiste à
une remontée à 2 millions de jours de grève. En fait,
le mouvement social de 85 à 95, a changé de nature, il n’est
plus porteur d’espoirs, il se manifeste essentiellement sous la forme charitable
de l’aide humanitaire aux exclus. Le mouvement syndical affaibli, divisé,
en état de décomposition-recomposition est sur la défensive
par rapport aux discours dominants de partage de la pénurie de travail,
de la mise en cause des acquis sociaux comme autant de privilèges
des nantis, plus généralement par rapport à la fatalité
du néo-libéralisme présenté comme la
fin de l’Histoire. No future…
Cette société sans avenir, si ce n’est celui de la marchandisation du monde et de l’accroissement des inégalités, a vu renaître le retour de l’inquiétude, une nouvelle ère de soupçon. C’est l’ère de la défection plutôt que celle de la protestation. La montée de l’abstentionnisme politique se conjugue néanmoins avec l’apparition de nouvelles grèves, de nouvelles formes de militantisme, l’apparition d’une nouvelle combativité syndicale (SUD – Groupe des Dix…).
Mais, le paysage est tellement dévasté que le chemin de la reconstruction reste un patient travail à accomplir…
De nouveaux textes d’espoir sont à écrire dans ce contexte.
Gérard Deneux